Jacques Soustelle, Lettre ouverte aux victimes de la décolonisation, Paris, Albin Michel, 1973, p. 54-57 :
"C'est en somme un double empire que gouverne Moscou. A l'ouest, les anciens Etats indépendants de la côte baltique absorbés par l'U.R.S.S., soumis à une rigoureuse répression, aux déportations massives et à une étroite surveillance policière, et les protectorats, de culture allemande (R.D.A.), slave (Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie), magyare (Hongrie), latine (Roumanie). Les événements de Hongrie et de Tchécoslovaquie démontrent suffisamment que l'indépendance de ces satellites demeure nominale. Leur économie est étroitement liée à celle de l'U.R.S.S. au sein du Comecon, leurs ressources détournées au profit de la Russie par le jeu des accords imposés et de la fixation arbitraire du cours du rouble. Le dogme marxiste y est également imposé, et les blindés soviétiques interviennent à la moindre velléité de mettre le dogme en question. Qu'il y ait là un cas typique de colonialisme assorti d'exploitation économique et de domination militaire, c'est bien évident. Le fait que les populations dominées appartiennent pour la plupart à une ethnie slave ne change rien à la situation.
Encore ne saurait-on invoquer un tel argument pour l'empire situé au sud et à l'est du « cœur » slave de l'U.R.S.S., puisque le régime communiste n'a fait que prendre la suite du tsarisme pour perpétuer l'hégémonie russe sur des peuples ouralo-altaïques ou turco-mongols, dont quarante millions de musulmans. Sans doute aucun bras de mer ne sépare la métropole de ses territoires coloniaux, mais il serait vain de s'appuyer sur un tel critère. Les faits historiques, ethnologiques et linguistiques ont plus de poids que la géographie. L'U.R.S.S. est bel et bien un empire, un grand ensemble multiracial au sein duquel le rôle politique, militaire et économique le plus important est joué par la R.S.F.S.R., c'est-à-dire par la Russie. L'autonomie des « républiques » et des « territoires » n'existe que sur le papier : l'inflexible appareil du parti communiste de l'U.R.S.S., la machinerie policière et militaire, la forte proportion de Russes dans les organes dirigeants locaux, la subordination des « ministères » de chaque république ou territoire aux ministères centraux de Moscou, tout cela aboutit en fait à ce que l'U.R.S.S., derrière une façade fédérale, se comporte comme un Etat unitaire durement centralisé. D'ailleurs des purges sévères déciment périodiquement les cadres autochtones accusés de déviationnisme et de chauvinisme bourgeois.
Je me souviens d'une conversation que j'ai eue en 1956 ou 1957 avec l'ambassadeur Vinogradov. Nous parlions, bien entendu, de l'Algérie. Le diplomate russe, avec la bonhomie madrée qu'on lui connaissait, se montrait ou affectait de se montrer peu intéressé par les revendications nationalistes des Arabes algériens. En conclusion : « Pourquoi ne faites-vous pas comme nous ? me dit-il. Une République algérienne, faisant partie d'une Fédération française... bien sûr elle aurait théoriquement le droit de se séparer, comme l'Ouzbékistan... mais vous pourriez sans nul doute faire en sorte qu'elle ne se sépare pas » — et son sourire malin, le ton de sa voix, un certain clin d'œil semblaient me dire : « Il y a des méthodes qui ont fait leurs preuves en U.R.S.S. — vous devriez vous en inspirer. »
Je n'allais évidemment pas lui répondre que nous n'avions pas le parti unique, ni le Guépéou, ni les moyens ou le désir d'organiser des déportations massives et meurtrières comme celle qui permit à Staline de « liquider » les Tatares de Crimée. En outre, le gouvernement français ne pouvait pas mettre en œuvre dans un quelconque territoire d'outre-mer la moindre mesure de rigueur sans provoquer un concert d'aboiements de la meute onusienne, qui demeure remarquablement silencieuse quand il s'agit du sort des peuples non russes de l'U.R.S.S.
Il est frappant d'observer qu'on a bouleversé et que l'on continue à bouleverser l'opinion mondiale au sujet de neuf millions de musulmans algériens, de trois cent mille Arabes israéliens et d'un million d'Arabes dits palestiniens, mais que pas un mot n'est prononcé quant aux quarante millions de Musulmans colonisés par les Russes.
Qu'il existe un empire russe en Asie n'a rien de choquant. Ce qui est choquant, c'est l'hypocrisie des Soviets, de leurs clients et de leurs satellites. L'empire portugais est bien modeste, par son étendue, sa population et ses ressources, comparé à celui que contrôle Moscou. Mais c'est un crime que commettent les Portugais en demeurant à Bissau ou à Luanda, et on met tout en œuvre pour le leur faire payer cher. Qui se soucie, pendant ce temps, des Ouzbeks, des Tatares, des Kazaks ?
L'enceinte des Nations unies résonne depuis des années des imprécations soviéto-arabo-afro-asiatiques contre l'Afrique du Sud parce que cette République refuse d'accorder l'autodétermination et l'indépendance au Sud-Ouest africain (Namibie), territoire en grande partie désertique, maigrement peuplé de tribus errantes dont la culture est demeurée paléolithique. Il est manifestement ridicule de vouloir ériger un tel pays en Etat. Mais c'est à ce propos que l'on s'agite à New York et à Addis-Ababa, où personne ne souffle mot quant à Samarcande ou Tachkent, villes de vieille civilisation musulmane."
Voir également : Jacques Soustelle
La Turquie, bastion solide à l'est de l'Europe (1985)
La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale
"C'est en somme un double empire que gouverne Moscou. A l'ouest, les anciens Etats indépendants de la côte baltique absorbés par l'U.R.S.S., soumis à une rigoureuse répression, aux déportations massives et à une étroite surveillance policière, et les protectorats, de culture allemande (R.D.A.), slave (Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie), magyare (Hongrie), latine (Roumanie). Les événements de Hongrie et de Tchécoslovaquie démontrent suffisamment que l'indépendance de ces satellites demeure nominale. Leur économie est étroitement liée à celle de l'U.R.S.S. au sein du Comecon, leurs ressources détournées au profit de la Russie par le jeu des accords imposés et de la fixation arbitraire du cours du rouble. Le dogme marxiste y est également imposé, et les blindés soviétiques interviennent à la moindre velléité de mettre le dogme en question. Qu'il y ait là un cas typique de colonialisme assorti d'exploitation économique et de domination militaire, c'est bien évident. Le fait que les populations dominées appartiennent pour la plupart à une ethnie slave ne change rien à la situation.
Encore ne saurait-on invoquer un tel argument pour l'empire situé au sud et à l'est du « cœur » slave de l'U.R.S.S., puisque le régime communiste n'a fait que prendre la suite du tsarisme pour perpétuer l'hégémonie russe sur des peuples ouralo-altaïques ou turco-mongols, dont quarante millions de musulmans. Sans doute aucun bras de mer ne sépare la métropole de ses territoires coloniaux, mais il serait vain de s'appuyer sur un tel critère. Les faits historiques, ethnologiques et linguistiques ont plus de poids que la géographie. L'U.R.S.S. est bel et bien un empire, un grand ensemble multiracial au sein duquel le rôle politique, militaire et économique le plus important est joué par la R.S.F.S.R., c'est-à-dire par la Russie. L'autonomie des « républiques » et des « territoires » n'existe que sur le papier : l'inflexible appareil du parti communiste de l'U.R.S.S., la machinerie policière et militaire, la forte proportion de Russes dans les organes dirigeants locaux, la subordination des « ministères » de chaque république ou territoire aux ministères centraux de Moscou, tout cela aboutit en fait à ce que l'U.R.S.S., derrière une façade fédérale, se comporte comme un Etat unitaire durement centralisé. D'ailleurs des purges sévères déciment périodiquement les cadres autochtones accusés de déviationnisme et de chauvinisme bourgeois.
Je me souviens d'une conversation que j'ai eue en 1956 ou 1957 avec l'ambassadeur Vinogradov. Nous parlions, bien entendu, de l'Algérie. Le diplomate russe, avec la bonhomie madrée qu'on lui connaissait, se montrait ou affectait de se montrer peu intéressé par les revendications nationalistes des Arabes algériens. En conclusion : « Pourquoi ne faites-vous pas comme nous ? me dit-il. Une République algérienne, faisant partie d'une Fédération française... bien sûr elle aurait théoriquement le droit de se séparer, comme l'Ouzbékistan... mais vous pourriez sans nul doute faire en sorte qu'elle ne se sépare pas » — et son sourire malin, le ton de sa voix, un certain clin d'œil semblaient me dire : « Il y a des méthodes qui ont fait leurs preuves en U.R.S.S. — vous devriez vous en inspirer. »
Je n'allais évidemment pas lui répondre que nous n'avions pas le parti unique, ni le Guépéou, ni les moyens ou le désir d'organiser des déportations massives et meurtrières comme celle qui permit à Staline de « liquider » les Tatares de Crimée. En outre, le gouvernement français ne pouvait pas mettre en œuvre dans un quelconque territoire d'outre-mer la moindre mesure de rigueur sans provoquer un concert d'aboiements de la meute onusienne, qui demeure remarquablement silencieuse quand il s'agit du sort des peuples non russes de l'U.R.S.S.
Il est frappant d'observer qu'on a bouleversé et que l'on continue à bouleverser l'opinion mondiale au sujet de neuf millions de musulmans algériens, de trois cent mille Arabes israéliens et d'un million d'Arabes dits palestiniens, mais que pas un mot n'est prononcé quant aux quarante millions de Musulmans colonisés par les Russes.
Qu'il existe un empire russe en Asie n'a rien de choquant. Ce qui est choquant, c'est l'hypocrisie des Soviets, de leurs clients et de leurs satellites. L'empire portugais est bien modeste, par son étendue, sa population et ses ressources, comparé à celui que contrôle Moscou. Mais c'est un crime que commettent les Portugais en demeurant à Bissau ou à Luanda, et on met tout en œuvre pour le leur faire payer cher. Qui se soucie, pendant ce temps, des Ouzbeks, des Tatares, des Kazaks ?
L'enceinte des Nations unies résonne depuis des années des imprécations soviéto-arabo-afro-asiatiques contre l'Afrique du Sud parce que cette République refuse d'accorder l'autodétermination et l'indépendance au Sud-Ouest africain (Namibie), territoire en grande partie désertique, maigrement peuplé de tribus errantes dont la culture est demeurée paléolithique. Il est manifestement ridicule de vouloir ériger un tel pays en Etat. Mais c'est à ce propos que l'on s'agite à New York et à Addis-Ababa, où personne ne souffle mot quant à Samarcande ou Tachkent, villes de vieille civilisation musulmane."
Voir également : Jacques Soustelle
La Turquie, bastion solide à l'est de l'Europe (1985)
La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale