lundi 17 novembre 2014

Jacques Soustelle et la question du Turkestan soviétique

Jacques Soustelle, Lettre ouverte aux victimes de la décolonisation, Paris, Albin Michel,‎ 1973, p. 54-57 :

"C'est en somme un double empire que gouverne Moscou. A l'ouest, les anciens Etats indépendants de la côte baltique absorbés par l'U.R.S.S., soumis à une rigoureuse répression, aux déportations massives et à une étroite surveillance policière, et les protectorats, de culture allemande (R.D.A.), slave (Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie), magyare (Hongrie), latine (Roumanie). Les événements de Hongrie et de Tchécoslovaquie démontrent suffisamment que l'indépendance de ces satellites demeure nominale. Leur économie est étroitement liée à celle de l'U.R.S.S. au sein du Comecon, leurs ressources détournées au profit de la Russie par le jeu des accords imposés et de la fixation arbitraire du cours du rouble. Le dogme marxiste y est également imposé, et les blindés soviétiques interviennent à la moindre velléité de mettre le dogme en question. Qu'il y ait là un cas typique de colonialisme assorti d'exploitation économique et de domination militaire, c'est bien évident. Le fait que les populations dominées appartiennent pour la plupart à une ethnie slave ne change rien à la situation.

Encore ne saurait-on invoquer un tel argument pour l'empire situé au sud et à l'est du « cœur » slave de l'U.R.S.S., puisque le régime communiste n'a fait que prendre la suite du tsarisme pour perpétuer l'hégémonie russe sur des peuples ouralo-altaïques ou turco-mongols, dont quarante millions de musulmans. Sans doute aucun bras de mer ne sépare la métropole de ses territoires coloniaux, mais il serait vain de s'appuyer sur un tel critère. Les faits historiques, ethnologiques et linguistiques ont plus de poids que la géographie. L'U.R.S.S. est bel et bien un empire, un grand ensemble multiracial au sein duquel le rôle politique, militaire et économique le plus important est joué par la R.S.F.S.R., c'est-à-dire par la Russie. L'autonomie des « républiques » et des « territoires » n'existe que sur le papier : l'inflexible appareil du parti communiste de l'U.R.S.S., la machinerie policière et militaire, la forte proportion de Russes dans les organes dirigeants locaux, la subordination des « ministères » de chaque république ou territoire aux ministères centraux de Moscou, tout cela aboutit en fait à ce que l'U.R.S.S., derrière une façade fédérale, se comporte comme un Etat unitaire durement centralisé. D'ailleurs des purges sévères déciment périodiquement les cadres autochtones accusés de déviationnisme et de chauvinisme bourgeois.

Je me souviens d'une conversation que j'ai eue en 1956 ou 1957 avec l'ambassadeur Vinogradov. Nous parlions, bien entendu, de l'Algérie. Le diplomate russe, avec la bonhomie madrée qu'on lui connaissait, se montrait ou affectait de se montrer peu intéressé par les revendications nationalistes des Arabes algériens. En conclusion : « Pourquoi ne faites-vous pas comme nous ? me dit-il. Une République algérienne, faisant partie d'une Fédération française... bien sûr elle aurait théoriquement le droit de se séparer, comme l'Ouzbékistan... mais vous pourriez sans nul doute faire en sorte qu'elle ne se sépare pas » — et son sourire malin, le ton de sa voix, un certain clin d'œil semblaient me dire : « Il y a des méthodes qui ont fait leurs preuves en U.R.S.S. — vous devriez vous en inspirer. »

Je n'allais évidemment pas lui répondre que nous n'avions pas le parti unique, ni le Guépéou, ni les moyens ou le désir d'organiser des déportations massives et meurtrières comme celle qui permit à Staline de « liquider » les Tatares de Crimée. En outre, le gouvernement français ne pouvait pas mettre en œuvre dans un quelconque territoire d'outre-mer la moindre mesure de rigueur sans provoquer un concert d'aboiements de la meute onusienne, qui demeure remarquablement silencieuse quand il s'agit du sort des peuples non russes de l'U.R.S.S.

Il est frappant d'observer qu'on a bouleversé et que l'on continue à bouleverser l'opinion mondiale au sujet de neuf millions de musulmans algériens, de trois cent mille Arabes israéliens et d'un million d'Arabes dits palestiniens, mais que pas un mot n'est prononcé quant aux quarante millions de Musulmans colonisés par les Russes.

Qu'il existe un empire russe en Asie n'a rien de choquant. Ce qui est choquant, c'est l'hypocrisie des Soviets, de leurs clients et de leurs satellites. L'empire portugais est bien modeste, par son étendue, sa population et ses ressources, comparé à celui que contrôle Moscou. Mais c'est un crime que commettent les Portugais en demeurant à Bissau ou à Luanda, et on met tout en œuvre pour le leur faire payer cher. Qui se soucie, pendant ce temps, des Ouzbeks, des Tatares, des Kazaks ?

L'enceinte des Nations unies résonne depuis des années des imprécations soviéto-arabo-afro-asiatiques contre l'Afrique du Sud parce que cette République refuse d'accorder l'autodétermination et l'indépendance au Sud-Ouest africain (Namibie), territoire en grande partie désertique, maigrement peuplé de tribus errantes dont la culture est demeurée paléolithique. Il est manifestement ridicule de vouloir ériger un tel pays en Etat. Mais c'est à ce propos que l'on s'agite à New York et à Addis-Ababa, où personne ne souffle mot quant à Samarcande ou Tachkent, villes de vieille civilisation musulmane."

Voir également : Jacques Soustelle

La Turquie, bastion solide à l'est de l'Europe (1985)

La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale

vendredi 14 novembre 2014

La déportation des Turcs meskhètes (Ahıska) par Staline

Jean-Jacques Marie, Les peuples déportés d'Union Soviétique, Bruxelles, Complexe, 1995, p. 111-115 :

"Après avoir nettoyé la Crimée de ses Tatars, de ses Allemands, de ses Bulgares, de ses Grecs, Staline revint au Caucase et tout particulièrement à la Géorgie. Un arrêté du 21 juillet 1944 ordonne la déportation de 86 000 Turcs-Meskhètes, Kurdes et Khemchines des régions frontalières de la Géorgie : 40 000 sont envoyés au Kazakhstan, 30 000 en Ouzbékistan et 16 000 en Kirghizie. Ordre est donné au NKVD de procéder à cette mesure en novembre. Staline leur donne le droit d'emporter 1 000 kilos d'affaires personnelles (deux fois plus qu'aux Tatars). La directive signée par lui ordonne de procéder à des déplacements « par kolkhozes entiers ou par groupes distincts d'exploitations ». Staline accorde au NKVD 34 millions de roubles pour mener à bien cette opération.

Les Meskhètes sont des Géorgiens installés depuis des siècles dans leur région montagneuse qui porte leur nom (la Meskhétie), au nord de l'Adjarie, région du Sud-Ouest de la Géorgie qui s'étend jusqu'au port de Batoum et borde la frontière turque. Après le dépeçage de la Géorgie entre Perses et Turcs au XVIe siècle, ces populations furent assimilées par l'Empire ottoman sur le plan religieux et linguistique : les Meskhètes, convertis à l'Islam, s'habituèrent peu à peu à parler turc. Au début du XIXe siècle leur territoire fut en grande partie rattaché à l'Empire tsariste par Nicolas Ier. Le recensement de 1926 en dénombrait 137 921, le recensement de 1937 les ignore et les comptabilise soit parmi les Géorgiens, soit parmi les Turcs.

Les Kurdes, peuple de l'Empire ottoman, ont commencé à s'installer dans tout le Caucase, alors partie constituante de cet Empire, dès le début du XVIIIe siècle. Ils deviennent sujets du Tsar au cours de l'expansion russe dans la région pendant le XIXe siècle. Le recensement de 1937 en dénombre 48 399, inégalement répartis entre la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. A la fin de la guerre en 1944 leur nombre avoisine les 60 000. A l'exception de quelques milliers de Kurdes urbanisés, cette population en majorité nomade a l'habitude, peu conforme à la rigidité du contrôle policier stalinien, de passer la frontière turque au gré de ses errances, et prête ainsi le flanc aux accusations d'espionnage ou en tout cas à la suspicion.

Les Khemchines ou Khemchiles sont des Arméniens convertis à l'Islam, originaires de l'Arménie turque ; ils vivent dans la république autonome d'Adjarie au bord de la mer Noire, le long de la frontière turque. Au nombre de 7 000 environ, ils ne constituent qu'une mince minorité (un peu moins de 5 %) de cette région autonome de la Géorgie dont la population autochtone, les Adjars, est, elle aussi, de religion musulmane. Un peu plus de 10 000 Khemchines vivent alors de l'autre côté de la frontière en Turquie. Ce facteur a sans doute pesé sur l'expulsion de leurs cousins soviétiques. Les Adjars, musulmans, mais sans cousins de l'autre côté de la frontière, n'ont pas été inquiétés.

Quelques jours après avoir été informé de la décision de déporter les Kurdes, le commissaire du peuple à l'Intérieur de l'URSS est interpellé par un subordonné inquiet, soucieux de montrer sa vigilance : les 812 Kurdes, déportés en juillet 1937 de la frontière arménienne en Kirghizie sont-ils visés par le décret du 21 juillet 1944 et doivent-ils être à nouveau déplacés ? La mise en œuvre de la décision traîne en longueur. Le 20 septembre un ordre du NKVD signé Béria donne les instructions détaillées. Objectif : « Réaliser l'opération en dix jours du 15 au 25 novembre de l'année en cours » soit près de deux mois après la diffusion de l'ordre. Béria divise la région en quatre secteurs opérationnels, chacun confié à un responsable du NKVD, flanqué d'un suppléant. Il mandate le vice-commissaire du NKVD, Tchernychov, pour négocier avec le général d'armée Khroulev, commandant en chef des troupes de l'arrière, la livraison de 900 camions Studebaker, fournis par les Américains au titre du lend-lease et soustraits à l'usage militaire pour transporter les victimes : six régiments et deux détachements spéciaux des troupes intérieures du NKVD sont mobilisés pour ce nettoyage. Béria confie la direction de l'opération à son âme damnée, Bogdan Koboulov, flanqué du chef du NKVD de Géorgie, Rapava et de son adjoint.

Pendant les huit semaines qui séparent l'ordre de son exécution, les troupes du NKVD bouclent minutieusement la frontière turque pour interdire toute possibilité de fuite. Ces préparatifs achevés, l'opération commence le 15 décembre [novembre] au matin. Le soir Rapava communique à Béria : « A 18 heures 26 591 personnes ont été installées dans les convois ». Le 28 novembre, trois jours après la fin de l'opération, Béria envoie un rapport à Staline, Molotov et Malenkov. Rappelant que l'opération a été précédée d'une période d'intense préparation qui a duré du 20 septembre au 15 novembre, il se flatte d'avoir transféré en 10 jours « 91 095 personnes » et donne, bizarrement, à ses correspondants une explication de la mesure prise, comme s'il lui fallait la justifier à leurs yeux. Tous ces gens-là, que l'on ne peut accuser d'avoir collaboré avec les Allemands dont l'avance a été stoppée plus de 200 kilomètres au nord de leur résidence, sont de potentiels espions turcs.

« Une partie importante de la population de cette région, dit-il, est liée par les liens familiaux avec les habitants des districts frontaliers de la Turquie ; ces gens-là faisaient de la contrebande, manifestaient une tendance à vouloir émigrer et fournissaient des recrues aux services de renseignements turcs comme aux groupes de bandits ».

Début décembre un rapport de l'adjoint de Béria, Tchernychov, fixe le nombre des déportés à 92 307 personnes. La majorité des victimes (53 163) sont installées en Ouzbékistan. Pour combler le vide créé par leur expulsion, Béria annonce le transfert forcé dans les districts frontaliers de 7 000 familles paysannes chassées à cette fin de districts surpeuplés de Géorgie ; 28 598 déportés sont installés au Kazakhstan, 10 546 en Kirghizie.

Trois ans plus tard dans leur rapport à Béria du 7 janvier 1949, Krouglov et Safonov établiront à 94 955 le nombre de Kurdes, Khemchines et Turcs déportés en 1944 ; 894 autres ont été déportés de 1945 à 1948.

Staline et Béria accordaient à l'opération une importance toute particulière. Le 2 décembre Béria demande à Staline de décorer les cadres et officiers du NKVD et du NKGB qui se sont distingués dans cette affaire. Il aura satisfaction : Staline accorde des décorations militaires à 413 gradés de ces deux commissariats, chiffre inhabituellement élevé pour une opération de ce type : 25 sont décorés de l'ordre de la Guerre patriotique du 1er degré, 18 de l'ordre de la Guerre patriotique du deuxième degré, 85 de l'ordre de l'Etoile rouge, 67 de la médaille « Pour courage » et 218 de la médaille « Pour mérite au combat » ! Ces distinctions laissent rêveur (et ont dû semer quelque amertume au sein de l'Etat-major) si l'on songe que, d'après Tchernychov, les 92 307 déportés se répartissaient en 18 923 hommes, 27 399 femmes et 45 985 enfants de moins de 16 ans... contre qui les officiers de la Sécurité, lourdement armés, n'ont pas dû avoir à déployer un courage exceptionnel.

Selon les rapports officiels le voyage s'est déroulé normalement, quasi idéalement, et le nombre des morts, manifestement sous-estimé, s'élèverait à 457. Un document publié en 1968 dans le bulletin Samizdat, La Chronique des événements, évalue à 50 600 le nombre des Meskhètes morts dans le seul Kazakhstan, ce qui ferait le double des Meskhètes déportés dans cette république ! Une lettre ouverte de trois Meskhètes adressée en 1982 « au peuple géorgien » dénombre 40 000 morts (soit, disent les auteurs, le tiers des déportés), dont 17 000 enfants. Ce chiffre est lui aussi manifestement exagéré puisque l'ensemble des déportés « turcs » (Meskhètes, Khemchines et Kurdes) atteint à peine 100 000 âmes. Mais les conditions de la déportation semblables à celles qu'ont subies les autres peuples y ont engendré les mêmes effets. Un rescapé turc, Tchakho Tchitadzé se souvient : « On a mis deux mois à nous amener en Asie Centrale dans le froid, sans nourriture chaude. Mon père est mort en chemin »."

Voir également : Le plan stalinien de déportation du peuple azéri

Histoire des Arméniens : les déportations arméno-staliniennes d'Azéris

La turcophobie exacerbée de l'historiographie arménienne et les buts stratégiques de l'URSS vis-à-vis de la Turquie : éclaircissement du cas de la RSS d'Arménie par celui de la RSS de Géorgie

Les revendications de Staline sur Kars et Ardahan (1945)

La déportation des Tatars de Crimée par Staline

Les "opérations nationales" de "nettoyage" des frontières soviétiques (1935-1937)

La minorité turque dans la Bulgarie communiste

samedi 8 novembre 2014

Le joug des Tatars de la Horde d'Or


François-Georges Dreyfus, Une histoire de la Russie : des origines à Vladimir Poutine, Paris, Editions de Fallois, 2005 :

"Dès lors, la Russie est sous le joug tatar jusqu'au XVIe siècle. Les princes, puis grands-princes de Moscou, ne sont que des vassaux des Tatars. Ivan III, prince de Moscou, ne cesse de payer tribut qu'en 1480, mais la libération définitive de la domination tatare n'aura lieu qu'entre 1550 et 1590 (reconquête de Kazan, 1552, et de Saratov, 1590). De 1237 à la fin du XVIe siècle, la Russie est occupée par les Mongols tatars et en a été profondément marquée à bien des égards, plus que les autres peuples. Le peuple russe a absorbé, intégré et assimilé, et christianisé la masse des envahisseurs turcophones, même si à l'est de Moscou, entre Vladimir et Kazan, on compte encore une dizaine de millions d'habitants islamisés, Tatars et Tchouvaches entre autres." (p. 260)

"Désormais, chaque principauté (elles ont été maintenues après la conquête) est invitée à payer tribut à la Horde d'Or qui est le centre de l'administration tatare. Les Tatars vont laisser les princes russes administrer leur domaine, mais ils sont investis par les khans. Les princes leur doivent le pouvoir et vont régulièrement à la Horde prêter hommage et faire leur cour, intriguer pour obtenir investiture et privilèges. La Horde n'administre pas directement, mais institue un système quasi féodal avec un suzerain exigeant, autoritaire et souvent cruel. Ainsi le monde russe est-il vassalisé.

La Horde d'Or établit simultanément un système de postes qui sera longtemps efficace et aménage un embryon de réseau routier qui, malgré les conditions physiques (les boues de printemps et d'automne), permet des liaisons convenables.

Ce système va entraîner le renforcement de l'aristocratie russe. Les princes et les boyards sont à la fois libres et esclaves. Libres dans leurs domaines ou leurs principautés, ce qui, étant donné leur indiscipline et leur manque de solidarité, les conduit facilement à lutter les uns contre les autres, au grand bonheur des Tatars. Ceux-ci en profitent, jouent de leurs rivalités et font d'eux des esclaves.

Toute cette organisation va durer près de deux siècles, même si la Horde d'Or est traversée de crises. (...)

Un élément fondamental va la marquer, la conversion des Tatars à l'Islam. Dès 1230, certaines tribus embrassent la foi musulmane ; vers 1320 (quatre-vingt-dix ans plus tard), les Tatars sont musulmans, même si les grands principes de l'Islam ne sont pas toujours respectés. Avec eux apparaît une forme d'Islam tatar que l'on retrouvera d'ailleurs chez les Turcs. C'est vraisemblablement le fruit de la « turquisation » des Mongols, en définitive peu nombreux, par les Polovtses. Leur vie religieuse est influencée par des restes du judaïsme khazar dont ils sont en quelque sorte les successeurs dans les territoires entre Dniepr et Volga, peut-être aussi par les populations chrétiennes des comptoirs italiens et, surtout, les missions musulmanes venant du Moyen-Orient." (p. 29)

Voir également : L'Ukraine, le Khanat de Crimée et l'Empire ottoman

La déportation des Tatars de Crimée par Staline