Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l'esclave sarrasin, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 60-65 :
"Les Turcs ottomans représentaient un danger considérable. Mais, dans l'atmosphère nouvelle du XVe siècle, on y voyait plus un danger temporel ou culturel qu'un danger idéologique. Ceux-mêmes qui partirent défendre la chrétienté étaient souvent mus par l'idéal chevaleresque plus que par le zèle religieux. Beaucoup d'esprits, certes, rêvaient encore à la croisade, à une reconquête des territoires musulmans, surtout de ceux récemment pris aux chrétiens comme les Balkans où on pensait pouvoir compter sur un soulèvement général contre le Turc. Mais les circonstances contraignirent à la défensive. Et jamais l'expansion du christianisme ne parut mériter aux yeux des princes qu'ils y sacrifiassent leurs intérêts politiques, éventuellement nationaux, ni aux yeux des masses une mobilisation comme on en avait vu auparavant. Henri VIII le disait clairement à l'ambassadeur vénitien en 1516. Dès lors, l'Empire ottoman devenait pour les réalistes une puissance comme une autre et même, de par ses conquêtes, une puissance européenne, beaucoup plus proche que n'avait été depuis longtemps aucune puissance musulmane, avec laquelle par conséquent il était impérieux d'avoir des rapports politiques. L'alliance, la neutralité, la guerre dépendraient de facteurs politiques dégagés de l'idéologie religieuse. Si celle-ci restait une foi très fidèlement conservée dans le fond des coeurs, on pensait pouvoir la mettre entre parenthèses (provisoirement croyait-on !) pour des opérations politiques « sérieuses ».
On commença à voir en Europe des ambassadeurs ottomans séjourner pendant de longues périodes. Ainsi à Venise. On traita avec le Turc. Alors que le chimérique Charles VIII croyait conquérir l'Italie comme base pour une croisade, pour la reconquête de Constantinople et de Jérusalem, la papauté recevait de 1490 à 1494 une redevance annuelle du sultan ottoman Bayezid II pour retenir prisonnier son frère et rival Djem. Le pape Alexandre VI Borgia reçut en grande solennité à Rome en 1493 l'ambassadeur du Grand Turc au sein du Consistoire secret, entouré de cardinaux, d'évêques et d'ambassadeurs européens. Nous pouvons lire dans Commynes cette phrase étonnante pour un esprit médiéval : « Le Turc... leur envoya incontinent [aux Vénitiens] ambassadeur... qui, à la requeste du pape, les menassoit s'ils ne se desclaroient contre le roy [de France]. » Et, en effet, le pape envoya en 1494 au sultan une lettre dont nous avons le texte, lui dénonçant les projets de croisade de Charles VIII, lui demandant de faire intervenir les Vénitiens contre lui, avertissant seulement de s'abstenir « pendant un certain temps » d'attaquer la Hongrie ou d'autres pays chrétiens, ce qui le mettrait dans une situation délicate. En revanche, Bayezid lui recommande d'élever Nicolas Cibo au cardinalat et avant tout de faire mourir Djem, moyennant versement de 300 000 ducats et promesse sur le Coran de ne nuire en rien aux chrétiens. L'accord semble bien avoir été observé. Deux ans plus tard, Milan, Ferrare, Mantoue et Florence se mirent d'accord pour payer les Turcs afin d'attaquer Venise. Deux ans plus tard encore, Venise et la France se préparant à attaquer Milan, Ludovic le More, duc de Milan et d'autres princes italiens avertissent Bayezid que la prise de Milan ne serait qu'un premier pas vers la croisade. Sur quoi, le sultan déclare la guerre à Venise. Quelques décennies plus tard, alors que Soliman le Magnifique conquérait la Hongrie et était près de faire de la Méditerranée un lac turc, François Ier contractait avec lui une alliance active et ils combinaient leurs mouvements militaires contre Charles Quint (1535). Encore prenait-il des précautions idéologiques pour se défendre du point de vue de la doctrine chrétienne. Mais, en 1588, Elisabeth d'Angleterre dénonce au sultan le roi d'Espagne comme un chef des idolâtres. L'alliance est cette fois proposée sur le plan idéologique lui-même : monothéistes stricts contre catholiques aux multiples cultes suspects.
Le fait est significatif même en tenant du manque de sincérité de la reine vierge. Des tractations semblables à celles du XVe et du XVIe siècle avaient eu lieu en Orient du temps des Etats croisés. Mais c'était là de la politique coloniale. Il était tout différent que ces choses se passent au coeur de l'Europe. En Italie, non seulement tous les Etats un peu importants avaient un jour ou l'autre conspiré avec les Turcs contre leurs rivaux, mais encore des populations entières menaçaient des gouvernements oppressifs d'accueillir de bonne grâce une éventuelle invasion turque comme avait fait une partie des chrétiens balkaniques.
Les Turcs étaient donc intégrés dans le concert européen au niveau politique. Ce n'est pas dire qu'ils l'étaient de toutes les façons. Naturellement, l'élément de contradiction idéologique, l'hostilité religieuse, ne disparaissait pas, loin de là. Comme l'a montré Norman Daniel, les traits essentiels de l'image de la foi musulmane qu'on s'était forgée au Moyen Age, image polémique et apologétique, en bonne partie méprisante et incompréhensive, se continuaient sans changement. Pourtant l'intensité des haines religieuses au sein du christianisme même faisait apparaître l'islam comme un cas moins extraordinaire et moins repoussant. Au Moyen Age déjà, il avait été considéré comme un schisme, une hérésie du christianisme. C'est ainsi que le voyait Dante. A l'heure où les schismes se multipliaient, non seulement comme idéologies mais avec leur mouvance politique tout comme l'islam, il ne s'agissait plus que de classer celui-ci dans une hiérarchie où il n'apparaissait pas forcément comme le plus nocif.
Au niveau culturel aussi, si certains intégraient les Turcs, dans les généalogies fabuleuses à la mode à l'époque, comme frères des nations européennes, les faisant descendre des Troyens, de leur roi Priam ou de ses ancêtres, tout comme les Français et les Italiens, d'autres protestaient contre cette thèse qui aboutissait à reconnaître comme légitime le turquisme de l'Anatolie, quoique la revanche contre Agamemnon et les siens par la conquête de la Grèce et des Balkans pût paraître excessive. Les tenants de la seconde thèse les faisaient plutôt descendre des Scythes, ce qui permettait une version humaniste de la vieille hostilité chrétienne. Il ne s'agissait plus tant de lutte contre les infidèles que d'une défense contre les barbares (bellum contra barbaros, lieu commun rhétorique de l'époque) qui ravissait les esprits nourris d'Hérodote et de Xénophon.
L'Islam s'identifiait pratiquement aux Turcs et le mot « turc » devenait synonyme de musulman. On apprenait à connaître les Iraniens dont l'hostilité politique et religieuse contre l'Empire ottoman offrait prise à des tractations politiques complexes. Au loin, le contact était pris aussi avec les musulmans de l'Inde et leurs merveilleux souverains les Grands Mogols. Quant aux Arabes, réduits à peu près au néant politique, ils n'apparaissaient plus que très secondairement dans le tableau qu'on se faisait de l'Orient, identifiés à peu près aux Bédouins pillards comme la tendance était de le faire dès l'époque de Joinville au moins. Le terme de sarrasin s'effaçait peu à peu de l'usage courant.
Même rejetés dans la barbarie scythique quant à leurs origines par les pédants, les Turcs musulmans n'en restaient pas moins les maîtres du plus puissant empire de l'Europe, les possesseurs de Constantinople avec ses merveilles, maintenant accessibles grâce au progrès des communications. La pompe de la Sublime Porte impressionnait fort les Européens et sa puissance en imposait."
Voir également : L'appartenance de l'Empire ottoman au système diplomatique européen
Les Ottomans et l'Europe
Les papes et les sultans