Bernard Lewis, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984 :
"(...) le sultan ottoman réformateur Mahmud II apparut en 1826 à son peuple vêtu de pantalons et d'une tunique, et veilla à ce que son exemple soit suivi dans l'armée. Le port du pantalon, avec tunique pour les militaires et redingote pour les fonctionnaires, fut imposé par décret. Cette mode gagna ensuite les classes urbaines et cultivées. Le vêtement occidental se répandit d'abord en Turquie, puis dans certains pays arabes, enfin en Iran." (p. 268-269)
"Durant les guerres de la Révolution et de l'Empire, ces écoles [d'officiers] subirent à nouveau des difficultés et sous la pression des forces réactionnaires certaines furent fermées. Lorsque Mahmud II entama ses réformes en 1826, seules les écoles de génie militaire et naval subsistaient. On intensifia leurs activités et on créa d'autres établissements, notamment une école de médecine en 1827 et, en 1834, une école des sciences militaires à l'image de Saint-Cyr et Sandhurst. Dans toutes ces institutions, des étrangers figuraient en bonne place parmi les professeurs et la connaissance d'une langue étrangère, en général le français, était requise des élèves.
Les musulmans qui maîtrisaient des langues occidentales se virent confrontés à la tâche urgente d'étudier les sciences occidentales, de traduire, ou de rédiger en turc des manuels de cours et, condition préalable, de donner à leur langue le vocabulaire technique et scientifique qui lui manquait et dont ils avaient besoin pour remplir ces objectifs." (p. 243-244)
"En 1838, le sultan réformateur Mahmud II, dans un discours adressé aux étudiants à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle école de médecine, devait encore justifier la présence du français dans le programme d'études :
« Vous allez étudier la médecine scientifique en français... Mon objectif en vous faisant apprendre le français n'est pas de vous enseigner cette langue, mais de vous enseigner la médecine scientifique et peu à peu de la faire entrer dans notre langue [...] par conséquent, travaillez durement pour acquérir la connaissance de la médecine et efforcez-vous progressivement de l'introduire dans notre langue et de lui donner cours en turc... »
Dans son discours, le sultan soulevait un des problèmes cruciaux de l'occidentalisation." (p. 82)
Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007 :
"Outre la question du transfert de technologies, le débat sur la transformation de l'armée ottomane en une armée organisée sur le modèle européen allait demander une réflexion approfondie et un travail de redéfinition de l'identité des Ottomans. Adopter un système complètement nouveau avait aussi un coût social et culturel, avec des troupes enrégimentées et disciplinées à former, sans compter le vaste système antérieur des Janissaires à anéantir avec 500 000 hommes à mettre au rancart. Par ailleurs, la réforme de l'armée impliquait aussi de revoir complètement les fondements idéologiques du gouvernement et les rapports entre gouvernants et gouvernés. A cet égard, la religion n'était qu'un de ses fondements idéologiques.
Cette réforme mettait fin à l'organisation militaire de type classique de l'Empire ottoman, fondée sur la « professionnalisation de l'armée », par l'abolition du corps des Janissaires en 1826. Cette décision prise par Mahmûd II ainsi que la promotion d'une « armée de citoyens » signait le début d'une nouvelle forme d'absolutisme ottoman, se fondant sur une citoyenneté, turque et musulmane, définie de manière plus stricte.
Fondée par le sultan Mahmud II, cette nouvelle armée reposait sur le système de la conscription répandu dans les armées européennes depuis la Révolution française et elle était entraînée par des instructeurs européens. Des perfectionnements furent apportés à cette armée de conscription, par strates successives et ce, jusqu'à l'avènement de la République. Mais le rival russe avait déjà effectué sa propre réforme un siècle auparavant et entretenait l'armée de conscription la plus nombreuse d'Europe.
L'échec des réformes de Selîm III, puis les défaites militaires, l'instabilité et les insurrections dans les provinces étaient des signaux d'alarme qui disaient l'urgence à restaurer l'autorité de l'Etat et à le doter d'un outil militaire fiable. Une nouvelle tentative de réorganisation eut lieu le 1 juin 1826 en créant le corps des eşkinciyan, des militaires sélectionnés dans les bataillons de janissaires de la capitale destinés à promouvoir une nouvelle armée. Mais, les janissaires se révoltèrent, pillèrent le palais du grand vizir et réclamèrent la chute des réformateurs. Mahmud II s'appuya sur le corps des artilleurs, des officiers favorables aux réformes et des ulema qu'il rallia à sa cause. Le 15 juillet 1826, la dernière grande révolte des janissaires de la capitale fut réprimée par la canonnade et élimina un corps vieux de cinq siècles. Cette abolition fut qualifiée d'événement heureux [vakayi hayriye]. Rude affaire. Mais dans les provinces, les janissaires résistèrent, notamment en Bosnie où les soulèvements prirent une ampleur maximale, de par leur violence et leur durée. Le mouvement réformateur de Mahmud II était perçu comme une double menace, contre les privilèges de classe qui étaient remis en cause, ainsi qu'une atteinte à la religion, en introduisant des mesures d'occidentalisation. Les janissaires étaient devenus l'élément central de l'armée ottomane et leur suppression laissait un vide qu'il fallait rapidement combler, sous peine de laisser l'Empire momentanément sans défense. Leur corps ainsi que celui des sipâhî étaient officiellement supprimés. De même, au courant du mois de juillet, les chefs de la confrérie Bektaşi (qui soutenaient les janissaires) furent pourchassés et arrêtés. Tous les corps liés de près ou de loin aux janissaires connurent le même sort.
Ainsi la formation d'une armée nouvelle se fit-elle très rapidement. Le sultan créa la nouvelle fonction de serasker [commandant en chef des armées et ministre de la Guerre]. Cette nouvelle armée, appelée 'asâkir-i mansûre-i muhammediye [les troupes victorieuses de Muhammad], était formée de l'artillerie, la cavalerie et des autres corps rénovés. Les nouveaux commandants furent notamment pris parmi ceux qui avaient servis dans le nizâm-i cedîd de Selim III. Il s'agissait de deux des trois premiers commandants choisis. Mais leur âge et une expérience ancienne posèrent problème. C'est pourquoi, dès le mois d'août 1826, le sultan fit appel à son vassal égyptien, Muhammad Alî, lui demandant d'envoyer douze officiers pour remplacer ses hommes du nizâm. Confronté à un refus, il se tourna vers des instructeurs étrangers. En 1828, une nouvelle terminologie militaire fut introduite dans l'armée ottomane qui correspondait aussi à de nouvelles fonctions. (...)
Le sultan décida alors de fonder une école préparatoire militaire à Soğuk Çeşme pour former une réserve au bataillon de la Cour. L'école était organisée comme les autres écoles « traditionnelles » avec un ulema qui enseignait des matières religieuses. En outre, les étudiants bénéficiaient d'entraînements militaires. En 1829, elle doubla son effectif qui passa à 200 élèves. (...)
Ce nouveau corps des officiers était la classe la plus favorisée de l'Etat. Les officiers généraux recevaient des honneurs, des décorations, cadeaux divers, mais aussi l'attribution de gouvernorats lucratifs. Ils bénéficiaient d'un prestige social et de retraites confortables. Du point de vue social, les nouveaux dirigeants étaient intégrés dans l'ancienne élite dirigeante. Cette situation fut difficile à gérer au départ, mais elle conféra une légitimité et un enracinement social à cette élite lorsqu'elle devint occidentalisée, évitant de la marginaliser. (...)
Le sultan Mahmud II mena une politique offensive de propagande pour imposer ses réformes. A cet effet, l'historiographe du régime, Sahhaflarşeyhizade Mehmed Esad Efendi, publia en 1828 une apologie de l'élimination du corps des janissaires, Le fondement de la guerre [Üss-i Zafer], destiné aux ulema et aux lettrés religieux. Il y discutait les origines de la guerre et opérait une distinction entre la guerre juste [cihâd] et la rébellion [fitna], dont il qualifiait les opposants aux réformes du sultan. Sa contribution au débat idéologique des années 1820 aida à légitimer « l'ordre nouveau » sur le fondement du cihâd.
C'est en 1834 que fut créée une véritable école militaire à Istanbul, après l'école de médecine militaire en 1827. Elle était un des remèdes envisagé pour tirer les conséquences des revers devant les troupes réformées égyptiennes entre 1832 et 1839.
La solution préconisée pour rénover l'armée était de la doter en armements nouveaux et d'instruire les soldats dans les « savoirs modernes » en créant des écoles militaires afin de forger un nouvel état d'esprit dans l'armée. Ainsi, grâce à l'acquisition de savoirs techniques et scientifiques, ces jeunes officiers constituèrent de nouvelles élites et de futurs cadres non seulement pour l'armée mais aussi pour la société ottomane toute entière." (p. 15-19)
Thierry Mudry, Guerre de religions dans les Balkans, Paris, Ellipses, 2005 :
"Une deuxième vague de confrontations islamo-musulmanes toucha les Balkans en pleine décadence ottomane dans la première moitié du XIXe siècle. A l'époque, les sultans Selîm III et Mahmûd II tentaient de se libérer de l'emprise de leur garde prétorienne, les janissaires. Or, ceux-ci étaient rattachés à la Bektâchiyya. On se souvient que la prédication bayramie-malamie avait rencontré chez eux un écho favorable, les bektachis n'avaient donc pas éprouvé de grandes difficultés à obtenir leur adhésion. Aussi, quand le sultan Mahmûd supprima le corps des janissaires bannit-il en même temps les bektachis. Paradoxalement, les bektachis, dont l'hétérodoxie religieuse ne faisait pourtant aucun doute, se portèrent à la tête d'un mouvement qui prétendait défendre l'islam contre les réformes du Sultan qualifiées d'innovations blâmables. Janissaires et bektachis se firent donc les champions du conservatisme musulman. La périphérie européenne, bosniaque et albanaise, de l'Empire, d'où ils étaient originaires, se souleva contre le centre et le Sultan « infidèle ». Cette confrontation entre les conservateurs des provinces éloignées et les modernistes alors au pouvoir à Istanbul illustre de manière exemplaire les déchirements contemporains de l'islam." (p. 50-51)
Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999 :
"En juin 1826, le sultan Mahmûd II, ayant tenté de réformer l'armée, se heurta, comme ses prédécesseurs, à l'opposition des janissaires. Il ne céda pas à leurs exigences et fit bombarder leurs casernes à Istanbul. Cet événement sans précédent, suivi de la suppression du corps des janissaires, provoqua la fureur des citadins bosniaques qui, pour beaucoup d'entre eux, appartenaient à ce corps, cette appartenance leur conférant, outre les privilèges inhérents à la condition d'askerī, un évident prestige aux yeux des autres habitants de la province. Résolu à éliminer ce qui restait des janissaires dans les diverses parties de l'Empire, le Sultan dépêcha, dans le courant de l'année 1827, des troupes en Bosnie afin de procéder à cette liquidation. Commandés par Abdûrrahmân Pacha, ces troupes entrèrent dans Sarajevo, y écrasèrent les janissaires et exécutèrent sept de leurs chefs. L'année suivante, cependant, Abdûrrahmân Pacha fut chassé de la ville par ses habitants et dut se résigner à installer lui aussi sa résidence à Travnik. En dépit de sa défaite de 1827, Sarajevo demeurait donc indomptée.
Après ce premier coup de force, Mahmûd II entreprit d'amener les ayān bosniaques à résipiscence. Il avait, les années précédentes, réduit les ayān de Roumélie et d'Anatolie, et bien que ceux de Bosnie-Herzégovine se soient montrés de tous les plus loyaux4, il importait qu'ils acceptassent à leur tour d'abandonner leurs prérogatives et de se prêter à la réorganisation administrative de l'Empire dont le pouvoir du Sultan devait sortir renforcé. (...)
4. Précisons que s'ils étaient loyaux et fidèles à la personne du Sultan et à l'Empire, auxquels leur sort en tant qu'ayān, en tant que membres de l'élite ottomane, était étroitement lié, cette loyauté ne s'étendait pas à la politique du Sultan lorsque celle-ci allait à l'encontre de leurs intérêts propres." (p. 98)
Voir également : Les Tanzimat