mardi 19 novembre 2013

La France giscardienne et la Turquie

Louis de Guiringaud (ministre des Affaires étrangères français), allocution en l'honneur d'İhsan Sabri Çağlayangil (ministre des Affaires étrangères turc), 4 novembre 1976 :

"Sur les grands problèmes de notre monde, j'ai suivi vos propos avec beaucoup d'attention.

D'abord parce que votre pays, membre comme la France, de l'Alliance atlantique, occupe une position et joue un rôle d'une importance exceptionnelle à la jonction de l'Europe et du Moyen-Orient, aux portes des détroits dont il est le gardien, entre la mer Noire et la Méditerranée. Ensuite parce que la Turquie et la France ont en commun un même attachement à l'indépendance nationale comme le rappelait en octobre 1968 le général de Gaulle à Ankara.

Ou encore parce que, dans nombre de grandes questions internationales d'actualité (je pense en particulier au conflit du Proche-Orient ou aux dialogues qui s'établissent pour instaurer la coopération à l'échelle de notre monde et de notre temps), nous avons des positions qui sont très proches et parfois concordantes.

Enfin parce que votre pays, en raison justement de la situation particulière dont je parlais à l'instant, peut jouer un rôle de pont entre l'Europe et le Moyen-Orient et favoriser entre l'une et l'autre la compréhension et la coopération."

Philippe Lemaitre, "La Communauté européenne est prête à faire un effort financier", Le Monde, 4 avril 1979 :

"Bruxelles. - Le conseil "a très fortement marqué la détermination de la Communauté d'apporter une contribution aux difficultés que traverse la Turquie", a déclaré le ministre français des affaires étrangères, M. François-Poncet, qui préside les travaux des Neuf, à l'issue de la réunion. L'enjeu est de taille : la Turquie, voisine de l'Iran, se trouve en état de cessation de paiement et cherche désespérément l'oxygène nécessaire pour éviter le chaos. Le terrorisme politique s'ajoute à la très grave crise économique pour menacer le gouvernement social-démocrate et pro-occidental de M. Ecevit.

A l'automne dernier, les autorités d'Ankara ont demandé aux Neuf de relancer l'association C.E.E.-Turquie (laquelle date de 1964) et de mieux l'adapter aux circonstances. La Turquie demandait un gel, pendant cinq ans, de ses obligations tarifaires à l'égard de la C.E.E., un meilleur accès pour ses exportations agricoles, un effort supplémentaire en faveur des travailleurs turcs employés dans la Communauté et une aide financière accrue. Les Neuf avaient déjà parlé, entre eux, des deux premiers volets : ils sont d'accord pour que la Turquie suspende, provisoirement, la mise en œuvre du calendrier de démantèlement des droits de douane prévu par le traité d'association. En revanche, ce n'est qu'à l'issue de cette période de gel de cinq ans qu'ils veulent bien envisager d'ouvrir davantage leur marché aux produits agricoles turcs.

Ils ont délibéré lundi des volets social et financier, mais sans être encore en mesure de soumettre un ensemble de propositions aux Turcs. (...)

Sur le plan financier, la Communauté, tout en restant très loin de ce que demandent les Turcs, est prête à faire un effort. Le "troisième protocole financier", acquis depuis longtemps, d'un montant de 310 millions d'unités de compte (1,76 milliard de francs), va entrer immédiatement en application. Il viendra à expiration fin 1981. Pour éviter qu'il y ait une interruption des prêts européens à ce moment (à cause des délais de ratification par les Parlements nationaux), les Neuf sont d'accord pour engager, dès l'automne prochain, la négociation d'un quatrième protocole financier, dont il est entendu que le montant devrait être sensiblement plus élevé que le précédent.

En outre, les Neuf ont retenu l'idée d'une aide exceptionnelle d'urgence. Son montant a été fixé semble-t-il (les discussions se sont déroulées en séance restreinte) à 75 millions d'unités de compte (427 millions de francs). Cette aide communautaire d'urgence s'inscrirait dans le programme de soutien occidental à la Turquie. Ce programme, coordonné par l'O.C.D.E., auquel contribueraient, de manière individuelle cette fois, à l'enseigne des Etats-Unis, la France, l'Allemagne fédérale et peut-être le Royaume-Uni, se situerait aux alentours de 600 millions de dollars. Un conseil d'association C.E.E.-Turquie est prévu pour le mois de mai."

Jean François-Poncet (ministre des Affaires étrangères français), communiqué officiel sur les relations franco-turques, 27 février 1980 :

"Je souligne l'importance que la France attache à ses rapports avec un allié dont la stabilité est essentielle à l'équilibre de la région. Constatant les difficultés que rencontre ce pays en raison de la crise économique internationale et les efforts courageux du gouvernement turc pour y faire face, j'indique que la France apportera dans le cadre d'une action internationale concertée, sa contribution au succès de ces efforts."

Philippe Lemaitre, "Les Neuf maintiennent leur coopération avec Ankara", Le Monde, 17 septembre 1980 :

"A propos des événements de Turquie, les ministres des affaires étrangères ont fait preuve d'une grande circonspection. Le coup d'état militaire n'est pas condamné, tant s'en faut. Les Neuf expriment, certes, leurs préoccupations, et après avoir relevé l'intention manifestée par les généraux turcs de rendre dès que possible le pouvoir aux civils, insistent pour que les droits de l'homme soient respectés. Mais ils se prononcent ensuite pour le maintien d'une coopération étroite entre la Communauté et la Turquie. En d'autres termes, l'aide financière promise par les Neuf sera donc fournie. "Cela est nécessaire, ne serait-ce que pour donner les meilleures chances au processus de retour à la démocratie parlementaire", a déclaré M. François-Poncet."

"Le séjour de M. Turkmen à Paris : "La France soutient la tâche de redressement national dans laquelle la Turquie s'est engagée" déclare M. François-Poncet", Le Monde, 11 février 1981 :

""Encourageants", selon les Turcs, "approfondis et cordiaux", selon les Français. Les entretiens du ministre turc des affaires étrangères avec son collègue français, M. François-Poncet, et le président Giscard d'Estaing, lundi 9 et ce mardi, consacrés selon l'usage aux relations bilatérales et aux affaires internationales, ne pouvaient faire abstraction de la situation intérieure turque résultant du coup d'Etat du 12 septembre dernier.

Recevant M. Turkmen à dîner, M. François-Poncet a déclaré : "La France soutient par son aide et sa coopération la tâche de redressement national dans laquelle la Turquie s'est engagée. Elle forme des vœux pour que, forte de l'assainissement de son économie, du rétablissement d'institutions démocratiques stables, la Turquie retrouve pleinement sa place, son rôle et son rang." Dans sa réponse, M. Turkmen a justifié le coup d'Etat par la nécessité de lutter "contre le terrorisme et la paralysie". "Notre gouvernement est décidé, a-t-il dit, à assurer le retour à la démocratie et au système parlementaire dans les plus brefs délais."

Le ministre turc, qui improvisait en excellent français, a cependant insisté, courtoisement mais fermement, sur les "nuages" qui, selon lui, affectent les relations bilatérales. Il a évoqué à cet égard le rétablissement par la France des visas pour les citoyens turcs, et le terrorisme. La décision française, a-t-il dit, a créé "un sentiment de frustration parmi l'opinion publique turque", et il a demandé à M. François-Poncet de réexaminer ce dossier "dans un esprit constructif". Quant au terrorisme dont ont été victimes plusieurs diplomates turcs, M. Turkmen a affirmé notamment :

"Tous ces actes doivent être catégoriquement condamnés. Rien ne justifie ce terrorisme, ni un passé révolu ni des distorsions de l'histoire." Le ministre faisait allusion au terrorisme arménien mais ne l'a pas mentionné nommément.

Le gouvernement français est cependant décidé à ne pas supprimer les visas qui n'ont été rétablis qu'après une décision similaire en Allemagne fédérale pour éviter que les travailleurs turcs sans emploi outre-Rhin n'affluent en France. Le gouvernement a, d'autre part, souligne-t-on du côté français, "vigoureusement condamné" le terrorisme.

Enfin, M. François-Poncet est intervenu auprès de M. Turkmen pour une mesure de clémence en faveur de M. Lamaignière, Français condamné en mai 1978 en Turquie à trente ans de prison, pour détention de stupéfiants (le Monde du 10 février).

Sur la situation internationale (Proche-Orient, guerre irako-iranienne, situation dans le Golfe, Afghanistan, relations Est-Ouest) les conversations, a dit M. François-Poncet dans son allocution, "ont confirmé la similitude des appréciations" des deux pays. M. Turkmen a "très complètement" informé son collègue français du déroulement du sommet islamique de Taef, auquel il participait. M. François-Poncet a précisé les idées françaises pour une conférence internationale sur la non-ingérence en Afghanistan."

Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, 1972-1998, Paris, PUF, 2002, p. 54 :

"En France, Paris réprime en 1978 les manifestations du 24 avril organisées par les Arméniens, jusqu'à indigner Jean-Paul Sartre et d'autres intellectuels français. Le gouvernement de R. Barre avance que le terrorisme arménien, qui inonde l'Europe de ses images d'horreurs, oblige les forces de l'ordre à surveiller tous ceux qui peuvent soutenir ces actes de violences."

Voir également : La normalisation des relations franco-turques (1986)
  
L'amitié franco-turque

jeudi 14 novembre 2013

lundi 4 novembre 2013

La minorité turque dans la Bulgarie communiste

Pierre Rigoulot, "L'Internationale au goût bulgare", Est & Ouest, n° 17, avril 1985 :
Un million de Turcs au moins vivent en Bulgarie sur une population globale d'environ dix millions d'habitants. Il est en fait difficile de donner autre chose qu'un ordre de grandeur puisque, comme par hasard, les recensements ne font plus mention (et cela depuis 1965) de la nationalité. Certaines études démographiques font état de chiffres nettement supérieurs, approchant les deux millions.

Cette minorité turque est soumise, depuis la transformation du pays en « démocratie populaire », à une politique d'assimilation à la fois progressive et radicale. C'est en effet à la religion, mais aussi à la langue et enfin aux propres noms des Turcs que le pouvoir communiste s'est attaqué.

Les premières étapes qu'on peut distinguer sont les suivantes :

- 1947 : suppression des écoles turques autonomes ;

- 1958 : interdiction de donner des cours en turc ;

- 1974 : interdiction de tout enseignement du turc.

La pression s'est accentuée encore ces dernières années, au point que revendiquer son appartenance à une communauté turque (dans le cadre d'une citoyenneté bulgare) est pour le moins périlleux : on court le risque de ne pas être embauché dans une entreprise étatisée et d'être rejeté vers les emplois les plus durs. Si l'on est déjà salarié de l'Etat, c'est le licenciement que l'on risque et l'impossibilité d'obtenir une promotion. Difficulté à demeurer dans le même village, impossibilité de se rendre à l'étranger, telles sont quelques autres des difficultés auxquelles se heurtent les Turcs de Bulgarie. La répression de la langue s'est également poursuivie. La lecture des journaux turcs, l'écoute de la radio ou de la télévision turques sont interdites. Le fait que ces programmes proviennent de l'étranger n'est pas seul en cause : depuis février 1985, un seul journal bilingue turco-bulgare, l'Aube, paraît en bulgare.

La religion est également réprimée : les 1 320 mosquées auraient été fermées ; une seule reste ouverte au culte à Sofia. Mais c'est, si l'on ose dire, presque normal dans les Etats communistes, où l'on a oublié depuis longtemps que Marx, dont on prétend réaliser l'œuvre, désignait la religion comme « le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un même sans-cœur et l'espoir d'une situation dépourvue d'esprit ».

Ce qui frappe, c'est le radicalisme des mesures prises par le gouvernement bulgare. Son comité central ne déclarait-il pas récemment que la nationalité, en tant qu'élément de la bourgeoisie, était un simple « résidu du passé » et que ce résidu, « à travers la purification et l'homogénéisation de la population », disparaîtrait complètement « au profit d'une société bulgare socialiste unie » ?

C'est dans cette perspective que se situe la campagne récente, entamée surtout depuis décembre 1984, pour obliger les Turcs à troquer leurs patronymes turcs contre des noms bulgares.

Les moyens utilisés par l'Etat bulgare sont les suivants : pas de certificat de naissance aux parents d'origine turque tant qu'ils ne donnent pas à leur enfant un nom bulgare. Même procédé pour enregistrer les mariages. Ceux-ci ne sont reconnus légalement que lorsque les époux ont adopté un nom bulgare. Parfois, les autorités prennent les devants et n'attendent pas ces demandes de papiers officiels : la presse occidentale a rapporté des cas de villages encerclés par la troupe, avec passage dans chaque famille pour procéder à un changement immédiat de nom. Des habitants se sont révoltés. Des heurts, parfois violents, ont eu lieu et l'on évoque ici et là des morts par centaines. Il est difficile là aussi d'être plus précis : les journalistes et diplomates en poste à Sofia se sont vu interdire l'accès des régions où les affrontements avaient eu lieu, soit le Sud et le Nord-Est du pays. En février 1985, par exemple, les routes de cette région étaient bloquées. Aux correspondants qui s'en étonnaient, les autorités bulgares affirmèrent que les routes étaient barrées seulement à cause de la neige. Prétendre le contraire, c'était participer à « une conspiration internationale orchestrée par le président Reagan et écrite par les Etats-Unis » (1).

La Turquie proteste évidemment contre cette politique de l'Etat bulgare. Son ministre, M. Turgut Özal, a même déclaré que son pays était prêt à accueillir plus de 500 000 Turcs, mais, outre les réticences de la Bulgarie, on se doute que l'hypothèse d'un rapatriement massif n'est pas fait pour enthousiasmer la Turquie, qui compte déjà 20 % de chômeurs, sans compter les risques de déstabilisation que comporterait la présence d'un certain nombre d'agents bulgares parmi ces réfugiés.

La Turquie peut-elle faire plus, d'ailleurs, que protester et en appeler aux instances internationales ? Déjà repère de la mafia turque et point de passage de 90 % des armes qui pénètrent en Turquie, la Bulgarie joue, avec la minorité turque, une nouvelle carte pour poser des problèmes au gouvernement turc : l'extrême-droite, on s'en doute, ne manquera pas de s'en prendre à lui et de l'accuser de faiblesse. Mais que faire ? Il faut savoir qu'une grande partie du transit commercial routier entre l'Europe, le Moyen-Orient et l'Asie passe par la Bulgarie et la Turquie. Une crise grave entre les deux pays risquerait de tarir cette source de revenus.

Reconnaissons aussi que cette affaire ne doit pas être réduite à une manœuvre délibérée du gouvernement bulgare. La minorité grecque de Macédoine est également soumise au nationalisme égalisateur de l'Etat bulgare. La minorité turque lui pose aussi de réels problèmes : elle est, davantage que la majorité de la population, en contact avec le reste de l'Europe ; grâce au million de travailleurs turcs émigrés allant en et revenant de France, d'Allemagne, etc, chaque année, via la Bulgarie, elle sait ce que vaut la représentation de l'Occident par la propagande du gouvernement bulgare. Enfin, et on retrouve là un problème existant aussi en Asie centrale soviétique, la population musulmane se développe beaucoup plus rapidement que la population d'origine slave. Ces « rouages »-là conviennent mal à la « grande machine d'Etat » communiste bulgare.

(1) The Times du 20-2-85. Dans la dénégation, les autorités bulgares ont fait mieux (et plus drôle) : un communiqué, signé de plusieurs muphtis locaux, a été adressé à la presse occidentale, pour qu'on sache bien que, aux yeux des Turcs eux-mêmes, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes bulgares. Malheureusement, l'un des signataires porte le prénom de « Christos » - un peu comme si le pape s'appelait Mohamed !

Voir également : La situation des minorités (notamment turques) dans les Etats-nations balkaniques

Jean-François Revel

Jean-François Revel, Le regain démocratique, Paris, Fayard, 1992, p. 387 :

"L'histoire de la Turquie moderne prouve que la construction d'un Etat laïque, puis démocratique, dans une société musulmane est possible. Nous avons ainsi affaire, dans le cas de la Turquie, à la nation musulmane qui, sans renoncer à ses traditions religieuses, a le plus nettement choisi les valeurs occidentales sur les plans politique, économique et (ce qui n'est pas le moins important) civil, notamment pour le mariage et le divorce."