vendredi 27 avril 2012

Charles de Gaulle




Conférence de presse, 21 décembre 1951 :

"Tout à l'heure j'ai parlé de la position excentrique de la Turquie et de la Grèce et j'ai parlé de la situation hybride de la Yougoslavie. Cette situation, par rapport au centre de l'Europe continentale, n'empêche pas que, sans aucun doute, leur concours soit indispensable à l'ensemble de la défense de l'Occident. Je crois, en particulier, que la défense de la Méditerranée d'une part, de l'Orient d'autre part, ne se conçoivent pas sans le concours direct et essentiel de la Turquie. Je voudrais même voir ce rôle encore mieux reconnu qu'il ne l'est, en particulier au point de vue des commandements, tout au moins dans la phase initiale d'un éventuel conflit.

Quant à la Grèce, sa place est marquée par la Géographie et par l'Histoire, dans l'organisation de la défense de la Méditerranée orientale."

Conférence de presse, 12 novembre 1953 :

"Je n’oubliais pas que l’Europe va de Gibraltar à l’Oural et, quelle que fût mon opinion sur le compte de certains régimes, j’avais été Moscou comme à Londres ou à Bruxelles et j’avais établi des relations avec Madrid aussi bien qu’avec Ankara. Suivant moi, ferait partie de l’Europe unie quiconque le voudrait sincèrement."

Mémoires de guerre : Le salut, 1944-1946, Paris, Plon, 1959, p. 47-48 :

"Si le Kremlin persistait dans son entreprise de domination, ce serait contre le gré des nations soumises à son gouvernement. Or il n'est point, à la longue, de régime qui puisse tenir contre les volontés nationales. J'estimais, en outre, qu'une action menée à temps auprès des maîtres du Kremlin par les alliés occidentaux, à condition qu'elle fût concertée et catégorique, sauvegarderait l'indépendance des Polonais, des Tchèques, des Hongrois et des Balkaniques. Après quoi, l'unité de l'Europe pourrait être mise en chantier sous forme d'une association organisée de ses peuples, depuis l'Islande jusqu'à Stamboul et de Gibraltar à l'Oural.

Tel était le plan que je m'étais formé, sachant fort bien qu'en pareille matière rien ne s'accomplit jamais exactement comme on l'a voulu, mesurant ce qui manquait à ma politique de crédit au dehors et de soutien au dedans en raison de notre affaiblissement, mais convaincu néanmoins que la France pouvait dans ce sens exercer une grande action, prendre une grande figure, servir grandement son intérêt et celui du genre humain."

Message publié dans le journal Vatan, 10 novembre 1963 :

"Je voudrais exprimer, à l'occasion du 25ème anniversaire de la mort du Grand Atatürk, les sentiments d'amitié que la nation française ressent pour la nation turque. L'histoire de la Turquie est plus que jamais devenue inséparable de celle de l'Occident et de l'Europe. Et les efforts d'Atatürk ne sont pas restés sans résultats. L'amitié qui existe depuis des siècles entre nos pays est l'un des éléments fondamentaux de ce développement."

Discours à l'occasion de la visite du président turc Cevdet Sunay, 27 juin 1967 :

"Depuis des siècles, nous avons pris, ici, l’habitude de tenir la Turquie pour un grand Etat, plein de courage, de fierté, de capacités, et prestigieux symbole de toutes les luttes, épreuves et espérances de l’Orient. (...) Mais c’est aussi dans l’ordre politique que tout porte la Turquie et la France à resserrer leurs rapports. Le fait que toutes deux ne prétendent dominer d’aucune façon aucun autre Etat et n’en sont que plus résolues à ne se laisser dominer par personne crée entre elles, tout d’abord, une sympathie fondamentale. (...)

En Europe notamment, dont la Turquie s’incorpore une des capitales historiques, en Europe, qu’elle joint à l’Asie par dessus des détroits essentiels, en Europe dont le destin se trouve hypothéqué par le problème du sort de l’Allemagne, l’intérêt de nos deux Républiques n’est-il pas de conjuguer leurs efforts pour qu’au lieu de l’opposition stérile de deux camps s’établissent la détente, l’entente et la coopération entre tous les peuples de notre continent ?"

Note sur le livre d'or du mausolée d'Atatürk, 26 octobre 1968 :

"De toutes les gloires, Atatürk a atteint la plus grande : celle du renouveau national."

Discours à Ankara, 26 octobre 1968 :

"Les situations respectives de la Turquie et de la France leur offrent les meilleures raisons de rapprocher leur politique. Voici la Turquie, maîtresse des Détroits, entre l'Europe et l'Asie antérieure. Etendue tout au long du vaste plateau d'Anatolie, au contact de trois continents, gardienne de plusieurs des portes, par où, dans cette région de la terre, passe la paix, où peut passer la guerre. Et par conséquent, détentrice de grandes et de fécondes possibilités, mais aussi exposée aux pires éventualités. Voici la France, ouverte à la fois sur l'Atlantique, les mers du Nord et la Méditerranée. Centre d'un Occident que forme, avec elle, les pays du Rhin et du Danube, les îles britanniques, les péninsules italiennes et ibériques, à portée de tout ce qui va, vient, navigue, vole, entre l'ancien et le nouveau monde. Et pour toutes ces raisons, sollicitée de perdre, sous des pressions du dehors, sa personnalité nationale. La Turquie et la France, ainsi investies par la nature et par l'histoire de tant de responsabilités extérieures, quant au destin de tant d'hommes, les voici résolues à les porter elles-mêmes, ces responsabilités-là. Autrement dit, à maintenir leur intégrité et leur indépendance. A ne laisser personne disposer de leur sol, de leur ciel, de leurs côtes, de leurs forces, et à pratiquer avec tous autres Etats, tous rapports qui leur sont utiles. A peser de leur propre poids, à agir pour leur propre compte dans les événements et dans les règlements qui les concernent l'une et l'autre. Sans doute, du fait des conditions géographiques, stratégiques, économiques différentes, dans lesquelles elles sont placées, peuvent-elles donner des formes diverses à leurs alliances. Mais elles n'en demeurent pas moins, l'une et l'autre, par-dessus tout, résolues à maintenir leur indépendance. Et je le répète, à pratiquer les rapports qu'elles jugent bons avec tous autres Etats. N'y a-t-il pas là tout ce qu'il faut pour que vous, les Turcs, comme nous les Français, jugions que le système des blocs sous lequel nous avons vécu depuis la dernière guerre mondiale, des blocs formés autour de deux hégémonies, système qui divise actuellement l'Europe et qui s'étend sur l'Orient, doit faire place à la détente, à l'entente et à la coopération internationale ? Tout ce qu'il faut est là pour que nos deux pays accordent leurs politiques, comme en d'autres temps, vos sultans et nos souverains les ont accordées. Par exemple, Süleyman et François Ier, Selim et Napoléon, Abdul-Aziz et Napoléon III. Et comme d'instinct, votre république et la nôtre ont senti qu'il fallait le faire lorsque le gouvernement de Paris, le premier de tout l'Occident, reconnut le gouvernement d'Ankara après les terribles secousses d'où sortait la Turquie nouvelle."

Voir également : L'amitié franco-turque

jeudi 19 avril 2012

Voltaire




Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, volume II, tome XII, chapitre XCI : "De la prise de Constantinople par les Turcs", 1756 :

"(1451) Telle était la situation des Grecs quand Mahomet Bouyouk, ou Mahomet le Grand, succéda pour la seconde fois au sultan Amurat, son père. Les moines ont peint ce Mahomet comme un barbare insensé, qui tantôt coupait la tête à sa prétendue maîtresse Irène, pour apaiser les murmures de ses janissaires, tantôt faisait ouvrir le ventre à quatorze de ses pages pour voir qui d’entre eux avait mangé un melon. On trouve encore ces histoires absurdes dans nos dictionnaires, qui ont été longtemps, pour la plupart, des archives alphabétiques du mensonge.

Toutes les annales turques nous apprennent que Mahomet avait été le prince le mieux élevé de son temps : ce que nous venons de dire d’Amurat, son père, prouve assez qu’il n’avait pas négligé l’éducation de l’héritier de sa fortune. On ne peut encore disconvenir que Mahomet n’ait écouté le devoir d’un fils, et n’ait étouffé son ambition, quand il fallut rendre le trône qu’Amurat lui avait cédé. Il redevint deux fois sujet, sans exciter le moindre trouble. C’est un fait unique dans l’histoire, et d’autant plus singulier, que Mahomet joignait à son ambition la fougue d’un caractère violent.

Il parlait le grec, l’arabe, le persan ; il entendait le latin ; il dessinait ; il savait ce qu’on pouvait savoir alors de géographie et de mathématiques ; il aimait la peinture. Aucun amateur des arts n’ignore qu’il fit venir de Venise le fameux Gentili Bellino, et qu’il le récompensa, comme Alexandre avait payé Apelles, par des dons et par sa familiarité. Il lui fit présent d’une couronne d’or, d’un collier d’or, de trois mille ducats d’or, et le renvoya avec honneur. Je ne puis m’empêcher de ranger parmi les contes improbables celui de l’esclave auquel on prétend que Mahomet fit couper la tête, pour faire voir à Bellino l’effet des muscles et de la peau sur un cou séparé de son tronc. Ces barbaries que nous exerçons sur les animaux, les hommes ne les exercent sur les hommes que dans la fureur des vengeances ou dans ce qu’on appelle le droit de la guerre. Mahomet II fut souvent sanguinaire et féroce, comme tous les conquérants qui ont ravagé le monde ; mais pourquoi lui imputer des cruautés si peu vraisemblables ? à quoi bon multiplier les horreurs ? Philippe de Commines, qui vivait sous le siècle de ce sultan, avoue qu’en mourant il demanda pardon à Dieu d’avoir mis un impôt sur ses sujets. Où sont les princes chrétiens qui manifestent un tel repentir ?

Il était âgé de vingt-deux ans quand il monta sur le trône des sultans ; et il se prépara dès lors à se placer sur celui de Constantinople, tandis que cette ville était toute divisée pour savoir s’il fallait se servir ou non de pain azyme, et s’il fallait prier en grec ou en latin.

(1453) Mahomet II commença donc par serrer la ville du côté de l’Europe et du côté de l’Asie. Enfin, dès les premiers jours d’avril 1453, la campagne fut couverte de soldats que l’exagération fait monter à trois cent mille, et le détroit de la Propontide d’environ trois cents galères et deux cents petits vaisseaux.

Un des faits les plus étranges et les plus attestés, c’est l’usage que Mahomet fit d’une partie de ses navires. Ils ne pouvaient entrer dans le port de la ville, fermé par les plus fortes chaînes de fer, et d’ailleurs apparemment défendu avec avantage. Il fait en une nuit couvrir une demi-lieue de chemin sur terre de planches de sapin enduites de suit et de graisse, disposées comme la crèche d’un vaisseau ; il fait tirer à force de machines et de bras quatre-vingts galères et soixante et dix alléges du détroit, et les fait couler sur ces planches. Tout ce grand travail s’exécuta en une seule nuit, et les assiégés sont surpris le lendemain matin de voir une flotte entière descendre de la terre dans le port. Un pont de bateaux, dans ce jour même, fut construit à leur vue, et servit à l’établissement d’une batterie de canon.

Il fallait ou que Constantinople n’eût point d’artillerie, ou qu’elle fût bien mal servie. Car comment le canon n’eût-il pas foudroyé ce pont de bateaux ? Mais il est douteux que Mahomet se servit, comme on le dit, de canon de deux cents livres de balle. Les vaincus exagèrent tout. Il eût fallu environ cent cinquante livres de poudre pour bien chasser de tels boulets. Cette quantité de poudre ne peut s’allumer à la fois ; le coup partirait avant que la quinzième partie prit feu, et le boulet aurait très peu d’effet. Peut-être les Turcs, par ignorance, employaient de ces canons ; et peut-être les Grecs, par la même ignorance, en étaient effrayés.

Dès le mois de mai on donna des assauts à la ville qui se croyait la capitale du monde : elle était donc bien mal fortifiée ; elle ne fut guère mieux défendue. L’empereur, accompagné d’un cardinal de Rome, nommé Isidore, suivait le rite romain ou feignait de le suivre, pour engager le pape et les princes catholiques à le secourir ; mais, par cette triste manoeuvre, il irritait et décourageait les Grecs, qui ne voulaient pas seulement entrer dans les églises qu’il fréquentait. « Nous aimons mieux, s’écriaient-ils, voir ici le turban qu’un chapeau de cardinal. »

Dans d’autres temps, presque tous les princes chrétiens, sous prétexte d’une guerre sainte, se liguèrent pour envahir cette métropole et ce rempart de la chrétienté ; et quand les Turcs l’attaquèrent, aucun ne la défendit. (...)

Est-on plus touché de pitié que saisi d’indignation, lorsqu’on lit dans Ducas que le sultan « envoya ordre dans le camp d’allumer partout des feux, ce qui fut fait avec ce cri impie qui est le signe particulier de leur superstition détestable ? » Ce cri impie est le nom de Dieu, Allah, que les mahométans invoquent dans tous les combats. La superstition détestable était chez les Grecs qui se réfugièrent dans Sainte-Sophie, sur la foi d’une prédiction qui les assurait qu’un ange descendrait dans l’église pour les défendre.  (...)

Les erreurs historiques séduisent les nations entières. Une foule d’écrivains occidentaux a prétendu que les mahométans adoraient Vénus, et qu’ils niaient la Providence. Grotius lui-même a répété que Mahomet, ce grand et faux prophète, avait instruit une colombe à voler auprès de son oreille, et avait fait accroire que l’esprit de Dieu venait l’instruire sous cette forme. On a prodigué sur le conquérant Mahomet II des contes non moins ridicules.

Ce qui montre évidemment, malgré les déclamations du cardinal Isidore et de tant d’autres, que Mahomet était un prince plus sage et plus poli qu’on ne croit, c’est qu’il laissa aux chrétiens vaincus la liberté d’élire un patriarche. Il l’installa lui-même avec la solennité ordinaire : il lui donna la crosse et l’anneau que les empereurs d’Occident n’osaient plus donner depuis longtemps ; et s’il s’écarta de l’usage, ce ne fut que pour reconduire jusqu’aux portes de son palais le patriarche élu, nommé Gennadius, qui lui dit « qu’il était confus d’un honneur que jamais les empereurs chrétiens n’avaient fait à ses prédécesseurs. » Des auteurs ont eu l’imbécillité de rapporter que Mahomet II dit à ce patriarche : « La sainte Trinité te fait, par l’autorité que j’ai reçue, patriarche oecuménique. » Ces auteurs connaissent bien mal les musulmans. Ils ne savent pas que notre dogme de la Trinité leur est en horreur ; qu’ils se croiraient souillés d’avoir prononcé ce mot ; qu’ils nous regardent comme des idolâtres adorateurs de plusieurs dieux. Depuis ce temps, les sultans osmanlis ont toujours fait un patriarche qu’on nomme oecuménique ; le pape en nomme un autre qu’on appelle le patriarche latin ; chacun d’eux, taxé par le divan, rançonne à son tour son troupeau. Ces deux Eglises, également gémissantes, sont irréconciliables ; et le soin d’apaiser leurs querelles n’est pas aujourd’hui une des moindres occupations des sultans, devenus les modérateurs des chrétiens aussi bien que leurs vainqueurs."


Ibid., volume II, tome XII, chapitre CXCI ¾ : "De l'empire ottoman au XVIIe siècle. Siège de Candie. Faux messie" :

"Ce gouvernement, qu’on nous peint si despotique, si arbitraire paraît ne l’avoir jamais été que sous Mahomet II, Soliman, et Sélim II, qui firent tout plier sous leur volonté. Mais sous presque tous les autres padishas ou empereurs, et surtout dans nos derniers temps, vous retrouvez dans Constantinople le gouvernement d’Alger et de Tunis ; vous voyez en 1703 le padisha, Mustapha II, juridiquement déposé par la milice et par les citoyens de Constantinople. On ne choisit point un de ses enfants pour lui succéder, mais son frère Achmet III. Ce même empereur Achmet est condamné en 1730, par les janissaires et par le peuple, à résigner le trône à son neveu Mahmoud, et il obéit sans résistance, après avoir inutilement sacrifié son grand vizir et ses principaux officiers au ressentiment de la nation. Voilà ces souverains si absolus ! On s’imagine qu’un homme est par les lois le maître arbitraire d’une grande partie de la terre, parce qu’il peut faire impunément quelques crimes dans sa maison, et ordonner le meurtre de quelques esclaves ; mais il ne peut persécuter sa nation, et il est plus souvent opprimé qu’oppresseur.

Les moeurs des Turcs offrent un grand contraste : ils sont à la fois féroces et charitables, intéressés et ne commettant presque jamais de larcin ; leur oisiveté ne les porte ni au jeu, ni à l’intempérance ; très peu usent du privilège d’épouser plusieurs femmes, et de jouir de plusieurs esclaves ; et il n’y a pas de grande ville en Europe où il y ait moins de femmes publiques qu’à Constantinople. Invinciblement attachés à leur religion, ils haïssent, ils méprisent les chrétiens : ils les regardent comme des idolâtres : et cependant ils les souffrent, ils les protègent dans tout leur empire et dans la capitale : on permet aux chrétiens de faire leurs processions dans le vaste quartier qu’ils ont à Constantinople, et on voit quatre janissaires précéder ces processions dans les rues.

Les Turcs sont fiers, et ne connaissent point la noblesse : ils sont braves, et n’ont point l’usage du duel ; c’est une vertu qui leur est commune avec tous les peuples de l’Asie, et cette vertu vient de la coutume de n’être armés que quand ils vont à la guerre. C’était aussi l’usage des Grecs et des Romains ; et l’usage contraire ne s’introduisit chez les chrétiens que dans les temps de barbarie et de chevalerie, où l’on se fit un devoir et un honneur de marcher à pied avec des éperons aux talons, et de se mettre à table ou de prier Dieu avec une longue épée au côté. La noblesse chrétienne se distingua par cette coutume, bientôt suivie, comme on l’a déjà dit, par le plus vil peuple, et mise au rang de ces ridicules dont on ne s’aperçoit point, parce qu’on les voit tous les jours."

vendredi 13 avril 2012

Jean Jaurès et Pierre Loti : avec les Turcs




L'Humanité30 janvier 1913 :
Une lettre de M. Pierre Loti

J'avais prié M. Loti, qui a parlé si généreusement des Turcs vaincus, de vouloir bien nous donner son sentiment sur les hommes et les choses de la Turquie. Il a bien voulu m'adresser la belle lettre que nous publions ci-dessous. Elle est d'autant plus émouvante qu'il fait une large part aux fatalités de la guerre et au « droit de la force. » Il sait que de grands changements dans l'équilibre des Balkans sont devenus nécessaires. Il s'étonne et s'indigne comme nous que l'Europe et les alliés n'aient pas eu la sagesse de se contenter des sacrifices immenses consentis par la Turquie. Ces exigences imprudentes, démesurées et inhumaines ont de nouveau remis la paix en question. — J. J. [Jean Jaurès]

Lundi, janvier.

Monsieur le Directeur,

Vous voulez bien me prier de vous donner mon impression sur la nouvelle phase de la tragédie turco-bulgare. Comment le refuserais-je à votre journal, quand il a eu jusqu'ici l'honneur trop rare de garder l'impartialité et de ne pas injurier les vaincus ? Mais votre aimable demande m'arrive tardivement, car tout ce que ma conscience, tout ce que mon indignation m'obligeaient à dire, je l'ai déjà dit, — dans le Gil Blas, le seul parmi les journaux auxquels je m'étais adressé qui ait eu le courage de m'accueillir et de rompre ainsi la conjuration du silence sur les atrocités des armées très chrétiennes.

Du reste, au sujet de ces « pressions suprêmes » (pour parler comme vous par euphémisme) que l'Europe s'apprête à exercer sur la Turquie agonisante, je ne saurai rien dire d'aussi juste, d'aussi beau ni d'aussi irréfutable que Ahmed Riza et Halil bey, auxquels vous donniez dimanche dernier l'hospitalité dans vos colonnes, et en outre j'aurai peine à rester, autant qu'eux, résigné et parlementaire.

Par quelle iniquité l'Europe, désireuse d'assurer la paix dont elle a tant besoin, adresse-t-elle toujours ses pressions et ses menaces à cette malheureuse Turquie aux abois, qui a déjà tant cédé, et jamais aux Bulgares qui au contraire n'ont rien cédé jamais, se sentant soutenus par un colosse en armes derrière eux, et ne se sont pas départis un instant de leur intransigeance ni de leur morgue ? Comment ne pas s'épouvanter de tout ce qu'il y a de lâche, de la part d'un ensemble de nations dites civilisées, à pousser aux dernières limites du désespoir un peuple auquel jadis elles avaient tout promis et qui aujourd'hui s'adresse à leur justice et à leur pitié ? Non seulement le bon droit, le bon sens et le principe tant de fois invoqué du groupement des races commandent de laisser à la Turquie cette ville héroïque et cette province d'Andrinople, qui sont pleines de tombeaux et de souvenirs d'Islam, et ne sont guère peuplées que de musulmans. Mais il y a encore et surtout ceci, qui affole les pauvres Turcs, qui suffirait à rendre sublimes leurs entêtements les plus déraisonnables, leurs révoltes les plus sanglantes. Leurs frères, que l'on veut courber sous la haineuse et féroce domination bulgare, que deviendront-ils ? En dépit des fausses promesses de Ferdinand de Cobourg, les milliers de musulmans, abandonnés au delà des nouvelles frontières, qu'auront-ils à attendre, si ce n'est la continuation de ces massacres, froidement systématiques, de ces tueries, que l'armistice même n'a pu interrompre et qui auront bientôt transformé les campagnes autour d'Andrinople en de vastes champs de la mort ? — (Je dis cela parce que je le sais, et, malgré la censure minutieuse arrêtant les nouvelles, malgré les mensonges de certaine presse salariée, le monde entier finira bien aussi par le savoir.)

Avec quelle stupeur douloureuse j'ai vu notre pays, par dévouement aux Slaves, s'associer, et même d'une façon militante, à ces « pressions » inqualifiables. L'homme éminent qui nous dirige, et avec tant d'intégrité, de bon vouloir et de génie, se ressaisira sans doute, je veux l'espérer, se souviendra des généreuses traditions de la France, avant d'aller plus loin dans cette voie qui semble n'être pas la nôtre. Mener à outrance l'anéantissement de la Turquie par la cession forcée d'Andrinople, ce serait infliger une souillure à notre histoire nationale. Et puis ce serait nuire irrémédiablement à nos intérêts, donner le coup de mort à notre influence séculaire en Orient, à nos milliers de maisons d'éducation, à nos industries, si multiples, alors que, depuis François Ier, elles florissaient en toute liberté là-bas, dans cette Turquie si foncièrement tolérante, qui nous aimait au point d'être devenue presque un pays de langue française.

Pierre Loti.

Voir également : Un article de Jean Jaurès : "La Pologne Turque"

L'arménophile Jean Jaurès et la question du "despotisme" ottoman

Le socialiste français Jean Jaurès : un arménophile et un fidèle soutien de la Turquie des Jeunes-Turcs

vendredi 6 avril 2012

Gustave Le Bon




Gustave Le Bon, Premières conséquences de la guerre. Transformation mentale des peuples, Paris, Flammarion, 1916, p. 247-249 :

"J'ai montré ailleurs le rôle des antagonismes de races au cours de la guerre actuelle, notamment chez les Balkaniques. On a vu que ces pays étaient composés de races que la religion, la langue, les aspirations, les haines surtout séparent profondément. En Transylvanie, vivent des Roumains, des Hongrois, des Tchèques, des Allemands, etc. En Bukovine, des Ruthènes, des Russes, des Polonais, des Roumains, etc. En Grèce, un conglomérat de toutes les races déversées sur elle depuis l'antiquité. En Bulgarie des mélanges analogues.

Ces divers peuples n'ont de commun que leurs inimitiés séculaires. Dès qu'une main de fer ne les contient plus, ils se massacrent sans pitié. Grâce à cette main de fer et à l'emploi alterné du bâton et du pal, les Turcs avaient maintenu en paix tous les petits Etats balkaniques pendant plusieurs siècles. Mais sitôt qu'une alliance momentanée leur eût permis de se soustraire à la domination musulmane, ils se précipitèrent les uns sur les autres, le lendemain même de leur victoire. Les Serbes réunis aux Grecs battirent les Bulgares, mais ces derniers prirent plus tard leur revanche en détruisant la Serbie. La haine des Turcs chez ces peuples était assez vive, mais celle qu'ils nourrissent les uns pour les autres étant plus vive encore, ils n'ont pas hésité à s'allier avec leur ennemi héréditaire.

Tous ces petits Etats ont toujours cherché à s'agrandir en pillant et massacrant leurs voisins. La Bulgarie convoite la Macédoine et une partie de la Serbie. La Serbie voulait s'annexer une portion de la Bulgarie et la Bosnie entière. La Roumanie aspire à posséder la Transylvanie et la Bessarabie. La Grèce rêve la domination de toute la Macédoine, des îles de l'Asie Mineure, de l'Albanie, etc. Il semble bien difficile d'établir la paix entre tous ces peuples.

La guerre actuelle, dont les dissensions balkaniques furent une des causes lointaines, a rompu les équilibres qui avaient fini par se former en Orient. Avant qu'il s'en établisse de nouveaux, l'Europe devra subir bien des bouleversements. Plus d'un diplomate regrette qu'on ne puisse laisser ces populations ingouvernables se massacrer réciproquement, puisque depuis les temps les plus reculés, même avant la domination turque, elles n'eurent jamais d'autre idéal et que toutes leurs ébauches de civilisation n'ont servi qu'à leur faciliter les moyens de s'entre-tuer. Etant donné le caractère des Balkaniques, l'asservissement turc était peut-être le régime politique le mieux adapté à leur mentalité. Mais puisqu'il ne peut évidemment être rétabli, on doit se borner à souhaiter qu'un de ces peuples acquière assez de puissance pour imposer sa tyrannie à tous les Etats de la Péninsule."

Gustave Le Bon, Le déséquilibre du monde, Paris, Flammarion, 1923, p. 42-47 :

"En ce qui concerne les Musulmans modernes, héritiers des Arabes, je me trouvais quelquefois, avant la guerre, en rapport avec eux à propos des traductions turques et arabes de plusieurs de mes livres. Peu de mois avant les hostilités, le grand vizir, ministre des Affaires Etrangères de l'Empire ottoman, Saïd Halim pacha, me fit demander par son ambassadeur à Paris, d'aller faire quelques conférences de philosophie politique à Constantinople.

J'ai toujours regretté que ma santé m'ait empêché d'accepter cette proposition, restant persuadé (et c'était aussi l'opinion de mon éminent ami Iswolsky, alors ambassadeur de Russie à Paris) qu'il n'eût pas été impossible de maintenir les Turcs dans la neutralité. La lutte même déchaînée, il eût suffi, comme l'a constaté plus tard un ministre anglais devant le Parlement, que se fût trouvé un amiral assez hardi pour suivre Le Goeben et Le Breslau quand ils entrèrent à Constantinople. Ce fut un de ces cas où la valeur d'un homme peut représenter des milliards, car la neutralité des Turcs eût sans doute abrégé la guerre de deux ans. Nelson fut jadis, pour l'Angleterre, un de ces hommes. Combien s'en rencontre-t-il par siècle ? (...)

On ne saurait contester, d'ailleurs, la justesse de certaines réclamations musulmanes. Leur civilisation valant certainement celle des autres peuples balkaniques : Serbes, Bulgares, etc., ils avaient le droit d'être maîtres de leur capitale, Constantinople, malgré les convoitises de l'Angleterre. (...)

L'excuse des Turcs, en dehors des motifs religieux expliqués plus haut, est l'incontestable injustice de l'Angleterre à leur égard lorsqu'elle rêvait de les expulser de l'Europe et surtout de Constantinople, par l'intermédiaire des Grecs.

L'unique raison donnée à cette expulsion était l'habitude attribuée aux Turcs de massacrer constamment leurs sujets chrétiens. On a justement remarqué que si les Turcs avaient commis la dixième partie des massacres dont les accusait le gouvernement anglais, il n'y aurait plus de chrétiens en Orient depuis longtemps.

La vérité est que tous les Balkaniques, quelle que soit leur race ou leur croyance, sont de grands massacreurs. J'eus occasion de le dire à M. Venizelos lui-même. Egorger l'adversaire est la seule figure de rhétorique admise dans les Balkans.


Cette méthode n'a pris, d'ailleurs, sa considérable extension que depuis l'époque où la politique britannique donna l'indépendance à des provinces jadis soumises à la Turquie. On sait avec quelle fureur Bulgares, Serbes, Grecs, etc., se précipitèrent les uns contre les autres, dès qu'ils furent libérés des entraves pacifiques que le régime turc opposait à leurs violences."