Jacqueline Thome-Patenôtre, "Nouvelles données du problème turc", Revue des deux Mondes, juillet 1986, p. 46-48 :
En juin 1985, rentrant de Turquie, j'avais pu observer l'état médiocre des relations de la Turquie avec les pays de la C.E.E., confirmé lors d'un débat du Parlement européen, en octobre 1985, où une majorité de députés, à laquelle je m'honore de ne pas avoir appartenu, avait adopté le rapport du travailliste anglais d'extrême gauche, M. Balfe, qui était hostile à la reprise des relations C.E.E.-Turquie, jugeant insuffisant le respect des droits de l'homme dans ce pays.
Pourtant, j'ai pu personnellement constater que le premier ministre turc, M. Türgut Ozal, agissait dans le sens d'une réelle et rapide démocratisation : adoption d'une nouvelle constitution en 1982, levée quasi générale de la loi martiale, formation de partis politiques, expression libre dans la presse, alors même que l'environnement menaçant pourrait constituer un handicap insurmontable.
Voilà, en effet, un pays de 780 000 km2, de 50 millions d'habitants, s'étendant sur deux continents, ayant des frontières avec l'U.R.S.S. (600 km), l'Iran (450 km), l'Irak, la Syrie, la Grèce, la Bulgarie.
La Turquie est, en outre, confrontée à la tentation séparatiste kurde, trop souvent sous-estimée et que certains tendent à exploiter.
Elle se voit reprocher son attitude à propos du « génocide » arménien de 1915, alors que ceux qui en demandent la reconnaissance officielle par le gouvernement turc n'hésiteront pas, dans une étape ultérieure, à réclamer la création d'une république arménienne autonome, atteignant ainsi leur but réel de déstabilisation.
Malgré cela, ou grâce à cela, la Turquie tourne encore ses espoirs vers l'Europe et l'Occident (Alliance atlantique, Conseil de l'Europe, association avec la C.E.E.). Il est impératif, dans l'intérêt même des nations européennes, qu'elle ne soit pas déçue dans cette attente, car la fierté de ce peuple européophile pourrait l'amener, à force d'indifférence ou de critiques de notre part, à se tourner vers d'inquiétants partenaires.
Déjà, cette république laïque, cas exceptionnel parmi les pays musulmans, est traversée par des courants islamiques intégristes, qui battent en brèche l'héritage de Mustapha Kemal. Si l'Atatürk est toujours vénéré, sa pensée politique, largement tournée vers l'Europe est, aujourd'hui, dans les faits, et malgré un unanimisme de façade, partiellement contestée.
Une évolution favorable
En revanche, en mai 1986, à nouveau invitée en Turquie dans le cadre d'une délégation parlementaire où j'étais seule à représenter notre pays, j'ai fait part au président de la République, le général Evren, au premier ministre, M. Türgut Ozal, et au président de la Grande Assemblée nationale turque, M. Necmettin Karaduman, d'un certain nombre de signes récents et favorables que j'ai discernés en Europe, notamment en France, et j'ai pu me rendre compte combien les entretiens positifs tenus à Paris quelques jours auparavant entre M. Jacques Chirac et son homologue, M. Türgut Ozal, avaient été appréciés par les Turcs.
Cette attitude nouvelle contrastait singulièrement avec les relations inamicales ayant existé entre nos gouvernements socialistes successifs et le gouvernement civil et républicain de M. Ozal.
Déjà, en ce qui concerne l'Europe, la Turquie a obtenu un réel succès diplomatique au Conseil de l'Europe, puisqu'elle y a retrouvé son rang au Comité des affaires étrangères des vingt et un, dont elle devrait assurer la présidence à partir de novembre prochain : seuls six pays sur vingt et un ont voté contre le principe de la présidence turque, parmi lesquels seulement trois membres de la C.E.E. : la Grèce (bien sûr), le Luxembourg et le Danemark.
(J'ai volontairement peu évoqué, dans ce court article, les rapports difficiles turco-grecs, et notamment la question cypriote, car ils demanderaient de longs développements sans constituer cependant « une nouvelle donnée » du problème turc.)
Sur le plan français, le premier ministre Jacques Chirac, indiquant clairement qu'il entendait tenir un rôle actif dans le domaine des relations internationales, a donné une impulsion et une orientation nouvelles aux rapports franco-turcs, dont témoigne la visite, les 23 et 24 mai, en Turquie, de notre ministre de la Défense qui a abordé, en plus du domaine qui lui est propre, l'ensemble des relations économiques et culturelles entre les deux pays.
Il importe que cette évolution objective heureuse, tant sur le plan européen que national, se poursuive et s'amplifie ; que des échanges interparlementaires aient lieu et que les Français connaissent mieux les Turcs, qui possèdent un remarquable sens de l'hospitalité, qui habitent un pays superbe où les monuments grecs le disputent aux paysages surprenants de la Cappadoce, au fourmillement intense d'Istanbul ou encore aux beautés de la côte, d'Izmir (l'antique Smyrne) au golfe d'Antalya.
Au-delà de cette évocation touristique, je voudrais insister, en conclusion, sur le fait que ces « nouvelles données » montrent l'importance de la Turquie, de son rôle et de son engagement vis-à-vis des nations occidentales ainsi que la nécessité, de la part de l'Europe, de montrer plus de lucidité et de réalisme à l'égard d'un pays menacé, convoité et fragilisé par notre propre inertie.