Michel Farrère, "L'exode des Turcs de Bulgarie : Un va-et-vient incessant de part et d'autre de la frontière...", Le Monde, 16 juin 1989 :
""Savez-vous comment je peux trouver mon frère, il est arrivé il y a quinze jours ?" Ils sont des milliers comme Halil Mehmedov à attendre de passer les formalités, dans ce no man's land qui sépare la frontière turque de la frontière bulgare, inquiets d'un parent expulsé avant eux. Plus de vingt mille Turcs de Bulgarie ont été expulsés vers la Turquie depuis le début du mois. De tous côtés, sur 2 kilomètres, s'amoncellent les lits, les couvertures, les poêles, de vétustes réfrigérateurs chargés sur le toit des minuscules Lada où s'entassent trois générations. Entre deux voitures, des cloisons en contreplaqué forment un abri contre le soleil le jour, le froid la nuit : on fait dormir les enfants et les vieillards pendant que les adultes font la queue pendant des heures, une première fois pour faire tamponner les passeports, une fois encore pour recevoir l'allocation de 160 francs par personne attribuée par les autorités turques, une autre pour donner le nom des parents qu'on désire retrouver.
Entre les deux côtés de la frontière, c'est un va-et-vient incessant de porteurs allant chercher les meubles et les ballots déchargés du côté bulgare et que des camions turcs transporteront dans l'une des villes de destination. Des haut-parleurs diffusent les prix, 500 F pour Istanbul, 1 400 pour Bursa, 1 700 pour Izmir. Pas facile quand on n'a le droit que de sortir 500 leva (350 F). Alors on se groupe à plusieurs familles.
A la sortie, côté turc, un autre groupe attend, parfois des journées entières : celui des familles qui viennent déposer le nom d'un parent attendu aussitôt diffusé par haut-parleur et qui scrutent le visage des nouveaux arrivants. Les vicissitudes des relations entre les deux pays et les stipulations des accords d'émigration ont parfois rendu très longue la séparation : autorisé à quitter la Bulgarie en 1968 pour aller retrouver les parents de sa femme installés à Izmir depuis 1951, un homme d'affaires attend aujourd'hui son père qui n'avait jusque-là pas pu partir. Ceux qui n'ont pas de famille, une minorité, sont dirigés vers les lycées de la ville proche d'Edirné. Mercredi après-midi, un camp de cinq cents tentes montées par le Croissant-Rouge était en voie d'achèvement en prévision d'une intensification des arrivées.
Les récits des réfugiés sur leur départ se ressemblent. "On nous a convoqués au commissariat où on nous a remis un passeport valable pour trois mois et seulement pour la Turquie, avec l'ordre de partir en moins de vingt-quatre heures." Avertis la veille, Fikret et les gens de son village, dans la région de Varna, ont été emmenés en autobus mardi matin et franchissaient la frontière mercredi à 7 heures. Etudiant en médecine, le fils de Fatima Mehemedov, de la région de Kjebel, accuse les policiers d'avoir déchiré tous ses diplômes. Une femme de Yeni Pazar, dans la région de Varna, se plaint avec d'autres que son fils ait été empêché de partir avec elle avant d'avoir fait son service militaire. La plupart d'entre eux savaient depuis plusieurs jours que leur déportation approchait ; tous ont laissé une maison vide où de toute façon ils ne comptent jamais retourner : "Nous aurions voulu rester mais aujourd'hui il est impossible pour un Turc musulman de vivre en Bulgarie, alors le départ est la seule solution."
Répression
La joie manifeste d'être enfin sorti et arrivé en Turquie n'efface ni l'amertume des conditions du départ, ni le souvenir de la répression qui s'est abattue depuis 1985 sur la minorité turque. Jusque-là, les autorités s'étaient surtout attaquées à la religion : "Ils fermaient les mosquées et de nombreux parents ont été en prison pour avoir circoncis leurs enfants." Un employé du secteur commercial évoque l'époque où sa communauté bénéficiait des droits d'une minorité nationale : "Jusqu'en 1961, nous avions des lycées en turc et on a encore gardé quelque temps sept journaux et trois théâtres. Puis, petit à petit, tout a disparu."
La campagne de changements de noms menée à partir de 1985 a déclenché une résistance générale : directrice d'école maternelle, Fatima Rahimova a refusé ses nouveaux papiers au nom de Julia Ranikova. Elle a été licenciée et privée de tous ses droits sociaux, en particulier "des allocations familiales dont la Bulgarie est si fière pour l'étranger", précise-t-elle avec ironie. Employé municipal, son mari, Ilyas, refusant de devenir Alain, a été interné deux ans au camp de Belené sur le Danube. Renvoyé du secteur des transports, le mari de Hamidiye Mehmedov, sur son passeport Neshe Milanova, est devenu journalier agricole.
Cette politique est-elle si différente de l'interdiction faite aux Kurdes de Turquie de donner des prénoms kurdes à leurs enfants ? "Dans notre cas, souligne le réfugié du secteur commercial, c'est la totalité de notre histoire qu'on veut effacer en nous donnant des noms chrétiens. Ce n'est pas le cas des Kurdes qui gardent des noms musulmans. Mais la Turquie devrait autoriser leur expression culturelle, car une culture ne peut rester étouffée longtemps."
Cette année, à l'approche de la session de la CSCE consacrée au droits de l'homme, la résistance s'est intensifiée : "Elle a commencé par la grève de la faim de trente-deux jours du poète bulgare Peter Manolov, de l'Association des droits de l'homme, qui nous a toujours soutenus. Cette association ne suffisait pas : la minorité turque a créé sa propre organisation et les grèves de la faim se sont multipliées à partir de début mai. Même des prêtres s'y sont joints pour protester de leur côté contre la fermeture des églises." Puis tout s'est enchainé très vite : les soldats, les chiens, les villages fermés, les blessés et les morts, comme cette mère de deux enfants, à Merdovetz, qu'un vieillard évoque les larmes aux yeux. Et puis la déportation des dirigeants vers Vienne et Belgrade, et, depuis quinze jours, l'exode : "Aujourd'hui, tous les Turcs de Bulgarie font leurs bagages pour partir.""
Michel Farrère, "Turquie : Les autorités s'efforcent d'intégrer rapidement les réfugiés de Bulgarie", Le Monde, 18 juin 1989 :
"KAPIKULE (frontière turco-bulgare) de notre envoyé spécial
Les réfugiés turcs de Bulgarie continuent d'arriver au rythme de quatre mille par jour par les deux postes frontière de Kapikule et Derekoy ; les arrivées par train ont repris jeudi 15 juin et le nombre total des réfugiés était proche de 30 000 vendredi. Les deux camps de cinq cents tentes chacun, dressés par le Croissant-Rouge turc commencent à se remplir. Jeudi soir, celui de Kepirtepe abritait déjà 1790 personnes qui n'ont en Turquie que de la famille éloignée ou qui n'ont pu être accueillis par leurs proches, faute de place. Ces réfugiés, les plus démunis, assurent n'avoir pas d'inquiétude pour l'avenir. Beaucoup ont une formation professionnelle (plombier, maçon, soudeur) et ils ont commencé à s'inscrire à l'Agence locale pour l'emploi, où des offres à leur intention dans les usines de la région, une des plus industrialisées du pays, seraient déjà arrivées.
Le processus d'intégration des réfugiés, qui insistent tous sur le caractère définitif de leur départ, est en route : un projet de naturalisation des nouveaux arrivants a déjà été adopté et les formulaires d'inscription à des cours d'adaptation circulent dans les camps à l'intention des jeunes dont la connaissance du turc se ressent de la suppression en Bulgarie de l'enseignement de cette langue depuis 1971.
En dépit des affirmations gouvernementales selon lesquelles "la Turquie est un pays fort qui peut absorber la totalité de nos frères venant de Bulgarie", on est conscient à Ankara des problèmes, en particulier économiques, que poserait la poursuite d'un exode sauvage sur le mode actuel. Pour le ministre d'Etat, M. Ercument Konukman, en tournée sur place, "Sofia voudrait nous amener à fermer la frontière de manière à réduire au désespoir la minorité turque et à briser sa résistance à l'assimilation". Le ministre des affaires étrangères, M. Mesut Yilmaz, a de nouveau déclaré que la Turquie continuerait d'accueillir les nouveaux arrivants. Il a réitéré la demande turque d'un accord bilatéral d'émigration qui, tout à la fois, organiserait l'exode, donnerait aux émigrants la possibilité de disposer de leurs possessions, mobilières et immobilières, avant leur départ, et garantirait les droits de ceux qui restent.
L'impatience monte dans l'opinion publique turque, toutes tendances confondues, devant le "double standard" des pays européens, "toujours prompts à défendre les droits des baleines ou à critiquer les atteintes aux droits de l'homme, mais qui ne font presque rien face à l'exode auquel sont contraints un million de Turcs de Bulgarie".
Jeudi, M. Ercument Konukman nous priait de transmettre à Mme Mitterrand, qui était venue le mois dernier s'enquérir des conditions de vie, en Turquie, des réfugiés kurdes irakiens, une invitation, lancée aussi par presque tous les journaux, à venir écouter sur place les réfugiés turcs de Bulgarie."
Voir également : La minorité turque dans la Bulgarie communiste
La situation des minorités (notamment turques) dans les Etats-nations balkaniques
""Savez-vous comment je peux trouver mon frère, il est arrivé il y a quinze jours ?" Ils sont des milliers comme Halil Mehmedov à attendre de passer les formalités, dans ce no man's land qui sépare la frontière turque de la frontière bulgare, inquiets d'un parent expulsé avant eux. Plus de vingt mille Turcs de Bulgarie ont été expulsés vers la Turquie depuis le début du mois. De tous côtés, sur 2 kilomètres, s'amoncellent les lits, les couvertures, les poêles, de vétustes réfrigérateurs chargés sur le toit des minuscules Lada où s'entassent trois générations. Entre deux voitures, des cloisons en contreplaqué forment un abri contre le soleil le jour, le froid la nuit : on fait dormir les enfants et les vieillards pendant que les adultes font la queue pendant des heures, une première fois pour faire tamponner les passeports, une fois encore pour recevoir l'allocation de 160 francs par personne attribuée par les autorités turques, une autre pour donner le nom des parents qu'on désire retrouver.
Entre les deux côtés de la frontière, c'est un va-et-vient incessant de porteurs allant chercher les meubles et les ballots déchargés du côté bulgare et que des camions turcs transporteront dans l'une des villes de destination. Des haut-parleurs diffusent les prix, 500 F pour Istanbul, 1 400 pour Bursa, 1 700 pour Izmir. Pas facile quand on n'a le droit que de sortir 500 leva (350 F). Alors on se groupe à plusieurs familles.
A la sortie, côté turc, un autre groupe attend, parfois des journées entières : celui des familles qui viennent déposer le nom d'un parent attendu aussitôt diffusé par haut-parleur et qui scrutent le visage des nouveaux arrivants. Les vicissitudes des relations entre les deux pays et les stipulations des accords d'émigration ont parfois rendu très longue la séparation : autorisé à quitter la Bulgarie en 1968 pour aller retrouver les parents de sa femme installés à Izmir depuis 1951, un homme d'affaires attend aujourd'hui son père qui n'avait jusque-là pas pu partir. Ceux qui n'ont pas de famille, une minorité, sont dirigés vers les lycées de la ville proche d'Edirné. Mercredi après-midi, un camp de cinq cents tentes montées par le Croissant-Rouge était en voie d'achèvement en prévision d'une intensification des arrivées.
Les récits des réfugiés sur leur départ se ressemblent. "On nous a convoqués au commissariat où on nous a remis un passeport valable pour trois mois et seulement pour la Turquie, avec l'ordre de partir en moins de vingt-quatre heures." Avertis la veille, Fikret et les gens de son village, dans la région de Varna, ont été emmenés en autobus mardi matin et franchissaient la frontière mercredi à 7 heures. Etudiant en médecine, le fils de Fatima Mehemedov, de la région de Kjebel, accuse les policiers d'avoir déchiré tous ses diplômes. Une femme de Yeni Pazar, dans la région de Varna, se plaint avec d'autres que son fils ait été empêché de partir avec elle avant d'avoir fait son service militaire. La plupart d'entre eux savaient depuis plusieurs jours que leur déportation approchait ; tous ont laissé une maison vide où de toute façon ils ne comptent jamais retourner : "Nous aurions voulu rester mais aujourd'hui il est impossible pour un Turc musulman de vivre en Bulgarie, alors le départ est la seule solution."
Répression
La joie manifeste d'être enfin sorti et arrivé en Turquie n'efface ni l'amertume des conditions du départ, ni le souvenir de la répression qui s'est abattue depuis 1985 sur la minorité turque. Jusque-là, les autorités s'étaient surtout attaquées à la religion : "Ils fermaient les mosquées et de nombreux parents ont été en prison pour avoir circoncis leurs enfants." Un employé du secteur commercial évoque l'époque où sa communauté bénéficiait des droits d'une minorité nationale : "Jusqu'en 1961, nous avions des lycées en turc et on a encore gardé quelque temps sept journaux et trois théâtres. Puis, petit à petit, tout a disparu."
La campagne de changements de noms menée à partir de 1985 a déclenché une résistance générale : directrice d'école maternelle, Fatima Rahimova a refusé ses nouveaux papiers au nom de Julia Ranikova. Elle a été licenciée et privée de tous ses droits sociaux, en particulier "des allocations familiales dont la Bulgarie est si fière pour l'étranger", précise-t-elle avec ironie. Employé municipal, son mari, Ilyas, refusant de devenir Alain, a été interné deux ans au camp de Belené sur le Danube. Renvoyé du secteur des transports, le mari de Hamidiye Mehmedov, sur son passeport Neshe Milanova, est devenu journalier agricole.
Cette politique est-elle si différente de l'interdiction faite aux Kurdes de Turquie de donner des prénoms kurdes à leurs enfants ? "Dans notre cas, souligne le réfugié du secteur commercial, c'est la totalité de notre histoire qu'on veut effacer en nous donnant des noms chrétiens. Ce n'est pas le cas des Kurdes qui gardent des noms musulmans. Mais la Turquie devrait autoriser leur expression culturelle, car une culture ne peut rester étouffée longtemps."
Cette année, à l'approche de la session de la CSCE consacrée au droits de l'homme, la résistance s'est intensifiée : "Elle a commencé par la grève de la faim de trente-deux jours du poète bulgare Peter Manolov, de l'Association des droits de l'homme, qui nous a toujours soutenus. Cette association ne suffisait pas : la minorité turque a créé sa propre organisation et les grèves de la faim se sont multipliées à partir de début mai. Même des prêtres s'y sont joints pour protester de leur côté contre la fermeture des églises." Puis tout s'est enchainé très vite : les soldats, les chiens, les villages fermés, les blessés et les morts, comme cette mère de deux enfants, à Merdovetz, qu'un vieillard évoque les larmes aux yeux. Et puis la déportation des dirigeants vers Vienne et Belgrade, et, depuis quinze jours, l'exode : "Aujourd'hui, tous les Turcs de Bulgarie font leurs bagages pour partir.""
Michel Farrère, "Turquie : Les autorités s'efforcent d'intégrer rapidement les réfugiés de Bulgarie", Le Monde, 18 juin 1989 :
"KAPIKULE (frontière turco-bulgare) de notre envoyé spécial
Les réfugiés turcs de Bulgarie continuent d'arriver au rythme de quatre mille par jour par les deux postes frontière de Kapikule et Derekoy ; les arrivées par train ont repris jeudi 15 juin et le nombre total des réfugiés était proche de 30 000 vendredi. Les deux camps de cinq cents tentes chacun, dressés par le Croissant-Rouge turc commencent à se remplir. Jeudi soir, celui de Kepirtepe abritait déjà 1790 personnes qui n'ont en Turquie que de la famille éloignée ou qui n'ont pu être accueillis par leurs proches, faute de place. Ces réfugiés, les plus démunis, assurent n'avoir pas d'inquiétude pour l'avenir. Beaucoup ont une formation professionnelle (plombier, maçon, soudeur) et ils ont commencé à s'inscrire à l'Agence locale pour l'emploi, où des offres à leur intention dans les usines de la région, une des plus industrialisées du pays, seraient déjà arrivées.
Le processus d'intégration des réfugiés, qui insistent tous sur le caractère définitif de leur départ, est en route : un projet de naturalisation des nouveaux arrivants a déjà été adopté et les formulaires d'inscription à des cours d'adaptation circulent dans les camps à l'intention des jeunes dont la connaissance du turc se ressent de la suppression en Bulgarie de l'enseignement de cette langue depuis 1971.
En dépit des affirmations gouvernementales selon lesquelles "la Turquie est un pays fort qui peut absorber la totalité de nos frères venant de Bulgarie", on est conscient à Ankara des problèmes, en particulier économiques, que poserait la poursuite d'un exode sauvage sur le mode actuel. Pour le ministre d'Etat, M. Ercument Konukman, en tournée sur place, "Sofia voudrait nous amener à fermer la frontière de manière à réduire au désespoir la minorité turque et à briser sa résistance à l'assimilation". Le ministre des affaires étrangères, M. Mesut Yilmaz, a de nouveau déclaré que la Turquie continuerait d'accueillir les nouveaux arrivants. Il a réitéré la demande turque d'un accord bilatéral d'émigration qui, tout à la fois, organiserait l'exode, donnerait aux émigrants la possibilité de disposer de leurs possessions, mobilières et immobilières, avant leur départ, et garantirait les droits de ceux qui restent.
L'impatience monte dans l'opinion publique turque, toutes tendances confondues, devant le "double standard" des pays européens, "toujours prompts à défendre les droits des baleines ou à critiquer les atteintes aux droits de l'homme, mais qui ne font presque rien face à l'exode auquel sont contraints un million de Turcs de Bulgarie".
Jeudi, M. Ercument Konukman nous priait de transmettre à Mme Mitterrand, qui était venue le mois dernier s'enquérir des conditions de vie, en Turquie, des réfugiés kurdes irakiens, une invitation, lancée aussi par presque tous les journaux, à venir écouter sur place les réfugiés turcs de Bulgarie."
Voir également : La minorité turque dans la Bulgarie communiste
La situation des minorités (notamment turques) dans les Etats-nations balkaniques