Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999, p. 314-316 :
"De ce qui est à la fois continuité avec le millet et dépassement de celui-ci dans l'Etat-Nation souverain, on peut indiscutablement dégager la logique des conflits nationaux balkaniques, laquelle repose à la fois sur la revendication par les principaux Etats de la région (Serbie, Grèce et Bulgarie) des territoires et des populations orthodoxes qui relevaient jadis de la juridiction du millet auquel chacun d'eux avait succédé, et qui, de ce fait, étaient réputés « serbes », « grecs » ou « bulgares », et sur l'exclusion ou l'assimilation forcée des populations non orthodoxes vivant dans ces territoires.
L'exemple serbe est, concernant ce dernier point, particulièrement édifiant. Mais à certains égards, les cas bulgare et grec ne le paraissent pas moins.
Le sort des minorités musulmanes, albanaise et slave, et catholiques, hongroise et croate, en Serbie, dans les anciennes provinces autonomes du Kosovo et de Voïvodine et dans le Sandjak, est suffisamment connu pour que nous n'y insistions pas, pas plus que sur la récente guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. On remarquera cependant que si ces minorités sont, pour certaines, des minorités ethniques, il s'agit dans tous les cas de minorités religieuses et c'est sans doute l'appartenance à une autre religion que l'orthodoxie qui conditionne l'hostilité que les autorités et les groupes paramilitaires serbes leur manifestent. Le cas particulier que constituent les Valaques orthodoxes ne peut que nous en convaincre : en effet, ceux-ci, en voie d'assimilation (la plupart des Valaques ont déjà été assimilés au cours des siècles précédents) et nettement serbophiles (puisque l'écrasante majorité d'entre eux se déclare de nationalité serbe), semblent parfaitement bien intégrés et bien acceptés dans la société serbe. Certainement faut-il voir dans les bonnes relations qui règnent entre Serbes et Valaques le résultat d'une longue co-existence au sein du millet serbe. Précisons que de telles relations auraient été impensables avant l'ère ottomane qui a placé, statutairement, les différents peuples chrétiens sur un pied d'égalité : les Valaques étaient dans la Serbie médiévale maintenus dans un état inférieur, le Code du tsar Dušan prohibant même les unions entre Serbes et Valaques !
La Bulgarie, évoquée dans le texte cité plus haut de Kemal H. Karpat, a, pour sa part, pratiqué, à l'initiative de Todor Jivkov, une politique d'assimilation forcée à l'égard de ses citoyens musulmans, obligeant entre 1971 et 1973 les Pomaques à désislamiser leurs noms et à choisir des patronymes bulgares (à consonance orthodoxe), puis imposant, à partir de décembre 1984, à l'importante minorité turque qui comptait près d'un million de personnes de faire de même. Ces mesures, combinées à d'autres destinées à restreindre la liberté de culte, à interdire l'usage de la langue turque dans les lieux publics ou le port de costumes traditionnels turcs, provoquèrent l'exode de 1989 au cours duquel plus de 300 000 musulmans quittèrent la Bulgarie pour la Turquie, après qu'en mai le gouvernement bulgare leur eut permis d'émigrer. Cet exode prit fin en septembre lorsque la Turquie, débordée par cet afflux de réfugiés, ferma sa frontière avec la Bulgarie. L'éviction du leader communiste Todor Jivkov, en novembre 1989, et la libéralisation du régime qui s'en suivit, avec l'annulation des mesures édictées contre les musulmans, turcs et pomaques, et la possibilité à eux offerte de restaurer leurs noms d'origine, convainquirent une grande partie de ceux qui avaient quitté la Bulgarie d'y revenir : ils étaient déjà 130 000 dans ce cas en janvier 1990.
Quant à l'Etat grec, il se refuse toujours à reconnaître un statut de minorités aux Valaques et aux Slaves qui vivent dans le nord de son territoire et qu'il a baptisés « Grecs valaquophones » ou « slavophones » du seul fait qu'ils relèvent de l'Eglise orthodoxe grecque. Deux citoyens qui avaient revendiqué leur appartenance à la minorité slave macédonienne ont été ainsi condamnés le 1er avril 1993 à cinq mois de prison pour propagation de fausses nouvelles et incitation à la division nationale. Obéissant à la même logique, le gouvernement d'Athènes, l'Eglise orthodoxe grecque, représentée notamment par Monseigneur Sevastianos, évêque de Kanitsa, et les principaux partis politiques soutinrent plus ou moins ouvertement les menées irrédentistes dans la partie méridionale de l'Albanie, l'« Epire du Nord » selon la terminologie employée par les Grecs, que Sotiris Kouvelas, ministre du gouvernement Mitsotakis de 1990 à 1993, qualifiait de « terre grecque non libérée ». Un mystérieux Front de libération de l'Epire du Nord y opéra récemment et s'y distingua en avril 1994 par l'attaque d'une caserne de l'armée albanaise au cours de laquelle deux soldats furent tués. En réponse à cette action, des militants du parti des Grecs d'Albanie, Omonia, furent arrêtés et lourdement condamnés. La situation finit toutefois par se détendre entre les deux pays avec la visite en Albanie du ministre grec des Affaires étrangères au mois de mars 1995 et celle, quelques mois plus tard, du président grec venu signer avec son homologue albanais un accord de coopération et d'amitié. Il n'en demeure pas moins que les habitants de l'Albanie du Sud sont eux aussi considérés comme grecs au motif qu'il s'agit principalement de fidèles de l'Eglise orthodoxe locale dont la langue liturgique est le grec et l'archevêque, Mgr Anastasios Yanoulloutos, un ressortissant de la République hellénique. Pourtant, les Grecs de souche ne représentent de toute évidence qu'une minorité de ces habitants et de ces fidèles, face à une majorité d'Albanais et de Valaques.
Musulmans et catholiques font, par ailleurs, en Grèce l'objet de mesures discriminatoires dénoncées avec force par l'archevêque catholique d'Athènes, Monseigneur Nikolaos Foscolos, dans un message de carême publié en mars 1995. L'article 3 de la Constitution de 1975 définit l'orthodoxie comme « la religion dominante en Grèce », les autres confessions, qualifiées de « cultes étrangers », n'étant que « tolérées » par le Code pénal grec. Une série de lois, édictées sous la dictature du général Metaxas à la fin des années 30 (les lois 1363/1938 et 1672/1939) et toujours en vigueur aujourd'hui, a pour but de maintenir dans les faits cette position dominante de l'orthodoxie en interdisant le « prosélytisme », c'est-à-dire tous les actes visant à convertir ses fidèles à d'autres cultes. C'est en application de ces lois qu'entre 1983 et 1994, 2 221 Témoins de Jéhovah ont été arrêtés et 67 condamnés à des peines de prison de 4 à 6 mois. La puissance de l'Eglise orthodoxe et la prégnance de l'orthodoxie dans la société grecque sont telles que lorsque le gouvernement avait essayé au printemps 1993 de rendre facultative la mention de la religion sur les cartes d'identité, il s'était heurté à l'opposition quasi-unanime de la classe politique, après que dans une encyclique le Saint-Synode eut appelé les Grecs « à prendre conscience de la menace qui [pesait] sur l'orthodoxie et l'hellénisme ». A cette occasion, le député socialiste Georges Prasianakis affirma constater « une complète identification entre l'orthodoxie et l'hellénisme » et le député d'extrême-gauche Manolis Drettakis déclara que si la Grèce existait, c'était « grâce à l'orthodoxie »."
"De ce qui est à la fois continuité avec le millet et dépassement de celui-ci dans l'Etat-Nation souverain, on peut indiscutablement dégager la logique des conflits nationaux balkaniques, laquelle repose à la fois sur la revendication par les principaux Etats de la région (Serbie, Grèce et Bulgarie) des territoires et des populations orthodoxes qui relevaient jadis de la juridiction du millet auquel chacun d'eux avait succédé, et qui, de ce fait, étaient réputés « serbes », « grecs » ou « bulgares », et sur l'exclusion ou l'assimilation forcée des populations non orthodoxes vivant dans ces territoires.
L'exemple serbe est, concernant ce dernier point, particulièrement édifiant. Mais à certains égards, les cas bulgare et grec ne le paraissent pas moins.
Le sort des minorités musulmanes, albanaise et slave, et catholiques, hongroise et croate, en Serbie, dans les anciennes provinces autonomes du Kosovo et de Voïvodine et dans le Sandjak, est suffisamment connu pour que nous n'y insistions pas, pas plus que sur la récente guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. On remarquera cependant que si ces minorités sont, pour certaines, des minorités ethniques, il s'agit dans tous les cas de minorités religieuses et c'est sans doute l'appartenance à une autre religion que l'orthodoxie qui conditionne l'hostilité que les autorités et les groupes paramilitaires serbes leur manifestent. Le cas particulier que constituent les Valaques orthodoxes ne peut que nous en convaincre : en effet, ceux-ci, en voie d'assimilation (la plupart des Valaques ont déjà été assimilés au cours des siècles précédents) et nettement serbophiles (puisque l'écrasante majorité d'entre eux se déclare de nationalité serbe), semblent parfaitement bien intégrés et bien acceptés dans la société serbe. Certainement faut-il voir dans les bonnes relations qui règnent entre Serbes et Valaques le résultat d'une longue co-existence au sein du millet serbe. Précisons que de telles relations auraient été impensables avant l'ère ottomane qui a placé, statutairement, les différents peuples chrétiens sur un pied d'égalité : les Valaques étaient dans la Serbie médiévale maintenus dans un état inférieur, le Code du tsar Dušan prohibant même les unions entre Serbes et Valaques !
La Bulgarie, évoquée dans le texte cité plus haut de Kemal H. Karpat, a, pour sa part, pratiqué, à l'initiative de Todor Jivkov, une politique d'assimilation forcée à l'égard de ses citoyens musulmans, obligeant entre 1971 et 1973 les Pomaques à désislamiser leurs noms et à choisir des patronymes bulgares (à consonance orthodoxe), puis imposant, à partir de décembre 1984, à l'importante minorité turque qui comptait près d'un million de personnes de faire de même. Ces mesures, combinées à d'autres destinées à restreindre la liberté de culte, à interdire l'usage de la langue turque dans les lieux publics ou le port de costumes traditionnels turcs, provoquèrent l'exode de 1989 au cours duquel plus de 300 000 musulmans quittèrent la Bulgarie pour la Turquie, après qu'en mai le gouvernement bulgare leur eut permis d'émigrer. Cet exode prit fin en septembre lorsque la Turquie, débordée par cet afflux de réfugiés, ferma sa frontière avec la Bulgarie. L'éviction du leader communiste Todor Jivkov, en novembre 1989, et la libéralisation du régime qui s'en suivit, avec l'annulation des mesures édictées contre les musulmans, turcs et pomaques, et la possibilité à eux offerte de restaurer leurs noms d'origine, convainquirent une grande partie de ceux qui avaient quitté la Bulgarie d'y revenir : ils étaient déjà 130 000 dans ce cas en janvier 1990.
Quant à l'Etat grec, il se refuse toujours à reconnaître un statut de minorités aux Valaques et aux Slaves qui vivent dans le nord de son territoire et qu'il a baptisés « Grecs valaquophones » ou « slavophones » du seul fait qu'ils relèvent de l'Eglise orthodoxe grecque. Deux citoyens qui avaient revendiqué leur appartenance à la minorité slave macédonienne ont été ainsi condamnés le 1er avril 1993 à cinq mois de prison pour propagation de fausses nouvelles et incitation à la division nationale. Obéissant à la même logique, le gouvernement d'Athènes, l'Eglise orthodoxe grecque, représentée notamment par Monseigneur Sevastianos, évêque de Kanitsa, et les principaux partis politiques soutinrent plus ou moins ouvertement les menées irrédentistes dans la partie méridionale de l'Albanie, l'« Epire du Nord » selon la terminologie employée par les Grecs, que Sotiris Kouvelas, ministre du gouvernement Mitsotakis de 1990 à 1993, qualifiait de « terre grecque non libérée ». Un mystérieux Front de libération de l'Epire du Nord y opéra récemment et s'y distingua en avril 1994 par l'attaque d'une caserne de l'armée albanaise au cours de laquelle deux soldats furent tués. En réponse à cette action, des militants du parti des Grecs d'Albanie, Omonia, furent arrêtés et lourdement condamnés. La situation finit toutefois par se détendre entre les deux pays avec la visite en Albanie du ministre grec des Affaires étrangères au mois de mars 1995 et celle, quelques mois plus tard, du président grec venu signer avec son homologue albanais un accord de coopération et d'amitié. Il n'en demeure pas moins que les habitants de l'Albanie du Sud sont eux aussi considérés comme grecs au motif qu'il s'agit principalement de fidèles de l'Eglise orthodoxe locale dont la langue liturgique est le grec et l'archevêque, Mgr Anastasios Yanoulloutos, un ressortissant de la République hellénique. Pourtant, les Grecs de souche ne représentent de toute évidence qu'une minorité de ces habitants et de ces fidèles, face à une majorité d'Albanais et de Valaques.
Musulmans et catholiques font, par ailleurs, en Grèce l'objet de mesures discriminatoires dénoncées avec force par l'archevêque catholique d'Athènes, Monseigneur Nikolaos Foscolos, dans un message de carême publié en mars 1995. L'article 3 de la Constitution de 1975 définit l'orthodoxie comme « la religion dominante en Grèce », les autres confessions, qualifiées de « cultes étrangers », n'étant que « tolérées » par le Code pénal grec. Une série de lois, édictées sous la dictature du général Metaxas à la fin des années 30 (les lois 1363/1938 et 1672/1939) et toujours en vigueur aujourd'hui, a pour but de maintenir dans les faits cette position dominante de l'orthodoxie en interdisant le « prosélytisme », c'est-à-dire tous les actes visant à convertir ses fidèles à d'autres cultes. C'est en application de ces lois qu'entre 1983 et 1994, 2 221 Témoins de Jéhovah ont été arrêtés et 67 condamnés à des peines de prison de 4 à 6 mois. La puissance de l'Eglise orthodoxe et la prégnance de l'orthodoxie dans la société grecque sont telles que lorsque le gouvernement avait essayé au printemps 1993 de rendre facultative la mention de la religion sur les cartes d'identité, il s'était heurté à l'opposition quasi-unanime de la classe politique, après que dans une encyclique le Saint-Synode eut appelé les Grecs « à prendre conscience de la menace qui [pesait] sur l'orthodoxie et l'hellénisme ». A cette occasion, le député socialiste Georges Prasianakis affirma constater « une complète identification entre l'orthodoxie et l'hellénisme » et le député d'extrême-gauche Manolis Drettakis déclara que si la Grèce existait, c'était « grâce à l'orthodoxie »."