Thierry Mudry, Guerre de religions dans les Balkans, Paris, Ellipses, 2005, p. 140-141 :
"Alors que les musulmans, des autochtones convertis pour l'écrasante majorité d'entre eux, représentaient au XVIIe siècle plus du tiers de la population balkanique, cette proportion devait rapidement décroître dès le siècle suivant. Les musulmans des Balkans furent les premières victimes des guerres incessantes que l'Empire ottoman, désormais sur la défensive, dut mener pour assurer sa survie, et des épidémies de peste et de typhus qui en résultaient inévitablement : à la différence des chrétiens, ils étaient, en effet, soumis aux obligations militaires et, vivant en ville pour la plupart, plus exposés qu'eux aux épidémies.
Les soulèvements nationaux anti-ottomans s'accompagnèrent le plus souvent de massacres de musulmans, suivis de la fuite ou de l'expulsion des survivants. Le premier massacre de ce type eut lieu au Monténégro à la veille de la Noël 1709 quand le métropolite de l'Eglise orthodoxe locale, Danilo Petrović-Njegoš, donna l'ordre aux membres des tribus Ceklići, Ceklin et Cetinje placés sous son autorité spirituelle et temporelle d'exterminer ceux de leurs frères de sang qui avaient épousé l'islam, afin d'extirper « l'esprit turc » du Monténégro et « la malignité de la bergerie ». Le 30 novembre 1806, lors de l'insurrection serbe à la tête de laquelle s'était placé Karadjordje Petrović, le même sort fut réservé aux habitants musulmans de Belgrade tombée aux mains des insurgés. Puis ce fut au tour de la totalité des musulmans vivant dans la principauté de Serbie nouvellement formée (garnisons ottomanes exceptées) et des Albanais de la vallée de la Toplica, arrachée de haute lutte aux Ottomans, d'être chassés du pays, en 1833 et 1878 respectivement. La guerre de libération nationale hellénique, même si l'opinion occidentale n'en a retenu que les tueries commises par la soldatesque ottomane (on pense ici à la célèbre peinture de Delacroix sur le massacre de Chios d'avril 1822), donna lieu aux mêmes excès et aux mêmes atrocités de la part des insurgés.
Enfin, les guerres balkaniques de 1912 et 1913, dont, paradoxalement, les populations orthodoxes peuplant les zones que se disputaient les alliés de la Ligue balkanique eurent plus à pâtir que les musulmans, s'avérèrent également très meurtrières pour ces derniers, en particulier pour les Albanais du Kosovo et de Macédoine occidentale."
Serge Métais, Histoire des Albanais. Des Illyriens à l'indépendance du Kosovo, Paris, Fayard, 2006, p. 267-272 :
"Si la notion de « nettoyage
ethnique » est récente, la pratique ne l'est pas dans les Balkans. Elle
fut mise en œuvre dès la création des Etats nationaux. Elle a été
répétée lors de chaque annexion au territoire « national ». Ce qui est
remarquable, c'est que la logique jacobine, produit de la Révolution
française et de la pensée socialiste du XVIIIe siècle (Morelly,
d'Holbach, Helvétius, etc.), a été la première source d'inspiration des
élites nationalistes dans les Balkans. Dans une région où des peuples
aux identités fortes, avec des cultures et des langues différentes,
cohabitent sans qu'il fût possible de définir de « territoires ethniques
» à peu près homogènes plus gros que des cantons, cette logique
conduirait à des catastrophes.
Les catastrophes, on les voit dès
les insurrections de la première moitié du XIXe siècle qui conduisent à
la mise en place d'un Etat national serbe et d'un Etat national grec.
Bien souvent, les massacres de musulmans, mais aussi de juifs, sans
parler des destructions de mosquées et de synagogues, n'ont pas de
justification stratégique. Ils n'aident pas à libérer le territoire
de l'occupation étrangère. Ils s'inscrivent plutôt dans une logique
d'exutoire, voire de pillage. En même temps s'installe l'idée qu'il n'y a
pas de salut hors de la nation : la nation, c'est la liberté et le
progrès ! Ceux qui ne sont pas « nationaux » représentent le passé. Ils
doivent partir ou accepter l'assimilation (adopter la foi chrétienne
selon l'orthodoxie locale, et apprendre la langue nationale). Dans le
cas de la création de l'Etat-nation grec, Georges Prévélakis note fort
justement que la politique de « purification » était « parfaitement acceptable (et acceptée) par les puissances européennes "protectrices" ». En
1830, le territoire grec de l'indépendance qui ne comprenait encore
pourtant ni la Thessalie, ni l'Epire, ni la Macédoine, avait une
population musulmane non négligeable, en partie hellénophone. Elle fut
chassée et dut s'installer de l'autre côté de la frontière, du côté
ottoman. Le même principe était à l'œuvre en Serbie. Sans remonter à
Karadjordje dont les méthodes étaient encore, en quelque sorte,
pré-modernes, il suffit de rappeler que, sous le prince Milan Obrenović
qui avait doté la Serbie d'institutions libérales, les expulsions des
Albanais (musulmans) de la région de Niš furent massives lors de
l'annexion entérinée au congrès de Berlin en 1878.
La constitution de la communauté
nationale, tant en Serbie qu'en Grèce, reposait en fait sur deux
principes : l'expulsion et l'intégration. Ce qui ne paraissait pas
intégrable devait être expulsé. Cela signifiait une rupture avec la
tradition ottomane faite de cohabitation dans l'espace des langues, des
cultures et des religions. Le même phénomène s'est produit plus tard avec l'indépendance bulgare (de facto en 1878, de jure en 1908). On observera que si
la nation est une notion moderne, le premier critère de sa définition
dans les Balkans fut un élément pré-moderne : l'appartenance religieuse.
En Serbie comme en Grèce, ce n'est pas l'appartenance à l'« ethnie »
qui était le critère principal, mais le lien avec la religion «
nationale ». Sous la domination ottomane, l'Eglise fut, chez les Serbes
comme chez les Grecs, un refuge identitaire. La libération nationale, la
constitution du peuple en nation ne pouvaient se faire contre l'Eglise.
Celle-ci était au contraire au centre. Elle légitimait la nation. Le
sentiment national était associé à l'idée de résistance dont l'Eglise
avait été le vecteur sous l'occupation. Jusqu'à nos jours, le confessionnel et le national sont très liés en Grèce, tout comme en Serbie et en Bulgarie malgré près d'un demi-siècle de pouvoir communiste.
Le critère religieux était en
fait un critère discriminant : il signifiait que les musulmans ne
pouvaient appartenir à la nation. Ils devaient partir (ou être
expulsés). Leur langue maternelle pouvait bien être, dans de
nombreux cas, le serbe ou le grec, ils étaient désignés comme des «
Turcs ». Cela faisait qu'ils n'étaient pas intégrables (à moins
d'abandonner la foi musulmane). Tout autre était l'attitude à l'égard
des populations chrétiennes qui ne parlaient pas la langue nationale.
Dans la Grèce de 1830, il y avait des populations non hellénophones
comme les Arvanites (Albanais), installés surtout dans le Péloponnèse,
et des Valaques. Ces populations, généralement chrétiennes de rite grec,
furent intégrées dans la communauté nationale « grecque » et ont
progressivement cessé de parler leurs langues d'origine. Le « nettoyage »
n'était donc pas à proprement parler « ethnique ».
L'importance du confessionnel dans
la définition du national fut poussée jusqu'à l'absurde dans les «
échanges » de populations entre la Turquie et la Grèce dans les années
1920 : beaucoup de « Turcs » expulsés de Grèce avaient pour langue
maternelle le grec, et beaucoup de « Grecs » expulsés d'Asie mineure
avaient pour langue maternelle le turc. Dans la Serbie du XIXe siècle,
si les musulmans désignés comme « Turcs » furent massivement expulsés,
il y eut aussi un processus d'intégration de populations chrétiennes
dont la langue n'était pas le serbe. C'est le cas, en particulier, des
Valaques (Tzintzars), souvent de rite orthodoxe grec ; ils furent
progressivement serbisés et intégrés dans l'Eglise orthodoxe serbe.
(...)
Cette vision dans laquelle le
confessionnel et le national étaient intimement liés explique que les «
nettoyages » (destructions de villages, maisons incendiées, pillages et
massacres de masse) étaient avant tout de type « religieux » au XIXe
siècle. Lorsqu'ils revêtaient un caractère objectivement « ethnique »
(comme celui dont les Albanais de la région de Niš furent victimes en
1878), ils n'en restaient pas moins dirigés contre une religion qui
était considérée comme non intégrable dans la nation.
L'ethnicité était une notion très
étendue dans la vision nationaliste de Vuk Karadžić. Elle l'était
également chez les nationalistes grecs pour lesquels étaient « grecs »
tous les chrétiens rattachés à l'orthodoxie grecque. A la fin du XIXe
siècle et au début du XXe, à l'époque de la bataille des cartes
ethnographiques entre Serbes, Grecs et Bulgares (et ses prolongements
dans les universités et les chancelleries européennes), chacun avait
intérêt, pour justifier ses prétentions territoriales, à étendre au
maximum la définition ethnique. C'est ainsi (nous l'avons noté) que,
chez Cvijic, les Albanais de la région de Shköder devinrent des « Serbes
albanisés ».
Ce n'est qu'avec l'effondrement de
l'Empire ottoman, à partir des guerres balkaniques de 1912-13, et
surtout après la Première Guerre mondiale que les déplacements de
populations définies sur une base « ethnique » furent de grande ampleur.
On estime qu'en tout, entre 1913 et la fin des années 1920, 2 millions
de personnes environ furent déplacées, en relation avec ce qu'on peut
appeler un « nettoyage ethnique », sur les territoires de la Bulgarie,
de la Grèce et de la Turquie. Dès 1913, la plupart des Turcs de Bulgarie
furent expulsés vers la Turquie, et en sens inverse les Bulgares de
Turquie vers la Bulgarie. En novembre 1919, un traité bulgaro-grec
organisa le transfert de la plupart des Bulgares de la Macédoine et de
la Thrace grecques vers la Bulgarie, et, inversement, des Grecs de
Bulgarie vers la Grèce. Mais c'est dans les années 1920 que les échanges
furent les plus spectaculaires ; ils concernèrent la Grèce et la
Turquie. La plupart des musulmans de la Macédoine et de la Thrace
grecques ainsi qu'une partie de ceux d'Epire (généralement albanais)
durent aller s'établir en Turquie. En sens inverse, ce furent
environ 1 100 000 Grecs d'Asie mineure et de Thrace orientale qui
allèrent s'établir en Grèce. Ces échanges de populations étaient
généralement approuvés par les diplomates, en Europe occidentale et à la
Société des Nations. Rendant la Grèce, la Bulgarie et la Turquie plus «
ethniquement homogènes », ils étaient censés être une condition de la
paix dans la région.
La Grèce paracheva ce processus
en 1944 en expulsant vers l'Albanie la plupart des Albanais musulmans
(les Tchames) encore présents en Epire. Le chiffre concernant ce dernier exode serait d'environ 30 000 personnes. De
la sorte, la Grèce apparaît aujourd'hui comme un pays dont la
population est unie dans l'orthodoxie. L'article premier de la
Constitution affirme d'ailleurs que celle-ci est la « religion dominante
» du pays. L'équation « Grec égale orthodoxe » semble par ailleurs
tellement aller de soi que la religion est aujourd'hui encore mentionnée
sur la carte d'identité de chaque citoyen grec. La Grèce est-elle pour
autant un pays essentiellement de « sang grec », qui aurait achevé sa «
purification ethnique » ? Nous pensons avoir montré l'inanité de cette
question depuis notre réflexion sur les Indo-Européens. Le « nettoyage »
mis en œuvre entre 1830 et 1944 était lié à la formation d'une identité
nationale dans le contexte balkanique. Il fut organisé sur des critères
essentiellement religieux. Si l'ont met à part les échanges avec la
Bulgarie sur la base du traité de 1919 (qui ont porté en tout sur
environ 120 000 personnes), c'est une population présumée inassimilable
dans la nation, parce que musulmane, qui fut expulsée, et une population
assimilable, parce que partageant la foi orthodoxe grecque, qui est
restée ou qui est arrivée."
Voir également :
Le mythe du "joug ottoman" dans les Balkans
Quelques aspects polémiques de l'Empire ottoman
La nature des violences dans les Balkans ottomans
L'Empire ottoman, empire européen
L'immigraton des muhacir dans l'Empire ottoman déclinant
La situation des minorités (notamment turques) dans les Etats-nations balkaniques