Débat avec Jacques Marlaud : "Pour ou contre la Turquie", Eléments, n° 115, hiver 2004-2005 :
"Géographiquement, je ne crois pas qu'il y ait matière à controverse. Si l'on excepte ce qui lui reste de ses possessions en Europe, la Turquie fait partie du continent asiatique. De ce point de vue, l'Europe n'inclut pas la Turquie. Mais il s'agit de savoir si l'on parle de l'Europe ou de l'Union européenne, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. L'Europe est définie par la géographie, et aussi par l'histoire. L'Union européenne est une construction humaine résultant d'une volonté politique, où, il me semble, la Turquie peut avoir son mot à dire, du fait de la conjonction de deux aspirations: celle de certains pays membres de l'Union européenne, et non des moindres comme la Grande-Bretagne où l'Allemagne, favorables à l'intégration, celle des Turcs eux-mêmes qui, islamistes ou laïques, sont très majoritairement désireux d'entrer dans l'Union. Si l'on admet que ce désir de la Turquie (population et gouvernement) est la marque d'une volonté d'intégration progressive, tant politique que culturelle, à cette construction, si l'on considère aussi le chemin accompli par la Turquie depuis Atatürk et ce qu'elle demeure aujourd'hui, même sous un gouvernement de tendance islamique, si l'on reconnaît les gages qu'elle n'a cessé de donner de sa volonté de s'assimiler avant de s'intégrer à l'Union européenne, alors la Turquie peut y être admise. Après tout, dans certaines instances culturelles ou sportives, Israël est bien intégré au bloc européen. Autre exemple, qui montre que la géographie est moins déterminante que la volonté humaine, ces contrées tout de même assez lointaines qui, telles la Guadeloupe, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie, font partie de l'Union du fait de leur appartenance à la République française."
"L'erreur à mon sens capitale (peut-être même criminelle) des partisans d'une Europe à la fois fédérale et élargie consiste à associer prématurément un nombre de plus en plus grand à un parlement et à un gouvernement de l'Europe. Compte tenu du poids démographique de la Turquie, on pourrait en effet imaginer, par exemple, dans une Europe fédérée, un président turc entraînant sur la base de telle ou telle coalition l'Europe dans une direction où les autres pays membres ne voudraient pas aller... On n'en est pas là, et je ne souhaite pas qu'on y aille."
"Sous la contrainte, la Turquie a fait avec Atatürk le choix brutal et décisif de l'occidentalisation. Et puis, pendant toutes les années de la guerre froide, ce qui n'est pas rien, elle a vraiment monté la garde aux frontières de l'Occident. Elle a été son alliée, elle a été intégrée à l'Otan. C'est pourquoi, me semble-t-il, la Turquie est un pays qu'il serait dangereux de mécontenter, de braquer contre nous, auquel il ne faut marchander ni sa reconnaissance ni son amitié. Il ne faut pas la précipiter dans les bras de l'islamisme. Mais, pour autant, je ne crois pas qu'il faille étendre l'intégration de la Turquie au-delà des domaines économique et culturel, ce qui pose d'ailleurs, j'y reviens, la question de la définition de l'Union européenne. Dans l'état actuel des choses, il conviendrait peut-être de définir plusieurs cercles d'intégration. Je verrais bien un cercle d'intégration économique, culturel et stratégique assez large, qui inclurait les nouveaux pays « entrants » (dont potentiellement la Turquie), et un cercle d'intégration politique plus étroit, qui réunirait au fond les pays fondateurs de la communauté européenne. Leur association pose déjà tellement de problèmes qu'il ne me paraît pas raisonnable, dans un premier temps, d'y inclure d'autres membres. Aussi grande soit aujourd'hui notre amitié avec l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne ou même le Bénélux, des différends graves ne manqueraient pas de surgir au sein de ce cercle restreint sur certaines orientations politiques cruciales, en particulier en politique étrangère. Il se trouve que, par une chance historique inouïe, la France et l'Allemagne ont été du même côté dans l'affaire irakienne, ce qui n'était pas acquis d'avance. S'il y avait eu un gouvernement chrétien-démocrate en Allemagne, celle-ci se serait peut-être alignée sur les Etats-Unis... Qu'en serait-il si ce cercle était élargi! Donc, amitié avec la Turquie, entrée de la Turquie dans le club des 32, et peut-être, même, très vite, de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc, mais distinction entre le cercle large de l'Union européenne et cercle restreint de coopération renforcée entre pays de civilisation, de niveau et d'intérêts communs."
"S'il y a un point sur lequel je pourrais donner raison aux adversaires de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, c'est évidemment celui de l'histoire. J'ai lu ces derniers temps cet argument assez renversant en faveur de son entrée: « La Turquie, ça fait 500 ans qu'elle est impliquée dans les affaires européennes... Sa frontière a failli être Vienne... Elle a été un moment à Belgrade... Elle a été en bordure de l'Adriatique... La Turquie ayant été très longtemps une puissance européenne, pourquoi n'aurait-elle pas sa place dans l'Union européenne ? » C'est toute de même un peu fort. Certes, la Turquie a été largement présente en Europe depuis la fin du XVe siècle jusqu'au début du XXe, mais par la force et la violence, comme puissance occupante ! Mais la Turquie n'est plus la Sublime Porte, à aucun égard. La Turquie a changé. Non seulement parce qu'elle a été chassée des pays qu'elle occupait, mais encore parce qu'elle n'a plus, que je sache, de visée expansionniste, ni de volonté de revanche. Elle accepte les choses telles quelles sont. Et les choses telles quelles sont, c'est, sur les ruines de l'Empire ottoman, la construction d'une Turquie moderne, avec l'aide notamment de pays d'Europe comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne et même la France. D'autre part, la Turquie, c'est aussi une portion du continent européen, avec Istambul. Et Istambul, ce n'est pas rien, c'est une tradition de cosmopolitisme, de tolérance, d'ouverture, qui laisse bien augurer de ce que pourrait être une Turquie tournée vers notre continent. La Turquie qui entrerait dans l'Union européenne, ce n'est pas la Turquie des hauts plateaux, la Turquie réactionnaire, la Turquie islamiste, c'est la Turquie laïque et occidentalisée d'Atatürk. Le cauchemar, ce serait une Turquie rejetée par l'Europe et basculant dans l'islamisme, s'intéressant de très près au sort des républiques musulmanes de l'ex-URSS, développant un impérialisme dans cette région du monde et, pour terminer, se dotant de l'arme nucléaire."
"Je vais employer une comparaison extrêmement simple et, me semble-t-il, tout à fait éclairante. Nous venons d'acquérir une maison de campagne dans un petit village et nous allons pendre la crémaillère. Nous invitons la famille, naturellement, et les amis, mais aussi les voisins, et nous faisons une grande fête, à douze, à vingt-cinq, à trente-deux, et tout le monde est content... Même si nous ne nous sommes pas toujours bien entendus avec eux, nous n'allons pas dire aux voisins: on va pendre la crémaillère, mais vous n'en serez pas... Nous n'allons pas nous brouiller. Nous n'allons pas transformer des relations de bon voisinage, et même des relations amicales, en relations tendues et peut-être, même, en relations de haine. Et puis, une fois la pendaison de crémaillère faite avec trente-deux personnes, nous faisons un repas de famille entre nous, à cinq, six ou sept, auquel les autres ne sont pas invités. Alors, veillons à ne pas braquer la Turquie, à ne pas récuser la Turquie, à associer la Turquie à la grande fête européenne... Ce qui n'empêche pas que, dans un cercle plus restreint, certains choix soient faits en dehors de la Turquie."
"Emeutes d'Istanbul : vive le printemps turc !", Bvoltaire.fr, 3 juin 2013 :
"Des années, que dis-je, des décennies durant, la Turquie a humblement et désespérément gratté à la porte de l’Europe. La Turquie « nouvelle », telle que l’avait refondée Atatürk, laïque, républicaine, progressiste, membre de l’OTAN, meilleur et plus sûr allié des Etats-Unis à l’époque de la guerre froide, seul pays majoritairement musulman à entretenir des liens amicaux avec Israël, sentinelle avancée de l’Occident et de la modernité dans une région instable et hostile. A la candidature turque, l’Union européenne n’a répondu que par des sarcasmes, des faux-fuyants, des moratoires, bref des fins de non-recevoir plus ou moins déguisées. Je suis de ceux qui pensent qu’il y a eu là une grande occasion manquée."
"Géographiquement, je ne crois pas qu'il y ait matière à controverse. Si l'on excepte ce qui lui reste de ses possessions en Europe, la Turquie fait partie du continent asiatique. De ce point de vue, l'Europe n'inclut pas la Turquie. Mais il s'agit de savoir si l'on parle de l'Europe ou de l'Union européenne, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. L'Europe est définie par la géographie, et aussi par l'histoire. L'Union européenne est une construction humaine résultant d'une volonté politique, où, il me semble, la Turquie peut avoir son mot à dire, du fait de la conjonction de deux aspirations: celle de certains pays membres de l'Union européenne, et non des moindres comme la Grande-Bretagne où l'Allemagne, favorables à l'intégration, celle des Turcs eux-mêmes qui, islamistes ou laïques, sont très majoritairement désireux d'entrer dans l'Union. Si l'on admet que ce désir de la Turquie (population et gouvernement) est la marque d'une volonté d'intégration progressive, tant politique que culturelle, à cette construction, si l'on considère aussi le chemin accompli par la Turquie depuis Atatürk et ce qu'elle demeure aujourd'hui, même sous un gouvernement de tendance islamique, si l'on reconnaît les gages qu'elle n'a cessé de donner de sa volonté de s'assimiler avant de s'intégrer à l'Union européenne, alors la Turquie peut y être admise. Après tout, dans certaines instances culturelles ou sportives, Israël est bien intégré au bloc européen. Autre exemple, qui montre que la géographie est moins déterminante que la volonté humaine, ces contrées tout de même assez lointaines qui, telles la Guadeloupe, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie, font partie de l'Union du fait de leur appartenance à la République française."
"L'erreur à mon sens capitale (peut-être même criminelle) des partisans d'une Europe à la fois fédérale et élargie consiste à associer prématurément un nombre de plus en plus grand à un parlement et à un gouvernement de l'Europe. Compte tenu du poids démographique de la Turquie, on pourrait en effet imaginer, par exemple, dans une Europe fédérée, un président turc entraînant sur la base de telle ou telle coalition l'Europe dans une direction où les autres pays membres ne voudraient pas aller... On n'en est pas là, et je ne souhaite pas qu'on y aille."
"Sous la contrainte, la Turquie a fait avec Atatürk le choix brutal et décisif de l'occidentalisation. Et puis, pendant toutes les années de la guerre froide, ce qui n'est pas rien, elle a vraiment monté la garde aux frontières de l'Occident. Elle a été son alliée, elle a été intégrée à l'Otan. C'est pourquoi, me semble-t-il, la Turquie est un pays qu'il serait dangereux de mécontenter, de braquer contre nous, auquel il ne faut marchander ni sa reconnaissance ni son amitié. Il ne faut pas la précipiter dans les bras de l'islamisme. Mais, pour autant, je ne crois pas qu'il faille étendre l'intégration de la Turquie au-delà des domaines économique et culturel, ce qui pose d'ailleurs, j'y reviens, la question de la définition de l'Union européenne. Dans l'état actuel des choses, il conviendrait peut-être de définir plusieurs cercles d'intégration. Je verrais bien un cercle d'intégration économique, culturel et stratégique assez large, qui inclurait les nouveaux pays « entrants » (dont potentiellement la Turquie), et un cercle d'intégration politique plus étroit, qui réunirait au fond les pays fondateurs de la communauté européenne. Leur association pose déjà tellement de problèmes qu'il ne me paraît pas raisonnable, dans un premier temps, d'y inclure d'autres membres. Aussi grande soit aujourd'hui notre amitié avec l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne ou même le Bénélux, des différends graves ne manqueraient pas de surgir au sein de ce cercle restreint sur certaines orientations politiques cruciales, en particulier en politique étrangère. Il se trouve que, par une chance historique inouïe, la France et l'Allemagne ont été du même côté dans l'affaire irakienne, ce qui n'était pas acquis d'avance. S'il y avait eu un gouvernement chrétien-démocrate en Allemagne, celle-ci se serait peut-être alignée sur les Etats-Unis... Qu'en serait-il si ce cercle était élargi! Donc, amitié avec la Turquie, entrée de la Turquie dans le club des 32, et peut-être, même, très vite, de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc, mais distinction entre le cercle large de l'Union européenne et cercle restreint de coopération renforcée entre pays de civilisation, de niveau et d'intérêts communs."
"S'il y a un point sur lequel je pourrais donner raison aux adversaires de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, c'est évidemment celui de l'histoire. J'ai lu ces derniers temps cet argument assez renversant en faveur de son entrée: « La Turquie, ça fait 500 ans qu'elle est impliquée dans les affaires européennes... Sa frontière a failli être Vienne... Elle a été un moment à Belgrade... Elle a été en bordure de l'Adriatique... La Turquie ayant été très longtemps une puissance européenne, pourquoi n'aurait-elle pas sa place dans l'Union européenne ? » C'est toute de même un peu fort. Certes, la Turquie a été largement présente en Europe depuis la fin du XVe siècle jusqu'au début du XXe, mais par la force et la violence, comme puissance occupante ! Mais la Turquie n'est plus la Sublime Porte, à aucun égard. La Turquie a changé. Non seulement parce qu'elle a été chassée des pays qu'elle occupait, mais encore parce qu'elle n'a plus, que je sache, de visée expansionniste, ni de volonté de revanche. Elle accepte les choses telles quelles sont. Et les choses telles quelles sont, c'est, sur les ruines de l'Empire ottoman, la construction d'une Turquie moderne, avec l'aide notamment de pays d'Europe comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne et même la France. D'autre part, la Turquie, c'est aussi une portion du continent européen, avec Istambul. Et Istambul, ce n'est pas rien, c'est une tradition de cosmopolitisme, de tolérance, d'ouverture, qui laisse bien augurer de ce que pourrait être une Turquie tournée vers notre continent. La Turquie qui entrerait dans l'Union européenne, ce n'est pas la Turquie des hauts plateaux, la Turquie réactionnaire, la Turquie islamiste, c'est la Turquie laïque et occidentalisée d'Atatürk. Le cauchemar, ce serait une Turquie rejetée par l'Europe et basculant dans l'islamisme, s'intéressant de très près au sort des républiques musulmanes de l'ex-URSS, développant un impérialisme dans cette région du monde et, pour terminer, se dotant de l'arme nucléaire."
"Je vais employer une comparaison extrêmement simple et, me semble-t-il, tout à fait éclairante. Nous venons d'acquérir une maison de campagne dans un petit village et nous allons pendre la crémaillère. Nous invitons la famille, naturellement, et les amis, mais aussi les voisins, et nous faisons une grande fête, à douze, à vingt-cinq, à trente-deux, et tout le monde est content... Même si nous ne nous sommes pas toujours bien entendus avec eux, nous n'allons pas dire aux voisins: on va pendre la crémaillère, mais vous n'en serez pas... Nous n'allons pas nous brouiller. Nous n'allons pas transformer des relations de bon voisinage, et même des relations amicales, en relations tendues et peut-être, même, en relations de haine. Et puis, une fois la pendaison de crémaillère faite avec trente-deux personnes, nous faisons un repas de famille entre nous, à cinq, six ou sept, auquel les autres ne sont pas invités. Alors, veillons à ne pas braquer la Turquie, à ne pas récuser la Turquie, à associer la Turquie à la grande fête européenne... Ce qui n'empêche pas que, dans un cercle plus restreint, certains choix soient faits en dehors de la Turquie."
"Emeutes d'Istanbul : vive le printemps turc !", Bvoltaire.fr, 3 juin 2013 :
"Des années, que dis-je, des décennies durant, la Turquie a humblement et désespérément gratté à la porte de l’Europe. La Turquie « nouvelle », telle que l’avait refondée Atatürk, laïque, républicaine, progressiste, membre de l’OTAN, meilleur et plus sûr allié des Etats-Unis à l’époque de la guerre froide, seul pays majoritairement musulman à entretenir des liens amicaux avec Israël, sentinelle avancée de l’Occident et de la modernité dans une région instable et hostile. A la candidature turque, l’Union européenne n’a répondu que par des sarcasmes, des faux-fuyants, des moratoires, bref des fins de non-recevoir plus ou moins déguisées. Je suis de ceux qui pensent qu’il y a eu là une grande occasion manquée."