jeudi 28 juin 2012

Jacques Soustelle




Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table Ronde, 1968, p. 126-127 :

"Les gaullistes, de leur côté, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour m'appuyer [en 1957]. J'étais aux Nations Unies quand eut lieu à Bordeaux, sous la présidence de Chaban-Delmas, le congrès des républicains-sociaux. Une conversation par téléphone transatlantique en « duplex » fut arrangée ; et tandis que je regardais, d'une fenêtre du building de l'O.N.U., la pluie tomber sur les eaux grises de l'East River, me parvenaient de Bordeaux la voix de Chaban et les acclamations d'un millier de congressistes réunis à l'Alhambra. « Mon cher Jacques, dit Chaban-Delmas, nous aimerions bien entendre de votre bouche comment se présentent les affaires pour lesquelles vous faites un travail remarquable, car personne ici ne doute que si vous n'aviez pas été là-bas depuis quelques semaines nous n'aurions pratiquement aucune chance de nous en tirer. » Dans ma réponse, je soulignai le fait que les discours interminables et haineux de nos adversaires avaient ouvert les yeux des représentants de nombreux pays. « Ils ont discerné, dis-je, avec inquiétude et irritation le visage de l'impérialisme pan-arabe et l'alliance de cet impérialisme avec les Soviets. » Je rendis hommage à l'attitude de divers pays européens, des Latino-Américains, de la Turquie, et au discours « très amical » de Cabot Lodge. Chaban reprit : « Avant de nous séparer, je voudrais vous exprimer l'amitié, la confiance, l'affection de tous nos compagnons... chacun de nous a mesuré que votre voyage, votre présence à l'O.N.U., votre déplacement en Amérique centrale, votre retour à l'O.N.U. et le travail que vous faites actuellement ont été littéralement décisifs... Vous là-bas, nous sommes tranquilles, nous les gaullistes ici. » "



Sur une route nouvelle, Paris, Editions du Fuseau, 1964, p. 46 :

"Il est frappant d'observer que les Britanniques, quand ils ont quitté Chypre, où ils n'avaient pas à se préoccuper du sort d'une population d'origine anglaise, ont exigé et obtenu pour la minorité turque des garanties véritables que la France n'a même pas essayé d'obtenir pour les Européens d'Algérie." 


Conférence : "Que faire en Méditerranée ?", Théâtre Marigny, 20 octobre 1970 :

"(...) la Turquie aujourd'hui quelquefois s'interroge. Elle est dangereusement placée, avec une énorme frontière le long de l'Union Soviétique. Elle peut à bon droit se demander si elle disposerait de tout le soutien, non seulement militaire, mais économique, dont elle a besoin. Je crois en particulier qu'un pays comme le nôtre, plutôt que de gaspiller bien souvent son argent et celui de ses contribuables dans une entreprise d'aide au « Tiers Monde », dont on ne voit jamais se profiler les résultats positifs, devrait apporter un soutien à la Turquie, pour l'étayer dans sa position de gardien des Détroits.

Je crois que cela est d'une importance absolument capitale. Si l'on admet cette importance stratégique et géopolitique de la Turquie, il en résulte qu'il faut admettre aussi le rôle crucial d'Israël dans cette partie du monde, car personne ne peut douter que si le bastion israélien venait à s'effondrer, la position de la Turquie deviendrait intenable.

Ce n'est pas là une hypothèse que j'avance à la légère. Je m'appuie sur des réalités, et sur des propos parfaitement clairs qui ont été tenus."


Le Figaro, 15 avril 1987 :

"Il est navrant de constater que la Turquie, membre du Conseil de l'Europe depuis 1949, de l'OTAN depuis 1951, n'a pas encore pu être admise ces temps derniers au sein de la Communauté Européenne. (...) dans une région du monde où règnent l'arbitraire et la violence (...) le tout sous l'oeil de la "superpuissance" la plus proche, l'Union soviétique (...) la Turquie se trouve, qu'on le veuille ou non, à l'extrémité la plus exposée de notre continent.

Il n'est pas nécessaire d'être diplômé de l'école de guerre pour comprendre qu'en cas de conflit entre l'Est et l'Ouest le front terrestre et le front naval dépendant de la Turquie seraient d'importance vitale. Leur effondrement ouvrirait la Méditerranée aux forces d'agression et scellerait le destin du Proche-Orient.

L'Europe, certes, voit avec satisfaction le Gouvernement d'Ankara imposer les efforts énormes qu'exigent le maintien et l'équipement de ses forces armées. Fort bien : mais l'économie de la Turquie, sa modernisation, son expansion, conditions fondamentales de son potentiel de défense, seraient de toute évidence grandement renforcées par son entrée dans la Communauté Européenne.

Tel est, en quelques mots, l'essentiel : partenaire irremplaçable de l'Europe pour sa défense, la Turquie ne devrait-elle pas être aussi son partenaire pour la paix et le progrès ?" 


Le Figaro, 14 janvier 1988 : 

"On mesure facilement combien serait néfaste pour nous, pour l'Europe tout entière, une profonde déstabilisation de la Turquie ou son passage dans le camp totalitaire."


Voir également : Charles de Gaulle

L'amitié franco-turque

dimanche 24 juin 2012

Théophile Gautier




Théophile Gautier, préface à La Turquie pittoresque : histoire, moeurs, description de William Alexander Duckett, Paris, Victor Lecou, 1855, p. XI-XIII :

"Les Turcs, quoique se croyant en possession de la vraie foi, n'ont pas d'aversion pour les religions différentes de la leur ; ce qu'ils méprisent, ce sont les athées ou les idolâtres. L'islamisme, débarrassé de son fatras de commentaires, a la grandeur austère et un peu nue du protestantisme. Allah règne seul dans sa terrible unité au fond d'un ciel solitaire, au-dessus des houris vertes, rouges et blanches, concession de l'âpre génie de Mahomet aux sensualités asiatiques ; c'est, en dehors du christianisme, la plus pure conception de Dieu. En parcourant les mosquées, il est impossible de ne pas être frappé de cette absence de toute image humaine et de cette ornementation géométrique composée de lignes brisées, croisées, enchevêtrées, n'exprimant que l'idée abstraite. Calvin et Luther n'auraient rien à retrancher dans un temple musulman. — Quant à la morale, elle prescrit les mêmes préceptes d'humanité générale que les autres religions. Maintenant, sans que la foi soit affaiblie, l'habitude de voir des Français, des Anglais, des Allemands, a fait tomber ces habitudes farouches d'avanie et d'insulte ; un étranger d'un maintien tranquille et décent peut parcourir Constantinople en tous les sens, il y sera certes plus en sûreté et plus à l'abri des railleries grossières qu'un Turc en costume se promenant dans un faubourg de Paris. — Nous-même nous sommes entré, à toute heure de nuit et de jour, dans des cafés borgnes fréquentés par des Hammals, des matelots et de pauvres diables tout en haillons, qui se levaient pour nous faire place avec une politesse que nous n'aurions pas rencontrée aux cabarets de la Halle et de la Cité. Les Turcs sont pleins de bonhomie et de simplicité : leur loyauté est connue, la parole d'un Turc vaut toutes les signatures et tous les billets du monde. Les cruautés, nécessaires peut-être, de quelques sultans ou de quelques vizirs, dans des circonstances décisives, ont donné à la nation un aspect féroce qui n'est pas justifié par les mœurs habituelles. Abdul-Medjid est d'une douceur charmante ; quand il a ceint le glaive d'Othman à la mosquée d'Eyoub, il a refusé d'égorger le mouton traditionnel dans la cérémonie d'investiture. Ce n'est pas, du reste, une sensiblerie de parade et qui se borne aux animaux ; si vous rasez les rives du Bosphore en caïque, vous entendrez parfois sortir des fenêtres d'un délicieux palais d'été une phrase des Puritains ou de don Pasquale, jouée d'une main encore un peu timide ; c'est le frère d'Abdul-Medjid, qui charme ses loisirs par la musique : autrefois, la raison d'Etat lui eût passé au col le cordon des muets."

Elisée Reclus




Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes, tome IX : "L'Asie antérieure", Paris, Librairie Hachette et Cie, 1884 :

"Sur le côté asiatique du Bosphore, notamment autour de l'Olympe, où la race est moins mélangée qu'ailleurs, les Osmanli se montrent encore avec leurs qualités naturelles ; ils se sentent plus chez eux que dans la Thrace, au milieu de tant de populations étrangères, Grecs, Bulgares, Albanais. Le Turc que l'usage du pouvoir n'a pas corrompu, que l'oppression n'a pas avili, est certainement un des hommes qui plaisent le plus par l'ensemble des qualités. Jamais il ne trompe : honnête, probe, véridique, il est pour cela même tourné en dérision ou pris en pitié par ses voisins, le Grec, le Syrien, le Persan, le Haïkane [l'Arménien]. Très solidaire avec les siens, il partage volontiers, mais il ne demande point ; quoi qu'on dise, l'abus du bakchich est bien plus grand en Europe que dans les pays d'Orient, en dehors des villes où se presse la foule des Levantins. Est-il un voyageur, même parmi les plus fiers ou les plus méfiants, qui n'ait été profondément touché de l'accueil cordial et désintéressé des villageois turcs ? Dès qu'il aperçoit l'étranger, le chef de famille chargé de le recevoir vient l'aider à descendre de sa monture, le salue d'un bon sourire et d'un geste charmant, étend à la place d'honneur son tapis le plus précieux, l'invite à s'y reposer et, tout joyeux d'être utile, prépare aussitôt le repas. Respectueux, mais sans bassesse, comme il convient à un homme qui se respecte lui-même, il ne fait point de questions indiscrètes ; d'une tolérance absolue, il se garde d'engager aucune discussion religieuse, comme le Persan s'y laisse aller trop volontiers. Sa foi lui suffit ; il lui semblerait malséant d'interroger l'hôte sur les secrets de la conscience.

Dans la famille, la bienveillance, l'équité du Turc ne se démentent point. En dépit de l'autorisation que donne le Coran et malgré l'exemple des pachas, la monogamie est de règle chez les Osmanli d'Asie, et l'on cite des villes entières, comme Phocée, qui ne présentent pas un seul cas de polygamie. Dans les campagnes, il est vrai, des Turcs prennent une seconde femme, « pour avoir une servante de plus » ; de même, dans quelques villes industrielles, ils augmentent par le mariage le nombre de leurs ouvrières. Mais qu'il ait une ou plusieurs femmes, le Turc est en général beaucoup plus respectueux des liens conjugaux que les Occidentaux ; quoi qu'on en dise par habitude, la famille n'est pas moins unie chez les Osmanli musulmans que chez les chrétiens d'Europe. Maîtresse absolue dans son intérieur, la femme est toujours traitée avec bienveillance ; les enfants, si jeunes qu'ils soient, sont déjà considérés comme des égaux en droit, et sans forfanterie, avec une gravité naturelle qui semble au-dessus de leur âge, ils prennent part à la conversation des grands ; mais vienne l'heure du jeu, ils courent, luttent, sautent, cabriolent avec non moins d'entrain que les enfants d'Europe. La bonté naturelle des Turcs s'étend presque toujours aux animaux domestiques, et dans maint district les ânes ont encore droit à deux jours de congé par semaine. La basse-cour, présidée par la « pieuse » cigogne, qui perche sur une branche de platane ou sur le faite de la demeure, présente aussi le tableau d'une famille heureuse. Dans les villages où sont représentées les deux races prépondérantes, les Turcs et les Grecs, il n'est pas nécessaire d'entrer dans les demeures pour connaître la nationalité de ceux qui les habitent : c'est le toit du Turc qu'a choisi la cigogne.

Quoique descendants de la race conquérante, dans laquelle se recrutent surtout les fonctionnaires du gouvernement, les Turcs ne sont pas moins opprimés que les autres nationalités de l'Empire, et dans les ambassades personne n'intercède en leur faveur. L'impôt, affermé d'ordinaire à des Arméniens, devenus en réalité les pires oppresseurs de la contrée, pèse lourdement sur les pauvres Osmanli, accablés en outre de bien d'autres charges. Quand passent des fonctionnaires ou des soldats, les villageois sont obligés de fournir gratuitement à tous les besoins des visiteurs, et souvent cette hospitalité forcée les appauvrit autant que l'eût fait un pillage régulier. Lorsque la rumeur publique annonce le passage imminent d'employés ou de militaires, les habitants des villages abandonnent leurs demeures et vont se réfugier dans les forêts ou les gorges des montagnes. La conscription pèse uniquement sur les Turcs, comme si le sultan voulait changer aux dépens de sa race le centre de gravité des populations, et chez un peuple où les sentiments de la famille sont aussi développés, cet impôt du sang est tout spécialement abhorré." (p. 543-545)


Elisée Reclus, L'Homme et la Terre, tome V, Paris, Librairie universelle, 1905 :

"Pour justifier l'existence des frontières, dont l'absurdité saute quand même aux yeux, on tire argument des nationalités, comme si les groupements politiques avaient tous une constitution normale et qu'il y eût superposition réelle entre le territoire délimité et l'ensemble de la population consciente de sa vie collective. Sans doute, chaque individu a le droit de se grouper, de s'associer avec d'autres suivant ses affinités, parmi lesquelles la communauté de moeurs, de langage, d'histoire est la première de toutes en importance, mais cette liberté même du groupement individuel implique la mobilité de la frontière ; combien peu en réalité le franc vouloir des habitants est-il franchement d'accord avec les conventions officielles !

La révolte de la Grèce, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, fut l'événement qui donna le plus de corps à ce principe illusoire des nationalités, auquel on a voulu donner une vertu spéciale, comme s'il y avait au droit d'insurrection d'autre origine essentielle que la volonté de l'individu s'unissant à d'autres volontés. Les prodigieux événements que se rappelaient les classiques et les romantiques de la bourgeoisie instruite, les noms d'Athènes, de Marathon, de Platées, de Salamine agissaient sur les esprits comme un exorcisme : tandis que les révoltés de la Morée et des îles s'insurgeaient simplement pour se débarrasser des exacteurs osmanli, leurs amis de l'Europe occidentale, les « philhellènes », croyaient assister à une résurrection des MiItiade et des Périclès ; la Grèce antique surgissait de son tombeau avec les Botzaris et les Capo d'Istria. L'opposition des races et des langues entre Grecs européens et Turcs de provenance asiatique, de même que le contraste des religions entre chrétiens et musulmans, entre la croix et le croissant, aidait encore à fortifier dans les esprits l'idée chimérique de l'existence de nationalités réelles constituant des êtres collectifs ; la question de l'origine vraie des Grecs modernes, Chkipetar ou Slaves, n'était posée que pour un petit nombre d'érudits.

Après l'expérience de la Grèce et la solution boiteuse que lui donnèrent les grandes puissances européennes, vint la formation de l'Italie, plus caractéristique au point de vue des nationalités que ne l'avait été la tentative presqu'avortée de l'émancipation hellénique, car, tandis que la nation grecque, dispersée sur tous les rivages de l'Orient, n'offre de frontière précise en aucune partie de son domaine, la population de langue italienne correspond d'une manière assez exacte aux contours géographiques de la Péninsule : le Alpi che cingono l'Italia limitent, sauf quelques enclaves, la contrée dove suona il si. D'ailleurs cette unité italienne, qui semblait si bien indiquée par l'enceinte en amphithéâtre des Alpes, avait été clamée d'avance par de très nombreux écrivains : dès les âges de la Révolution française, elle était devenue la revendication par excellence de tous les patriotes de la Péninsule. Et que de fois ceux-ci, passant du vouloir à l'action, tentèrent l'oeuvre d'affranchissement d'unification de l'Italie ! L'ensemble de ces tentatives constitue l'une des épopées les plus remarquables que nous présente l'histoire des peuples. (...)

Ainsi l'Allemagne comme l'Italie et comme la Grèce — car celle-ci, dans ses ambitions nationales, ne se gêne point pour revendiquer comme autant d'Hellènes bien des Roumains, des Albanais, des Slaves et même des Turcs de la Macédoine, de la Thrace et des îles —, toutes ces nations aux grands appétits n'ont plus le droit de reprocher aux autres, France, Grande Bretagne ou Russie, de ne pas avoir respecté dans leurs annexions amiables ou leurs conquêtes brutales, le « principe » des nationalités. Le fait est que les uns et les autres se sont également laissé guider par un esprit collectif de spoliation et de pillage, et cet esprit se manifeste surtout quand il s'agit de terres lointaines que l'on qualifie hypocritement de « colonies », quoique, pour la plupart, elles ne deviennent point des lieux de séjour pour les émigrés du pays conquérant et restent uniquement des contrées d' « exploitation » à outrance où des militaires vont se « dévouer pour la gloire de la patrie », et où des spéculateurs essaient de s'enrichir par le travail gratuit d'esclaves, de « coolies », « boys » ou corvéables. Naturellement, on accompagne tous ces attentats du jargon voulu relatif à la « lutte pour l'existence » ; des noms de savants, des formules tronquées, des affirmations pédantesques donnent un air philosophique aux antiques préjugés, aux vanités héréditaires, aux passions haineuses. Des mots grecs, des tournures allemandes justifient les massacres et les conquêtes aux yeux des coupables ; il leur suffit de se dire issus d'une race supérieure et d'en fournir comme preuve évidente la force, la brutalité même. « C'est ce que faisaient, sans avoir appris l'anthropologie les anciens Hébreux quand ils égorgeaient sans remords Philistins et Amalécites »." (p. 318-323)

"(...) les ressources de toute nature, en hommes, en terres, en produits variés, que possède la Turquie, en Europe et dans l'Asie antérieure, dans les limites qu'on a bien voulu lui laisser pour un temps, sont encore d'une haute valeur. D'abord le peuple turc est, en Europe, celui dont les individus sont les plus forts et les plus sains ; s'il n'est pas le plus intelligent, s'il est même le moins souple à l'adaptation, c'est du moins le plus honnête et le plus sincère, de même que le plus sobre et celui qui use le moins de boissons excitantes. (...)

Il faut remarquer que dans l'Orient turc, l'administration s'occupe fort peu des subdivisions territoriales ; les indigènes relèvent de telle ou telle autorité, non en vertu du lieu qu'ils habitent mais en vertu de la religion qu'ils professent ; des habitants dont les maisons sont contigües se trouvent soumis à des impôts autres et régis par des lois différentes parce que leur dieu — ou le cérémonial d'adoration du même dieu — n'est pas le même. Cette conception de gouvernement, qui ferait honneur à la tolérance des Turcs, si elle n'était accompagnée d'autres pratiques moins louables, explique comment il n'y eut jamais, chez les habitants de l'Empire, de conscience commune ; toujours ils se sentirent désunis, entraînés par des intérêts hostiles, animés d'ambitions différentes. L'unité artificielle qui leur fut donnée pendant les périodes d'expansion et de conquête provint uniquement de la solidité des armées, c'est-à-dire du régime de la terreur. Mais dès que ce lien de la force vint à se relâcher, même à se détendre complètement, les peuples, ennemis surtout par la volonté gouvernementale, se retrouvèrent les uns à côté des autres comme des bêtes féroces enfermées en une cage commune. Peu à peu, au soulèvement concerté contre les oppresseurs Osmanli s'est substituée une lutte qui épargne presque les Turcs et à laquelle le spectateur non initié ne peut rien comprendre : Grecs, Bulgares, Koutzo-Valaques, Serbes, Monténégrins, même des factions rivales d'une identique nationalité s'entre-massacrent sous l'oeil placide du gouvernement de Stamboul et des cinq puissances. Actuellement, donc, les haines, les ambitions rivales, les survivances et superstitions monarchiques sont trop tenaces pour qu'il soit possible d'espérer en la seule solution vraiment normale, qui serait la libre fédération de toutes les populations de l'Europe sud-orientale en un ensemble de groupes égaux en droits, de communes autonomes, ne formant unité que pour les intérêts communs et la résistance à des agressions du dehors. Ce serait le seul moyen d'éviter le crime qui se prépare après tant d'autres, le bannissement de tous les Turcs hors de leurs anciennes conquêtes d'Europe. Jusqu'à nos jours toute constitution d'un Etat chrétien dans la Balkanie eut pour conséquence pratique l'expulsion des musulmans. Mais dans l'histoire des nations, laquelle eut toujours assez le respect du sol et de la liberté d'autrui pour avoir maintenant le droit de jeter la pierre aux descendants de conquérants anciens ? Le temps ne serait-il pas venu de vivre en paix à côté les uns des autres sur cette bonne Terre, si ample qu'elle pourrait sans peine recevoir une population décuple et lui donner en abondance le pain et le bien-être ?" (p. 388-391)

Jacques Bainville




Histoire de France, chapitre VIII : "François Ier et Henri II : la France échappe à l'hégémonie de l'empire germanique", Paris, Arthème Fayard, 1924 :

"Pour se défendre contre la puissance germanique, la France devra toujours chercher des alliés dans l’Europe centrale et dans l’Europe orientale. Les princes protestants, les Turcs étaient des auxiliaires qui s’offraient. Une politique, celle de l’équilibre, s’ébaucha.

Le soir même de Pavie, François Ier, en secret, avait envoyé sa bague à Soliman. Le sultan et son ministre Ibrahim comprirent ce signe. Les relations entre la France et la Turquie étaient anciennes. Elles dataient de Jacques Cœur et de Charles VII. Mais c’étaient des relations d’affaires. Devenir l’allié des Turcs pour que le roi franchît un tel pas, il fallait la nécessité. « Les Turcs occupent l’Empereur et font la sûreté de tous les princes », disait François Ier aux Vénitiens. Il ira encore plus loin puisqu’il lancera contre son ennemi jusqu’aux pirates d’Alger. Cette alliance avec l’Infidèle, c’était cependant la fin de l’idée de chrétienté. Dans la mesure où elle avait existé, où elle avait pu survivre à tant de guerres entre les nations d’Europe, la conception de la République chrétienne était abolie. Elle l’était par le germanisme lui-même qui posait à la France une question de vie ou de mort, lui ordonnait de se défendre. Cette guerre était le commencement des guerres inexpiables où la vieille Europe viendrait tant de fois s’engloutir pour de nouvelles métamorphoses. Le roi Très Chrétien envoyait sa bague à Soliman. Mais bientôt (car la répudiation par François Ier de l’inacceptable traité de Madrid avait rouvert les hostilités), Charles Quint, Majesté Catholique, livrait Rome à ses troupes bigarrées, à ses Vandales et à ses Goths. Le sac de la Ville Eternelle, où le connétable de Bourbon, inoubliable figure du renégat de son pays, trouva la mort, effraya l’Europe comme un présage (1527). Peut-être la chrétienté, lointain souvenir de l’unité romaine, était-elle déjà une illusion. Elle ne fut plus qu’une chimère."


"Le péril asiatique", L'Action française, 5 janvier 1920 :

"Ce qui a été vrai du tsar l'est du sultan et dans une mesure presque égale. Le tsarisme, en Russie, représentait la seule forme connue de gouvernement européen. Le gouvernement de Constantinople, par une longue fréquentation de l'Occident, s'était européanisé. Sa présence à Constantinople exerçait sur lui et sur les musulmans en général une influence modératrice. Que gagnerons-nous, tous tant que nous sommes, Anglais aussi bien que Français, à ne plus avoir, au lieu des sultans et de leurs vizirs, familiarisés par des siècles de diplomatie, que des tribus anarchiques, soulevées par des passions nationales et religieuses et retombées dans la barbarie ?

Entre l'Europe et l'Asie, l'Empire tsariste et l'Empire ottoman formaient une transition. Tous deux permettaient, par des moyens divers, aux puissances occidentales de dominer à peu de frais les immenses populations asiatiques. On reconnaîtra peut-être bientôt que le vieux monde n'était pas si mal organisé pour la défense de la civilisation. Qu'on ne détruise pas le peu qu'il en reste !"


"Les effets du sionisme", L'Action française, 20 décembre 1920 :

"L'Osservatore romano et la Semaine religieuse de Paris ont récemment publié un ensemble de documents sur la situation de la Palestine. Le sionisme, soutenu par le cabinet de Londres, y apparaît comme une aventure, alarmante à tous les points de vue. Déjà les incidents ont été nombreux. Ils sont d'abord, bien entendu, de nature religieuse. Le sionisme, aux Lieux Saints, n'a pas l'impartialité des Turcs. (...) Au mois de juillet dernier, visitant la basilique, sir Herbert Samuel refusa d'entrer dans le sanctuaire du tombeau. Cette insulte aux chrétiens fut relevée. Le synode des Grecs orthodoxes déposa sur-le-champ le patriarche Damianos en lui reprochant de n'avoir reçu le haut commissaire que pour essuyer cet affront.

Un tel incident mérite une attention sérieuse. Il montre à quelles rivalités confessionnelles, susceptibles de dégénérer en luttes plus graves, le sionisme doit conduire. On regrette déjà les Turcs, « le seul peuple tolérant », disait Lamartine qui, dans son Voyage en Orient, se demandait, avec son génie divinatoire, ce que deviendraient les Lieux Saints lorsque leurs gardiens flegmatiques n'y seraient plus. (...)

Le lieutenant Jabotinsky, l'organisateur de la légion juive, emprisonné par le général Allenby et libéré par le haut commissaire, déclarait récemment au Times : « Le gouvernement juif en Palestine sera le symbole de la coopération anglo-israélite et un centre d'influence pour les sentiments favorables aux intérêts britanniques parmi tous les israélites répandus dans l'univers. » Assurément, il y a cette idée-là dans la politique sioniste du cabinet de Londres. Quel plat de lentilles, si l'on songe à l'immense dommage qui résultera pour l'Angleterre de l'hostilité des peuples musulmans ! Les Grecs à Smyrne, les Juifs à Jérusalem : on a rarement, et avec autant d'imprudence, préparé plus vaste incendie."


"L'audace des Constantiniens", L'Action française, 13 avril 1921 :

"Nous ne sommes pas seuls à demander une rapide intervention des puissances et la fin d'un double jeu qui nous aliénerait les Turcs et les Grecs en même temps. Dans le même sens que nous, M. Jean Herbette a fourni, dans le Temps d'hier, de nouvelles raisons. Il est de l'intérêt des puissances occidentales que la nouvelle guerre gréco-turque soit arrêtée et reçoive le plus promptement possible la conclusion qu'imposent et nos accords avec les Turcs d'Angora et la défaite des Hellènes, c'est-à-dire que Smyrne et la Thrace soient restituées à l'Empire ottoman.

On oppose, paraît-il, une étrange objection à cette idée qui vient tout naturellement à l'esprit quand on se reporte aux précédents de la question d'Orient. La Russie, disent les adversaires de l'intervention diplomatique, n'appartient plus au défunt « concert européen » et même, devenue ennemie de l'Europe, elle est alliée de la Turquie irrédentiste. Evidemment, les Turcs d'Angora ne renonceront pas à l'alliance avec Moscou, ils se rattacheront au serpent, selon leur proverbe, comme l'homme qui se noie, tant qu'ils seront attaqués par des Grecs qu'ils peuvent soupçonner, surtout après les paroles de M. Gounaris, d'être soutenus par les Alliés."


"La nouvelle Question d'Orient", L'Action française, 9 septembre 1922 :

"En deux mots la question est de savoir si l'intérêt de l'Europe est d'avoir une Turquie asiatique ou une Turquie européenne et si ce n'est pas le contraire d'un progrès de refouler les Turcs vers l'Asie au lieu de les mêler au monde européen. Rien n'est plus curieux d'ailleurs que l'évolution des idées à cet égard. Les doctrinaires libéraux de Paris et de Londres regardent la « turcophilie » comme la manie de réactionnaires entichés de tradition. Au milieu du XIXe siècle, Michelet, en France, célébrait l'alliance turque comme une victoire de l'esprit, une réconciliation de l'humanité divisée par les religions et les fanatismes. (...)

Nous croyons que la Turquie est moins dangereuse en Europe."


"Constantinople et la Russie", L'Action française, 24 septembre 1922 :

"Le résultat de la journée d'hier est très satisfaisant. Nous espérons qu'il ne sera pas gâté par de nouveaux excès de langage, car il est difficile de ne pas se souvenir que la fameuse note Reuter date de huit jours seulement. Ce résultat obtenu avec l'assentiment de lord Curzon peut se résumer en ces quelques mots : la Turquie est réintégrée en Europe. C'est le principe que nous avons toujours soutenu ici.

Il a triomphé grâce à la clairvoyance et à la ténacité de Français qui auront eu à ce succès une large part ; nous citerons parmi eux, et en première ligne, le général Pellé, l'amiral Duménil et le colonel Mougin.

La Turquie étant redevenue puissance européenne, l'Europe reprendra aussi une figure qui nous était connue. Les éléments de la politique se regroupent selon des règles familières au milieu des nouvelles circonstances et des déplacements de forces que la guerre a créés. La Turquie doit être considérée et traitée désormais comme une partie du futur équilibre. (...)

Le Manchester Guardian, toujours bien renseigné sur Moscou, a publié ces jours-ci une intéressante correspondance où l'on voit que le pouvoir bolcheviste a été à la fois ravi et consterné des victoires de Moustapha Kemal. Au fond, c'est l'inquiétude qui l'emporte. Une Turquie désespérée, révoltée, hors la loi, pouvait être une alliée pour le bolchevisme. Une Turquie satisfaite, une Turquie rentrée en Europe, n'a pas plus d'attrait pour le bolchevisme que le bolchevisme n'a d'attrait pour elle. La Turquie à Constantinople redevient une rivale pour la Russie. (...)

Si l'Angleterre (et elle affirme n'en avoir jamais eu l'intention) s'était établie à Constantinople, elle aurait eu la Russie pour adversaire. Si c'est la Turquie, le Turc redeviendra l'ennemi naturel du Russe. Il paraît difficile qu'on ne voie pas ces choses-là à Londres comme nous les voyons à Paris. Si on les voit, on doit reconnaître aussi que le Turc est encore pour les Détroits le meilleur occupant et que c'est la France qui, par un véritable paradoxe, défend, avec les principes qui ont été et qui sont redevenus les siens, les véritables traditions de la politique anglaise. On a peut-être plus de chances de revoir la France et l'Angleterre alliés quand on défend la cause des Turcs que quand on l'attaque."


"La France médiatrice entre les Anglais et les Turcs", L'Action française, 2 octobre 1922 :

"Si nos soldats, comme le désirait le gouvernement britannique, étaient restés avec les Anglais dans la souricière de Tchanak, est-ce que la France aurait pu prendre l'initiative d'une médiation ? Si la guerre est évitée en Orient, tout le monde le devra à cette évacuation de Tchanak, mesure de prudence et de prévoyance, que lord Curzon, et la presse anglaise, il y a dix jours, considéraient comme une « félonie ».

A la suite de ses entretiens avec Moustapha Kemal pacha, M. Franklin-Bouillon s'est rendu à Constantinople pour proposer au général Harington une conférence qui se tiendrait mardi à Moudania. De son côté, le gouvernement d'Angora a fait connaître qu'il approuvait la conférence à certaines conditions,et qu'il était tout prêt à suspendre ses opérations militaires.

Ce genre de conversation vaut mieux et il est plus rassurant que la correspondance télégraphique, où la demande prend trop facilement l'aspect d'un ultimatum, et la réponse celui d'une sommation. Le télégraphe, depuis la dépêche d'Ems, n'a jamais porté bonheur à la paix. (...)

Les Turcs demandent en somme qu'on leur accorde un peu de confiance. Ils ont un programme, le pacte national d'Angora. Les propositions de paix du 23 septembre sont conformes aux grandes lignes de ce programme. Un ajustement n'est donc pas impossible et ne paraissait pas l'être il y a eu samedi huit jours puisque lord Curzon avait signé les propositions. La Thrace a été promise à la Turquie et la Turquie reconnaît le principe de la liberté des Détroits. Que reste-t-il donc à concilier ? Le point de vue des Turcs, qui est de rentrer dès maintenant en possession de ce qui est turc et de ne pas négocier tandis que dure l'occupation d'une partie de leur territoire ; le point de vue des Anglais qui est de ne pas abandonner les garanties territoriales qu'ils ont prises tant qu'ils ne seront pas sûrs que la Turquie accepte les conditions de la paix.

Ces deux suspicions ont déjà mené jusqu'au bord d'un conflit, ni le général Harington ne voulant renoncer à ses gages, ni Moustapha Kemal aux siens. Tout est là. Si le général Harington, qui a pleins pouvoirs, n'accorde aucune confiance aux kemalistes, il n'y a pas de conciliation à espérer, la Conférence de Moudania est vouée à l'échec. Mais si le gouvernement britannique croit à l'impossibilité de réintégrer la Turquie en Europe, si elle tient le Turc pour un réprouvé définitif, ah ! alors, il n'y a plus que la guerre et l'extermination, et nous n'en sommes pas."


"Pologne et Turquie", L'Action française, 20 mai 1923 :


"Il y a eu à la conférence de Lausanne, agitée par de nouvelles menaces de guerre gréco-turque, un intermède reposant, quelque chose comme une reconstitution historique. La Pologne et la Turquie, remontant le cours des âges, se sont livrées à des manifestations d'amitié qui ne sont pas sans étonner le public.

Ismet pacha et le délégué polonais ont cependant rappelé que les liens qui unissent les deux pays étaient anciens. Rompus par le partage et la destruction de la République en 1795, ces liens se renouent aujourd'hui, comme ressuscitent tant d'autres choses qu'on avait cru mortes. Les Polonais tenaient beaucoup à ce souvenir. Avant la guerre, lorsque la libération et la renaissance de leur pays était encore un rêve, leurs historiens aimaient à ranimer ce passé. Ils rappelaient qu'après chaque persécution et chaque dispersion, des Polonais avaient trouvé asile en Turquie et que ces deux peuples à traditions militaires et chevaleresques avaient su compatir à leurs infortunes réciproques. De leur côté, les Turcs, auxquels personne ne refuse de reconnaître de la noblesse dans les sentiments, sont fiers de cette vieille camaraderie. Aujourd'hui, ils ne sont pas fâchés de le montrer à l'Europe, ce qui est en contradiction, et en contradiction heureuse, avec le système de la table rase et de négation totale du passé qui est en honneur à l'Assemblée d'Angora.

Les Turcs et les Polonais se sont aimés après s'être beaucoup battus. Le nom de Sobieski représente une époque disparue, celle où le Turc était envahisseur et agressif, occupait Bude et assiégeait Vienne. Au dix-huitième siècle, tout avait changé. Une nouvelle puissance était apparue en Europe et menaçait ses voisins. Cette puissance, c'était la Russie. La Turquie et la Pologne furent rapprochées par le même péril.

Comme il n'y a plus de délégué russe à Lausanne, l'envoyé des Soviets n'a pas eu à dissimuler une grimace devant cette reprise solennelle des relations entre la Pologne et la Turquie. Mais si cette manifestation n'est pas purement théâtrale, si elle a un sens, elle doit signifier qu'un jour ou l'autre la Pologne et la Turquie uniront leurs forces pour s'opposer à de nouvelles tentatives de la Russie, tentatives d'expansion et de conquêtes dont on ne peut fixer la date, mais qui se produiront à coup sûr car elles sont commandées par d'inéluctables lois."


Les Dictateurs, partie : "Période contemporaine", sous-partie : "M. Attaturk, ci-devant Mustapha Kemal", Paris, Denoël et Steele, 1935 :

"Après la guerre, les Alliés vainqueurs voulaient rétablir les anciennes « Capitulations » par lesquelles les Européens, dans l'Empire ottoman, étaient soustraits à la juridiction des tribunaux turcs. Un délégué de la Turquie observa alors en souriant : « Pourquoi voulez-vous nous traiter comme des sauvages ? Ici, dans notre délégation, nous sommes tous docteurs en droit de la Faculté de Paris. »

Ce trait fait comprendre les transformations extraordinaires qu'un chef d'une énergie farouche, servant les idées d'une élite, a imposées en quelques années à un pays qui passait pour immuable. C'est pourquoi, parmi les dictateurs de notre temps, la figure la plus curieuse et la plus originale est peut-être celle de Mustapha Kemal.

Elle n'a point la vedette, comme Hitler ou Mussolini, ou même Staline. C'est que nos relations avec la Turquie, pour importantes qu'elles aient été au cours des siècles et qu'elles demeurent encore, n'ont pas l'urgence de nos relations avec l'Allemagne, l'Italie, la Russie. Il faut pourtant convenir que si l'on juge une dictature aux changements qu'elle apporte à un pays, il n'est pas de gouvernement nouveau qui ait apporté des transformations aussi radicales que le gouvernement de Mustapha Kemal. Par là, ce dictateur moderne, qui veut faire de son pays un pays européen, qui se réclame de la Révolution française, qui admire l'Amérique, et qui veut être à « l'avant-garde » de son temps, nous rappelle beaucoup certains souverains orientaux. Il y a en lui du Washington et du Gengis-Khan à la fois. Mais il est bien évident que l'homme à qui il ressemble le plus est encore Pierre le Grand, le tsar qui voulut faire de la Russie, en quelques années, une nation européenne, et qui obligeait les boyards à couper leur barbe sous peine de mort. (...)

A Damas et à Salonique, où on l'envoya en disgrâce, il fonda des sociétés secrètes. C'était un Jeune Turc de la seconde génération, celle qui trouvait que la révolution salonicienne s'était arrêtée trop tôt.

En 1914, il était opposé à l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne. Pourtant il fit son devoir, commanda au Caucase, et, comme général, en Mésopotamie. Il ne craignit pas d'entrer en conflit avec le général allemand Falkenhayn, qui essaya de le corrompre à prix d'or. Quelque temps tenu à l'écart, il finit par être placé à la tête d'un groupe d'armées, juste au moment où la Turquie réclamait l'armistice, et où le grand vizir commençait à vendre son pays à l'Angleterre. A ce moment-là, Mustapha était en Anatolie : on lui ordonna de licencier ses troupes, il refusa, et, en face du gouvernement de Constantinople, établit le gouvernement d'Angora, citadelle inconfortable, mais imprenable. Il devenait l'âme de la résistance nationale, et le général Gouraud, qui fit son éloge, ne s'y trompa pas."

samedi 23 juin 2012

La culture turque anatolienne et l'Europe du Sud-Est

Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey, Londres-Oxford-New York, Oxford University Press, 1968, p. 3-4 :

"Les Turcs musulmans qui arrivèrent en Turquie étaient marqués par un ensemble complexe et divers de traditions et de cultures. Une des souches est l'anatolienne, dont l'importance fut soulignée dans la thèse officielle turque. Les Hittites ont laissé les vestiges les plus frappants et ont fait l'objet de la théorisation la plus médiatisée, et les autres peuples antiques de l'Anatolie ont sans aucun doute laissé également leur marque. L'Anatolie n'est, cependant, pas la seule souche. L'Empire ottoman à partir de son premier siècle était une puissance balkanique aussi bien qu'anatolienne, et la Roumélie fut longtemps le principal centre. C'est seulement de nos jours qu'elle a perdu sa position centrale, ainsi que celle de Constantinople-Istanbul, la ville impériale avec ses traditions millénaires d'Etat et de civilisation, l'ancien lien entre les territoires européens et asiatiques de l'Empire.

Tout visiteur en Turquie, en particulier celui qui entre par le Sud ou par l'Est, doit être immédiatement frappé par la survie vigoureuse de ces traditions locales au sein de l'islam turc. Beaucoup de choses vont les porter à son attention — la maison et la mosquée de village anatoliennes, si différentes dans le style et la structure de celles de la Syrie et de l'Irak ; les tonalités balkaniques, presque européennes de la musique turque du genre dit populaire, au lieu de la musique "classique" à la manière perso-arabe ; les coupoles aux airs byzantins sur les mosquées et les motifs décoratifs grecs et sud-est-européens à la fois dans le stylisme formel et l'artisanat paysan."

Voir également : L'influence turco-ottomane en Europe

Le développement d'un syncrétisme religieux dans les Balkans ottomans

Le mythe du "joug ottoman" dans les Balkans

Le processus de turquisation des populations anatoliennes

L'Europe sans les Turcs : une Europe incomplète et illusoire

vendredi 22 juin 2012

L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne




Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l'esclave sarrasin, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 60-65 :

"Les Turcs ottomans représentaient un danger considérable. Mais, dans l'atmosphère nouvelle du XVe siècle, on y voyait plus un danger temporel ou culturel qu'un danger idéologique. Ceux-mêmes qui partirent défendre la chrétienté étaient souvent mus par l'idéal chevaleresque plus que par le zèle religieux. Beaucoup d'esprits, certes, rêvaient encore à la croisade, à une reconquête des territoires musulmans, surtout de ceux récemment pris aux chrétiens comme les Balkans où on pensait pouvoir compter sur un soulèvement général contre le Turc. Mais les circonstances contraignirent à la défensive. Et jamais l'expansion du christianisme ne parut mériter aux yeux des princes qu'ils y sacrifiassent leurs intérêts politiques, éventuellement nationaux, ni aux yeux des masses une mobilisation comme on en avait vu auparavant. Henri VIII le disait clairement à l'ambassadeur vénitien en 1516. Dès lors, l'Empire ottoman devenait pour les réalistes une puissance comme une autre et même, de par ses conquêtes, une puissance européenne, beaucoup plus proche que n'avait été depuis longtemps aucune puissance musulmane, avec laquelle par conséquent il était impérieux d'avoir des rapports politiques. L'alliance, la neutralité, la guerre dépendraient de facteurs politiques dégagés de l'idéologie religieuse. Si celle-ci restait une foi très fidèlement conservée dans le fond des coeurs, on pensait pouvoir la mettre entre parenthèses (provisoirement croyait-on !) pour des opérations politiques « sérieuses ».

On commença à voir en Europe des ambassadeurs ottomans séjourner pendant de longues périodes. Ainsi à Venise. On traita avec le Turc. Alors que le chimérique Charles VIII croyait conquérir l'Italie comme base pour une croisade, pour la reconquête de Constantinople et de Jérusalem, la papauté recevait de 1490 à 1494 une redevance annuelle du sultan ottoman Bayezid II pour retenir prisonnier son frère et rival Djem. Le pape Alexandre VI Borgia reçut en grande solennité à Rome en 1493 l'ambassadeur du Grand Turc au sein du Consistoire secret, entouré de cardinaux, d'évêques et d'ambassadeurs européens. Nous pouvons lire dans Commynes cette phrase étonnante pour un esprit médiéval : « Le Turc... leur envoya incontinent [aux Vénitiens] ambassadeur... qui, à la requeste du pape, les menassoit s'ils ne se desclaroient contre le roy [de France]. » Et, en effet, le pape envoya en 1494 au sultan une lettre dont nous avons le texte, lui dénonçant les projets de croisade de Charles VIII, lui demandant de faire intervenir les Vénitiens contre lui, avertissant seulement de s'abstenir « pendant un certain temps » d'attaquer la Hongrie ou d'autres pays chrétiens, ce qui le mettrait dans une situation délicate. En revanche, Bayezid lui recommande d'élever Nicolas Cibo au cardinalat et avant tout de faire mourir Djem, moyennant versement de 300 000 ducats et promesse sur le Coran de ne nuire en rien aux chrétiens. L'accord semble bien avoir été observé. Deux ans plus tard, Milan, Ferrare, Mantoue et Florence se mirent d'accord pour payer les Turcs afin d'attaquer Venise. Deux ans plus tard encore, Venise et la France se préparant à attaquer Milan, Ludovic le More, duc de Milan et d'autres princes italiens avertissent Bayezid que la prise de Milan ne serait qu'un premier pas vers la croisade. Sur quoi, le sultan déclare la guerre à Venise. Quelques décennies plus tard, alors que Soliman le Magnifique conquérait la Hongrie et était près de faire de la Méditerranée un lac turc, François Ier contractait avec lui une alliance active et ils combinaient leurs mouvements militaires contre Charles Quint (1535). Encore prenait-il des précautions idéologiques pour se défendre du point de vue de la doctrine chrétienne. Mais, en 1588, Elisabeth d'Angleterre dénonce au sultan le roi d'Espagne comme un chef des idolâtres. L'alliance est cette fois proposée sur le plan idéologique lui-même : monothéistes stricts contre catholiques aux multiples cultes suspects.

Le fait est significatif même en tenant du manque de sincérité de la reine vierge. Des tractations semblables à celles du XVe et du XVIe siècle avaient eu lieu en Orient du temps des Etats croisés. Mais c'était là de la politique coloniale. Il était tout différent que ces choses se passent au coeur de l'Europe. En Italie, non seulement tous les Etats un peu importants avaient un jour ou l'autre conspiré avec les Turcs contre leurs rivaux, mais encore des populations entières menaçaient des gouvernements oppressifs d'accueillir de bonne grâce une éventuelle invasion turque comme avait fait une partie des chrétiens balkaniques.

Les Turcs étaient donc intégrés dans le concert européen au niveau politique. Ce n'est pas dire qu'ils l'étaient de toutes les façons. Naturellement, l'élément de contradiction idéologique, l'hostilité religieuse, ne disparaissait pas, loin de là. Comme l'a montré Norman Daniel, les traits essentiels de l'image de la foi musulmane qu'on s'était forgée au Moyen Age, image polémique et apologétique, en bonne partie méprisante et incompréhensive, se continuaient sans changement. Pourtant l'intensité des haines religieuses au sein du christianisme même faisait apparaître l'islam comme un cas moins extraordinaire et moins repoussant. Au Moyen Age déjà, il avait été considéré comme un schisme, une hérésie du christianisme. C'est ainsi que le voyait Dante. A l'heure où les schismes se multipliaient, non seulement comme idéologies mais avec leur mouvance politique tout comme l'islam, il ne s'agissait plus que de classer celui-ci dans une hiérarchie où il n'apparaissait pas forcément comme le plus nocif.

Au niveau culturel aussi, si certains intégraient les Turcs, dans les généalogies fabuleuses à la mode à l'époque, comme frères des nations européennes, les faisant descendre des Troyens, de leur roi Priam ou de ses ancêtres, tout comme les Français et les Italiens, d'autres protestaient contre cette thèse qui aboutissait à reconnaître comme légitime le turquisme de l'Anatolie, quoique la revanche contre Agamemnon et les siens par la conquête de la Grèce et des Balkans pût paraître excessive. Les tenants de la seconde thèse les faisaient plutôt descendre des Scythes, ce qui permettait une version humaniste de la vieille hostilité chrétienne. Il ne s'agissait plus tant de lutte contre les infidèles que d'une défense contre les barbares (bellum contra barbaros, lieu commun rhétorique de l'époque) qui ravissait les esprits nourris d'Hérodote et de Xénophon.

L'Islam s'identifiait pratiquement aux Turcs et le mot « turc » devenait synonyme de musulman. On apprenait à connaître les Iraniens dont l'hostilité politique et religieuse contre l'Empire ottoman offrait prise à des tractations politiques complexes. Au loin, le contact était pris aussi avec les musulmans de l'Inde et leurs merveilleux souverains les Grands Mogols. Quant aux Arabes, réduits à peu près au néant politique, ils n'apparaissaient plus que très secondairement dans le tableau qu'on se faisait de l'Orient, identifiés à peu près aux Bédouins pillards comme la tendance était de le faire dès l'époque de Joinville au moins. Le terme de sarrasin s'effaçait peu à peu de l'usage courant.

Même rejetés dans la barbarie scythique quant à leurs origines par les pédants, les Turcs musulmans n'en restaient pas moins les maîtres du plus puissant empire de l'Europe, les possesseurs de Constantinople avec ses merveilles, maintenant accessibles grâce au progrès des communications. La pompe de la Sublime Porte impressionnait fort les Européens et sa puissance en imposait."

Voir également : L'appartenance de l'Empire ottoman au système diplomatique européen

Les Ottomans et l'Europe

Les papes et les sultans

mercredi 6 juin 2012

François Georgeon (sur France Culture) : "Une révolution oubliée, la révolution de 1908 dans l'Empire ottoman"

Le non-soutien de la France aux révoltes nationalistes anti-ottomanes

Robert Mantran, Histoire d'Istanbul, Paris, Fayard, 1996, p. 288 :

"(...) en Grèce, la tentative du poète Constantin Rhigas de créer une république indépendante a échoué (1798). De nouvelles révoltes éclatent dans les provinces arabes (Arabie, Syrie) et anatoliennes de l'Empire. Les plus vives ont pour théâtre les provinces européennes (Bulgarie, Thrace, Epire, Serbie) et sont plus ou moins encouragées par la Russie et l'Autriche3. (...)

3. Il y a là un paradoxe puisque ces mouvements s'inspirent souvent de l'idéologie de la Révolution française. Or la France ne les soutient pas parce qu'elle est l'alliée des Ottomans face à leurs adversaires communs, Russes et Autrichiens."

Voir également : L'amitié franco-turque

La France des Bonaparte et la Turquie




Jean-François Solnon, Le turban et la stambouline : l'Empire ottoman et l'Europe, XIVe-XXe siècle, affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2009 :

"La Porte était impressionnée par les succès français en Italie comme en Bavière. L'extraordinaire exploit du passage du Grand-Saint-Bernard, les victoires de Marengo et de Hohenlinden démontraient aux musulmans fatalistes que Dieu protégeait la France. En Egypte, malgré les massacres de Jaffa et l'échec devant Saint-Jean-d'Acre, Bonaparte n'avait pas laissé que de mauvais souvenirs. Sans doute était-il l'agresseur et, malgré ses efforts, la population se montrait-elle toujours méfiante. Mais l'entreprenant général avait le don de l'administration et, sous sa férule, l'Egypte paraissait se réveiller d'un long sommeil. Après le départ des Français, le chargé d'affaires à Istanbul travailla aussitôt à la réconciliation avec la Porte et à la reprise de la coopération. Qui pouvait mieux seconder l'Empire ottoman quand les Russes occupaient désormais les îles Ioniennes et commandaient aux princes des provinces ottomanes du Danube ? Quand l'Angleterre, installée à Malte, convoitait l'Egypte et la Palestine ? sinon la France dont l'empereur, à nouveau victorieux à Austerlitz, avait mis à terre François II de Habsbourg et le tsar Alexandre Ier.

Dès 1802, Sélim III rétablit de bonnes relations avec Paris : les traités de commerce furent renouvelés et les biens des Français restitués. Le sultan fut enchanté du nouvel ambassadeur nommé par Napoléon. Le comte Horace Sebastiani, brillant général de cavalerie, bel homme (auprès des dames, disait-on, sa seule physionomie « faisait insurrection »), habile diplomate, réussit à capter la confiance du Grand Seigneur. Lamartine dira de lui qu'il « joignait l'esprit d'aventure du Corse à la grâce du Français et à la finesse italienne du diplomate ». A Istanbul, il fut surtout un sauveur.

Alarmée par la réconciliation franco-ottomane, l'Angleterre avait envoyé vers la capitale de l'empire sept navires de guerre qui réussirent à forcer les Dardanelles et, le 21 février 1807, pénétrèrent en mer de Marmara. Le palais du sultan, à portée des canons britanniques, risquait à chaque instant d'être bombardé. On n'avait jamais vu à Istanbul une armée étrangère approcher d'aussi près les remparts de la ville. Sebastiani prit la défense en main : il fortifia le front de mer et fit une démonstration d'artillerie. La détermination des défenseurs fit son effet : les navires anglais se retirèrent et regagnèrent la mer Egée. Istanbul était sauvé par un général français.

Face à l'Angleterre qui débarquait des troupes en Egypte en 1807 et à la Russie qui avait envahi la Valachie, la Turquie ne pouvait compter que sur la France. L'influence de celle-ci, sensible grâce à ses conseillers militaires envoyés au sultan et à la présence de Sebastiani, n'empêcha pas les conservateurs d'Istanbul de déposer Sélim III le 29 mai 1807 et de massacrer les partisans des réformes. Le monde changeait vite : en juillet, Napoléon se réconciliait avec le tsar à Tilsit et les deux empereurs n'envisageaient rien moins que le partage de l'Empire ottoman. Après le projet grec de Catherine II, la Sublime Porte excitait de nouveau les appétits. En ces moments difficiles, sa seule chance était la division de ceux qui la convoitaient. Napoléon et Alexandre n'étaient d'accord sur rien : la France réclamait les Dardanelles, tant guignés par les Russes, et refusait d'envisager Istanbul aux mains des Russes. « Constantinople, jamais, aurait déclaré Napoléon, Constantinople, c'est l'empire du monde. » " (p. 379-380)


"Une seule idée hantait le tsar : retrouver la libre circulation dans les Détroits, fût-ce au prix d'une guerre. Pour satisfaire à cette exigence, Nicolas Ier l'habilla du prétexte religieux. Une très ancienne querelle à rebondissements opposait les confessions chrétiennes en Palestine, alors territoire ottoman : qui, des catholiques latins soutenus par la France ou des orthodoxes aidés par la Russie, assurerait la garde des Lieux saints ? En 1851, le futur Napoléon III, alors prince-président, obtint de la Porte la réunion d'une commission mixte chargée d'examiner les titres de chacun. Aussitôt la Russie protesta et exigea du sultan d'être reconnue comme la seule protectrice des chrétiens à Jérusalem et à Bethléem. Cette « querelle de sacristie » dissimulait en réalité la volonté russe d'obtenir d'Istanbul la révision de la convention des Détroits dont l'entente franco-anglaise était la gardienne.

A cette occasion, au cours d'un bal à Saint-Pétersbourg le 1er janvier 1853, Nicolas Ier tint à Sir Hamilton Seymour, ambassadeur de Grande-Bretagne un propos promis à la célébrité :

« Tenez, dit-il au diplomate, nous avons sur les bras un homme malade, un homme très malade ; ce serait, je vous le dis franchement, un grand malheur si, un de ces jours, il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions nécessaires soient prises. »

Formule frappante, parole laconique, voire énigmatique, qui, au-delà des ambitions navales de la Russie (la réouverture des Détroits), n'excluait pas un démembrement de l'Empire ottoman au profit de la Russie et de l'Angleterre, voire de l'Autriche. A la première, le contrôle du Bosphore et la protection d'Etats satellites comme les principautés danubiennes, la Bulgarie et la Serbie, déjà presque autonome, qui accéderait à l'indépendance ; à la deuxième, la Crète et l'Egypte ; à la troisième, un « protectorat conjoint » avec la Russie sur les Balkans, voire la maîtrise des Dardanelles. Aux propos du tsar, le diplomate anglais, attaché à l'intégrité ottomane seule capable de contenir les Russes en mer Noire, répondit :

« C'est à l'homme généreux et fort de ménager l'homme malade et faible. »

La sagesse d'un Metternich ou d'un Palmerston, défenseurs de l'intégrité ottomane, semblait céder à l'esprit d'aventure d'un tsar décidé à rompre l'équilibre européen et à provoquer la disparition de la Turquie. L'armée russe envahit les principautés danubiennes, la Porte déclara alors la guerre à la Russie, qui vit se dresser contre elle la France et l'Angleterre décidées à se battre pour défendre l'existence de l'Empire ottoman et l'indépendance du sultan. A celui-ci, en retour, d'octroyer les libertés nécessaires à ses sujets chrétiens. Ainsi s'ouvrit la guerre de Crimée (1853-1856). Pour Palmerston, elle devait être une « entreprise fructueuse » ; à Napoléon III, elle offrait une revanche sur l'effacement de la France depuis Waterloo.

Cette guerre acharnée, non de mouvement mais de position, mobilisant d'énormes moyens, dévoreuse de vies humaines, suivie au jour le jour par l'opinion européenne grâce aux correspondants de guerre et à la photographie, faisait combattre pour la première fois côte à côte Ottomans et Occidentaux rassemblés après les combats de l'Alma et de Malakoff dans le camp des vainqueurs. Le traité qui mit fin à la guerre fut signé à Paris en 1856 dans le palais tout juste achevé des Affaires étrangères sur le quai d'Orsay. Dur à la Russie du nouveau tsar Alexandre II, il confirmait la convention des Détroits de 1841, reproduite intégralement en annexe du traité. Non seulement le Bosphore et les Dardanelles, mais toute la mer Noire était interdite aux navires de guerre. Aucun arsenal militaire ne pouvait être créé ou conservé sur son littoral. La mer Noire n'était plus le lac turc d'autrefois, mais elle n'était pas davantage un lac russe.

La Turquie ne subit aucune perte territoriale et son intégrité fut garantie par les puissances." (p. 538-539)


Voir également : L'amitié franco-turque

mardi 5 juin 2012

La politique sociale dans l'Empire ottoman

André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983, p. 282-283 :

"Ne nous faisons cependant pas de la Turquie du XVIe siècle le tableau idyllique d'une société qui fonctionnait comme un mécanisme bien huilé, dans laquelle chacun recevait le juste prix de son travail et voyait ses besoins aisément satisfaits. Là, comme ailleurs, le sort favorise davantage les uns que les autres. La grande richesse côtoie l'extrême pauvreté et ce n'est pas parce que le sultan fait surveiller l'approvisionnement et le prix de vente des denrées que le panier de la ménagère se remplit de produits savoureux et abondants.

La Turquie de Soliman le Magnifique n'a pas connu beaucoup plus de justice sociale que la France de François Ier ou l'Angleterre de Henry VIII. Il demeure que dans l'Empire les pouvoirs publics se préoccupaient plus qu'en Europe chrétienne du sort de la population et de ses besoins."

Gilles Veinstein, "L'empire dans sa grandeur (XVIe siècle)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 170 :

"(...) le souverain doit gouverner avec générosité, faisant bénéficier ses sujets, agents et alliés de sa bienveillance et de ses prodigalités. Celles-ci se manifestent dans d'importantes fondations pieuses (vakf) et dans des aumônes, largement distribuées aux pauvres, qui répondent à des préoccupations religieuses mais aussi à ce principe général de libéralité."

Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 165-166 :

"S'il existe des mendiants, ce n'est pas sous un aspect « occidental » qu'ils apparaissent ; ce sont plutôt de pauvres gens, qui sont pris en charge pour leur subsistance, par les fondations pieuses et, plus précisément, dans ces imarets ou cuisines populaires, où l'on distribue gratuitement leur nourriture aux indigents (...)." 

Meropi Anastassiadou, "Mourir seul à l'hôpital : démunis et étrangers dans la Salonique du XIXe siècle", in Jean-Paul Pascual (dir.), Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 305 :

"De fait, il y avait dans la société ottomane d'avant les Tanzimat de nombreux mécanismes visant à porter secours aux nécessiteux et démunis. Tel était notamment l'objet de certaines fondations pieuses (vakf), qu'elles fussent instituées par quelque haut dignitaire ou par le sultan lui-même. Il faut de même mentionner l'existence de diverses structures, pas toujours très efficaces, qui fonctionnaient au profit des serviteurs de l'Etat se trouvant dans le besoin, telle l'allocation aux scribes de pensions après leur départ à la retraite."

Voir également : Quelques aspects polémiques de l'Empire ottoman

lundi 4 juin 2012

L'Empire ottoman, terre d'asile pour les minorités religieuses persécutées

Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l'esclave sarrasin, Paris, Presses Pocket, 1993, p. 72 :

"La tolérance de l'Empire ottoman pour toutes sortes de minorités religieuses est donnée en exemple aux chrétiens par [Pierre] Bayle et bien d'autres : c'est l'époque où, suivant l'exemple des juifs espagnols deux siècles plus tôt, les calvinistes de Hongrie et de Transylvanie, les protestants de Silésie, les cosaques vieux-croyants de Russie cherchent refuge en Turquie ou tournent les yeux vers la Porte pour fuir les persécutions catholiques ou orthodoxes."

Voir également : Le mythe absurde de l'intolérance ottomane