mardi 17 février 2015

Emil Cioran




Emil Cioran, Cahiers, 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 376-377 :

"Les Romains et les Anglais ont pu fonder des empires durables parce que, dépourvus d'esprit philosophique, et réfractaires aux idéologies, ils n'en ont imposé aucune aux nations qu'ils asservissaient. C'étaient des administrateurs et des parasites sans Weltanschauung, et donc sans véritable tyrannie. Alors que les Espagnols, avec leur catholicisme borné, ont vu s'écrouler vite leur empire, et les Allemands, avec leur esprit de système qu'ils ont transporté de la philosophie en politique, ont échoué après seulement quelques années. La même chose attend les Russes. Les idéologies n'aident à l'expansion que pour mieux la gêner. De même, les Turcs ont exercé une si longue hégémonie parce qu'ils ne demandaient aucune adhésion théorique, aucune croyance, aucun assentiment profond aux peuples soumis.

Il n'est pas facile d'être autoritaire et sceptique. C'est pourtant cette contradiction qui fait le véritable Maître."
  
Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, chapitre VIII, Paris, Gallimard, 1973 :

"Les Romains, les Turcs et les Anglais ont pu fonder des empires durables parce que, réfractaires à toute doctrine, ils n'en ont imposé aucune aux nations assujetties. Jamais ils n'auraient réussi à exercer une si longue hégémonie s'ils avaient été affligés de quelque vice messianique. Oppresseurs inespérés, administrateurs et parasites, seigneurs sans convictions, ils avaient l'art de combiner autorité et indifférence, rigueur et laisser-aller. C'est cet art, secret du vrai maître, qui manqua aux Espagnols jadis, comme il devait manquer aux conquérants de notre temps."

Voir également : Les Valaques (Roumains et Aroumains) dans l'Empire ottoman tardif

Nicolae Iorga (historien et homme politique roumain)

Les Turcs de la Dobroudja

La législation ottomane : du kanun aux Tanzimat

Nicolas Vatin, "L'ascension des Ottomans (1451-1512)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 104 :

"La volonté de renforcer la constitution de son empire et l'influence de sa capitale amenèrent Mehmed II à donner aux confessions non musulmanes une organisation centralisée dominée par un patriarcat installé à Istanbul. Ce fut fait pour les Grecs dès la conquête de Constantinople. C'est en 1461 que l'archevêque arménien Joachim fut transféré dans la capitale avec le titre de patriarche. Ces mesures exprimaient la volonté d'instituer un système cohérent à l'échelle de l'Etat.

On peut en dire autant du fameux kânunnâme, recueil de lois séculières rédigé dans les dernières années du règne, à une époque où l'influence du 'alim Karamanî Mehmed Pacha, le dernier grand-vizir de Mehmed II, était déterminante. Consacré au droit pénal, au régime fiscal, aux obligations des timariotes, au statut des sujets du sultan, etc., ce recueil comportait des lois édictées par Mehmed II, mais aussi des règlements datant des règnes antérieurs ou repris aux législations des pays conquis. L'originalité de Mehmed II consista à réunir d'une manière cohérente la masse des règlements régissant l'empire. C'est dans le kânunnâme que Mehmed II, pour éviter les guerres civiles, autorisa ses descendants à tuer ceux qui n'accéderaient pas au trône. Cette loi du fratricide, qu'on lui a beaucoup reprochée, ne faisait pourtant qu'entériner la pratique."

Jocelyne Dakhlia, "Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique", Annales. Histoire, Sciences sociales, volume 62, n° 5, 2007, p. 1111 :

"Le kanun du XVIe siècle solimanien, notamment, apparaît comme moins sévère que la sharî'a dans ses punitions à l'égard de l'adultère, mais prévoit des peines effectives, applicables, alors que la sharî'a prescrit des punitions très sévères pour certaines offenses sexuelles, mais en les assortissant de conditions telles qu'elles sont, de fait, rarement applicables. Mieux encore, sur la base du kanun, D. Ze'evi souligne une relative égalité des hommes et des femmes devant la sanction de l'adultère et devant la peine encourue. D'une manière qui peut aujourd'hui paraître surprenante, une femme adultère peut, en certains cas, être simplement tenue de payer une amende et demeurer avec son mari. Voilà qui tranche avec le topos des femmes adultères jetées dans le Bosphore ou égorgées par leur époux, et l'auteur s'interroge sur la naissance de ce cliché (et sur ses fondements) dans la littérature de voyage européenne. Cet égalitarisme sensiblement marqué traduirait l'apparition d'un nouveau canevas historique au milieu du XVIe siècle, avec l'émergence de la « maison » comme base de l'Etat ottoman, et avec une visibilité accrue et un rôle plus considérable de l'élément féminin dans cette structure sociale, ce qui justifierait une approche plus paritaire dans les questions de responsabilité légale. Ce moment du kanun correspondrait ainsi à la constitution d'une nouvelle élite.

A la fin du XVIIe siècle le kanun décline, la symbiose des droits fait la part plus belle à la sharî'a, et une évolution plus puritaine et religieuse se voit juridiquement consacrée. Mais l'historien met aussi en évidence, de manière éclairante, une continuité du kanun et son lien résurgent avec le droit des réformes, des Tanzimat, mis en place dès le premier tiers du XIXe siècle. Ainsi le code de 1858, promulgué par le sultan Abdulmecid, et inspiré par les codes juridiques européens, va-t-il réduire plus encore les différences entre hommes et femmes, dans le même temps qu'il abolit toute distinction entre libre et esclave, entre musulman et non musulman... Ce même code opère, comme le discours médical, une forme de mise entre parenthèses de la sexualité. Les crimes sexuels se voient euphémisés en « actes indécents », la notion de zina (acte sexuel illicite, « adultérin ») disparaît et, mieux encore, le code choisit de se taire sur toutes les questions relatives aux relations homosexuelles et à l'« efféminement », afin de ne pas produire une image péjorative de la société ottomane."

Voir également : Quelques aspects polémiques de l'Empire ottoman

Fatih Sultan Mehmet (Mehmet II)