Iaroslav Lebedynsky, Ukraine. Une histoire en questions, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 122-125 :
"L'hetman Mazepa fut, sur la Rive Gauche [du Dniepr], un dirigeant autoritaire et moyennement populaire. La Sitch des Zaporogues lui fut longtemps hostile, et on a vu qu'il lui fallut affronter le mouvement anti-moscovite de Petro Ivanenko. Mais il sut se poser en véritable souverain local. Ses proclamations, qui avaient force de loi, montrent qu'il intervenait dans tous les domaines de la vie de son territoire. I! fut aussi un mécène fastueux de l'Eglise et des arts.
Mazepa conserva une stricte loyauté au tsar jusqu'aux premières années de la Grande guerre du Nord. La guerre fit peser sur I'Hetmanat de la Rive Gauche des charges militaires et économiques sans cesse croissantes. Des rumeurs coururent sur l'intention qu'aurait le tsar d'échanger l'Ukraine contre une portion de côte baltique, ou de la rendre à la Pologne, En face, le roi pro-suédois de Pologne Stanislas Leszczyński, puis Charles XII de Suède lui-même, firent à Mazepa des offres d'alliance. En 1708, deux hauts responsables cosaques dénoncèrent à Moscou les contacts de Mazepa avec l'ennemi ; le tsar ne les crut pas, et ils furent décapités sur l'ordre de l'hetman. Celui-ci cherchait manifestement à préserver l'Ukraine et à retarder le plus possible son choix. Mais après l'échec de ses plans d'attaque de Moscou en septembre 1708, l'armée suédoise se dirigea vers l'Ukraine où elle comptait trouver les approvisionnements nécessaires. Le 8 novembre 1708, Mazepa rallia finalement le camp suédois.
La seule explication que donnent habituellement les historiens russes de cette « trahison » de l'hetman est l'ambition personnelle. Mais Mazepa était septuagénaire, riche, et couvert d'honneurs et de titres. Il semble bien que non seulement lui, mais aussi une part non négligeable de l'élite dirigeante cosaque, aient fait un choix politique. D'un côté, la superpuissance suédoise et son allié polonais garantissaient formellement les libertés de l'Ukraine cosaque sur les deux rives du Dniepr, sous la protection du roi de Suède. De l'autre, le tsar qui pressurait l'Ukraine depuis des années ne faisait pas grand cas des privilèges cosaques, et il est possible que la sauvage répression, en 1708, de la dernière révolte indépendantiste des Cosaques du Don sous l'ataman Boulavine ait fait la plus pénible impression en Ukraine. Dans la proclamation où il justifie son changement d'allégeance, Mazepa invoque le non-respect par les Moscovites des droits garantis à l'Ukraine. L'ambition personnelle a certes dû jouer un rôle, mais elle était au service d'une réflexion et d'un projet politiques. (...)
Mazepa avait trop gardé le secret sur ses intentions pour pouvoir préparer la population ukrainienne, et surtout les Cosaques, à son coup de théâtre. Il ne put amener au camp suédois que 5000 hommes. Une grande partie des Cosaques ne suivit pas l'hetman, parce qu'elle ne comprit pas son choix ou, plus souvent, parce que la réaction moscovite ne lui en laissa pas le temps.
Cette réaction fut en effet foudroyante. Le 13 novembre, la ville de Batouryn, résidence de l'hetman, fut prise par les troupes moscovites et toute sa population massacrée à titre d'exemple. Le 17 novembre, une assemblée cosaque convoquée sur l'ordre du tsar dut, sous la contrainte, déposer Mazepa et élire à sa place le colonel du Régiment de Starodoub, Ivan Skoropadsky. Le 23 novembre, le clergé ukrainien dut lancer l'anathème contre son ancien bienfaiteur. Et un tribunal d'exception fut créé à Lebedyn pour condamner les partisans réels ou supposés de Mazepa.
En mars 1709, les Cosaques zaporogues de la Sitch se rallièrent de façon inattendue à Mazepa et aux Suédois. Ils n'aimaient pas Mazepa, mais détestaient beaucoup plus les empiètements moscovites sur leurs libertés (cf. 71). Là encore, la réaction fut rapide et, en mai-juin 1709, une armée moscovite détruisit la Sitch. Le 28 juin 1709, les armées suédoise et moscovite, et leurs alliés cosaques respectifs, s'affrontèrent à Poltava (chez les Moscovites servaient non seulement le nouvel hetman Skoropadsky, mais aussi Semen Paliï, le « résistant » cosaque de la Rive Droite chassé par Mazepa en 1704 ; cf. 72). Les Moscovites remportèrent une victoire totale. Le roi Charles XII et ses alliés durent fuir et demander asile en territoire ottoman, où Mazepa mourut (à Bender) le 28 août 1709. (...)
A l'issue de la bataille de Poltava, les Cosaques Enregistrés de Mazepa et les Cosaques de la Sitch détruite se placèrent sous la protection du sultan ottoman et du khan de Crimée. Après la mort de Mazepa, ces Cosaques choisirent le 5 mai 1710 comme hetman son plus proche collaborateur, Philippe Orlyk. A cette occasion, ils adoptèrent solennellement un texte intitulé Pactes et constitutions des lois et libertés de l'Armée zaporogue (l'« Armée zaporogue » est ici l'ensemble des forces cosaques ukrainiennes et non la seule armée de la Sitch ; cf 61).
A la fois texte normatif et programme de reconquête, les Pactes se composent de seize articles dont le contenu vaut d'être cité comme témoignage de la pensée politique des Cosaques ukrainiens au début du XVIIIe siècle :
1 : Monopole religieux du christianisme orthodoxe.
2 : Frontières de l'Ukraine cosaque définies par des traités avec la Pologne et la Moscovie, et garanties par la Suède.
3 : Maintien de l'alliance avec les Tatars de Crimée.
4 : Restitution aux Zaporogues de leurs territoires.
5 : Placement sous contrôle de la Sitch de la ville-hospice de Trakhtemyriv.
6 : Limitation des pouvoirs de l'hetman au profit d'un groupe de dignitaires investi d'une fonction de conseil et de contrôle ; tenue régulière des assemblées générales des Cosaques.
7 : Droit des dignitaires et officiers à être jugés par le tribunal de l'Armée cosaque et non punis directement par l'hetman.
8 : Utilisation exclusive par l'hetman, pour les affaires publiques, des responsables cosaques compétents (et non de ses serviteurs personnels).
9 : Contrôle des budgets de l'Hetmanat et des Régiments, distincts des revenus personnels de l'hetman et des colonels.
10 : Protection par l'hetman des simples cosaques et de la population civile, réaffirmation du principe électif, interdiction de l'achat des charges.
11 : Protection par l'hetman des veuves et orphelins cosaques.
12 : Révision générale des titres de propriété et éventuelle redistribution des terres après la libération de l'Ukraine.
13 : Garantie de l'autonomie des villes.
14 : Limitation des droits de réquisition et cantonnement exercés par les Cosaques.
15 : Limitation par l'assemblée générale du recrutement des forces para-cosaques (« Serdiouks » et « gendarmes »), entretenues sur le budget de l'Armée et non plus aux frais de la population.
16 : Limitation de la taxation du petit commerce privé.
Le préambule évoque notamment le mythe de l'origine khazare des Cosaques d'Ukraine (cf. 58). S'il ne s'agit pas exactement d'une « constitution » au sens moderne du terme, on voit que son champ déborde largement les intérêts et les préoccupations des seuls Cosaques.
Orlyk mena en 1711 un raid sur la Rive Droite, puis espéra tirer parti de la guerre déclarée peu après à la Moscovie par le sultan Ahmet III poussé par Charles XII. Défait sur le Prout, Pierre Ier dut s'engager entre autres concessions à ne plus intervenir dans les affaires cosaques. En réalité, si les Moscovites évacuèrent la Rive Droite dont la Pologne reprit possession, ils conservèrent la Rive Gauche avec Skoropadsky comme hetman.
Philippe Orlyk jusqu'à sa mort en 1742, puis son fils Grégoire (1702-1759) continuèrent inlassablement, mais sans beaucoup de résultats, leur propagande en faveur d'une intervention ottomane ou européenne pour libérer l'Ukraine. Grégoire Orlyk servit le roi de France Louis XV et fut notamment associé à la rocambolesque tentative de restauration de Stanislas Leszczynski sur le trône de Pologne en 1733-34 (Stanislas, chassé par Auguste II de Saxe appuyé par Pierre Ier, était devenu le beau-père de Louis XV)."