Dimitri Kitsikis, "Le degré de puissance de l'Empire ottoman au cours de la première guerre mondiale", in Jean-Claude Allain (dir.), La Moyenne Puissance au XXe siècle, Paris, IHCC, 1988 :
"Pourtant, même cette proclamation [du djihad] n'était pas considérée, par les alliés, comme provenant des Ottomans, mais comme faisant partie d'un plan allemand pour soulever l'Orient musulman contre eux, selon le mot du ministre de la Guerre britannique, Lord Kitchener, dans un télégramme du 16 novembre 1915.
Une autre chronique française, contemporaine de l'événement, nous assure que Enver Pasa et Talaat Pasa jouaient leur suprême partie ou, pour mieux dire, la laissaient jouer par Guillaume II. Ils consentaient à n'être que des instruments dociles entre ses doigts ensanglantés.
Ainsi, nulle part dans ces chroniques n'apparaît le nom d'officiers ottomans. Il s'agit toujours de piétaille turque et de ses officiers allemands. (...)
La tendance en Occident, avant 1914, était de considérer les Turcs comme un peuple barbare et l'empire ottoman comme une puissance défunte. C'est un peuple mort, écrit-on sérieusement en France, au tournant du siècle, en ajoutant que le Turc était, de toute façon, d'une déloyauté innée. Les Jeunes-turcs sont d'une duplicité naturelle et Enver Pasa aime jouir de la vie, en attendant le paradis de Mahomet. Il n'y a que les Américains pour qualifier (en 1915) les défenseurs des Dardanelles de Turcs héroïques, tandis que le Times britannique admet que les Turcs résistèrent vaillamment.
Malgré ces rares exceptions, la conviction que, d'une part il fallait refouler tous ces Turcs minables en Asie et que, d'autre part, la force de résistance aux entreprises alliées devant Istanbul, était allemande et nullement turque, était en 1915, générale en Occident, ainsi que nous le montre dans ses souvenirs, l'écrivain britannique, Compton Mackenzie.
L'Angleterre était à ce point persuadée de l'efficacité de sa célèbre flotte, qui faisait d'elle une incontestable grande puissance et aussi du peu de poids d'un empire ottoman, tombé au rang de petite puissance qu'oubliant sur le moment les cerveaux allemands, elle attaqua les Dardanelles, uniquement par mer, à partir du 19 février 1915. Il fallut attendre plus de deux mois, avant que le 25 avril, Londres ne se décidât à lancer une attaque conjointe, par mer et par terre. Avertie, dès la première attaque navale, la défense germano-ottomane, eut le temps de se mettre en place."
Gérard Chaliand, 1915, le génocide des Arméniens, Bruxelles, Complexe, 2006, p. 191-192 :
"— Les Arméniens se plaignent fréquemment d'avoir été, au lendemain de la Première Guerre mondiale, lâchés par les Alliés.
L'expérience montre que tout peuple doit d'abord compter sur ses propres forces. Trop souvent, l'absence d'une tradition étatique
a mené les Arméniens à confondre, hier comme aujourd'hui, chez leurs
alliés, calculs stratégiques et prise de position morale. C'est aussi ne
pas reconnaître l'ampleur de la réussite de Mustapha Kémal parvenant
aux forceps à donner naissance à la Turquie moderne. Ce n'est pas par
hasard qu'il est surnommé père des Turcs : Atatürk. Le changement de
rapport de forces sur le terrain : échec des Grecs, échec français dû à
la lassitude de la Grande-Guerre, échec arménien, a amené à
reconsidérer les réalités nouvelles en Anatolie à l'heure où la Russie
bolchevique est perçue par l'Occident comme le danger majeur. On ne
peut, par ailleurs, que souligner la sous-estimation par les Arméniens
en général des élites ottomanes et turques et de leur longue tradition
étatique, diplomatique et militaire."