vendredi 24 février 2012

Le mythe du "joug ottoman" en Algérie et en Tunisie

André Raymond, "Les provinces arabes (XVIe-XVIIIe siècle)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989 :

"Dans les provinces du Maghreb (Alger, Tunis, Tripoli), les tendances à l'autonomie relevées dans les provinces du Proche-Orient aboutirent, au XVIIIe siècle, à une quasi-indépendance : le rattachement à l'empire n'était plus marqué que par des signes extérieurs, et la domination ottomane se réduisait à une suzeraineté qui n'avait pas de conséquences pour les détenteurs locaux de l'autorité. Les raisons d'une telle évolution paraissent assez évidentes. L'éloignement du Maghreb par rapport au centre de l'empire y rendait difficile l'intervention du gouvernement impérial : une fois achevée une conquête qui avait nécessité une action militaire parfois puissante, la Porte aurait dû, pour imposer son contrôle sur cette partie de l'empire, mettre en jeu des moyens dont elle ne disposa plus à partir de la fin du XVIe siècle, lorsque son effort principal fut orienté vers la défense de ses possessions européennes et asiatiques, menacées par les puissances chrétiennes ou la dynastie safavide. L'intérêt que les Ottomans avaient marqué pour le bassin occidental de la Méditerranée et pour les terres arabes qui le bordaient au sud avait été suscité par l'appel à l'aide que leur avaient adressé des populations musulmanes menacées par la conquête chrétienne, principalement espagnole, dans le Maghreb septentrional. Les Algérois avaient fait appel à des corsaires turcs guerroyant dans la région, dès 1515, pour les débarrasser des Espagnols. En 1518, Khayreddîn s'était de lui-même placé sous la suzeraineté ottomane. A Tunis, il était intervenu, en 1534, pour mettre un terme au protectorat espagnol qui permettait aux Hafsides de se survivre." (p. 404-405)

"L'établissement de la souveraineté ottomane sur Alger avait été une conséquence, non véritablement organisée par le gouvernement central, des difficultés que suscitait localement la croisade chrétienne (ici espagnole). Les occupations limitées de « présides » (Oran, en 1509 ; Bougie, en 1510) amenèrent les habitants d'Alger (où les Espagnols avaient occupé un des îlots et installé la forteresse du Peñon qui contrôlait le port) à solliciter le secours des corsaires turcs, les frères « Barberousse », qui, depuis 1504, menaient une énergique guerre de course contre les chrétiens en Méditerranée occidentale, et qui, en 1514, s'étaient installés à Djidjelli : 'Arûdj se rendit ainsi maître d'Alger (1515) ; son frère et successeur, Khayreddîn, ne vit d'autre solution pour consolider l'Etat qu'il s'efforçait de constituer que de faire appel au sultan Selîm. Le sultan accepta cet hommage, le nomma beylerbey, avec le titre de pacha, lui envoya 2 000 hommes armés de mousquets, autorisa l'embarquement de 4 000 volontaires, auxquels il accorda les droits et privilèges des janissaires (1518). Khayreddîn put alors, en quelques années, conquérir Bône, Constantine, Alger, reprendre le Peñon et établir à Alger le port qui devint la base principale de la course turque en Méditerranée occidentale." (p. 406-407)

"(...) les deys d'Alger se conduisaient en souverains tout à fait indépendants vis-à-vis de la Porte. Certes, ils maintenaient les liens qui les unissaient à l'empire : ils y étaient incités par le sentiment de la solidarité islamique, par le prestige que conservait le gouvernement sultanien auprès des populations, sans doute encore par la considération que l'empire représentait une force qui pouvait être utile dans des circonstances graves, par la nécessité, enfin, de pouvoir continuer à recruter dans le Levant les militaires dont l'odjak d'Alger avait besoin pour se renouveler, ce qui ne pouvait se faire qu'avec l'approbation du gouvernement sultanien. Le dey nouvellement nommé sollicitait donc une investiture qui n'était jamais refusée, et, pour bien disposer le gouvernement ottoman, il envoyait des cadeaux (tissus, objets de corail, esclaves...) qui, quelle que fût leur valeur, ne constituaient pas un tribut régulier, et auxquels le sultan répondait d'ailleurs par des présents utiles : des canons, de la poudre, en 1801 ; une frégate, en 1817.

Le dey s'adressait à la Porte avec une humilité affectée : écrivant au sultan, en 1827, Husayn Dey s'intitulait « vizir délégué à la sauvegarde des intérêts de l'odjak victorieux de notre maître [...] dont je suis le serviteur », et signait « Serviteur Hussein, gouverneur de la grande ville d'Alger, votre esclave ». Le même dey envoya une aide au sultan au moment de la guerre d'indépendance grecque : huit de ses navires étaient à Navarin. Mais dans le gouvernement de leur province, et, en particulier, dans leurs relations avec les puissances, les deys ne toléraient aucune intervention de leur suzerain. En 1724, on apporta à Alger un firman dans lequel le sultan invitait les Algériens à restituer des bateaux enlevés à des armateurs impériaux. Au moment où les envoyés énuméraient les titres du sultan et mentionnaient celui de « Roi d'Alger », le dey se leva, s'exclama : « Comment, Roi d'Alger [...] que suis-je donc ? » et sortit de la salle. Les bateaux ne furent pas rendus. Lorsque, en 1735, les Algériens décidèrent d'intervenir en Tunisie contre Husayn bin 'Alî, en faveur du prétendant 'Alî Pacha, la Porte dépêcha à Alger un kapïdjï chargé d'interdire toute opération contre Tunis ; le dey ne tint aucun compte de cette démarche et le kapïdjï fut finalement décapité. En 1798, Mustafâ Dey éluda autant qu'il le put l'ordre de Selîm III de déclarer la guerre à la France, et il en atténua les effets ; contraint de rompre à nouveau en 1801, il écrivit au Premier Consul pour s'excuser et l'engager « à armer beaucoup de vaisseaux pour intercepter et brûler ceux que le Sultan dirigerait du côté de l'Occident ». (...)

La crise de 1830 mit en lumière, une dernière fois, le caractère ambigu des relations entre la Régence d'Alger et le gouvernement impérial : une indépendance de fait, dans le cadre d'une vassalité réduite à des formes extérieures ; mais aussi le sentiment de l'appartenance à une communauté dont le centre ottoman pouvait être un ultime recours en cas de péril extrême." (p. 409-411)

"Sous le long règne de Hammûda Bey (1782-1814), la dynastie [husaynite] connut son apogée. La prospérité du pays à cette époque servira ultérieurement de référence, et, durant les difficultés du siècle suivant, le règne de Hammûda apparaîtra comme l' « âge d'or » de la Tunisie moderne. A l'extérieur, le bey affirma son autorité et son autonomie. Il se montra capable de tenir tête aux puissances européennes (Venise, en 1784-1785 ; l'Espagne, en 1790). Il mit un terme à l'espèce de vassalité que la Tunisie avait dû accepter après l'intervention des Algériens en Tunisie, en 1756 : l'expédition lancée, en 1807, contre Constantine ne fut pas un succès, mais la résistance victorieuse des troupes tunisiennes sur la frontière (14 juillet 1807) marqua la fin des raids algériens contre la Tunisie, jusqu'à la signature d'une paix définitive, en 1821, sous les auspices d'Istanbul. Le bey affirma, en plusieurs circonstances sa quasi-indépendance à l'égard de la Porte. En 1794-1795, il intervint avec éclat à Tripoli pour y rétablir les Karamânlî contre un usurpateur qui avait bénéficié de l'appui de la Porte et avait été reconnu comme pacha. Pour désarmer l'irritation prévisible de la Porte, le bey lui envoya des cadeaux somptueux, et son représentant et principal ministre, Yûsuf Sâhib al-Tâbi', sollicita et obtint le pardon de la Porte qui entérina le rétablissement des Karamânlî. En 1798, invité, comme tous les gouverneurs de province, à rompre les relations avec la France, Hammûda se contenta d'une manifestation symbolique, mais autorisa les marchands français à poursuivre leurs activités ; cette attitude provoqua, à Istanbul, une émotion dont le bey ne parut guère se soucier. Le gouvernement impérial et le bey avaient un intérêt commun à maintenir des relations qui n'entravaient en rien l'action du gouvernement de Tunis et qui sauvegardaient l'intégrité de l'empire. Mais, dans le cas de la Tunisie, l'évolution vers l'autonomie était arrivée, de toute évidence, à un point qui ne pouvait être dépassé, sous peine de rompre les liens ténus qui unissaient encore la province à l'empire et qui faisaient apparaître une solidarité islamique plus qu'une dépendance réelle." (p. 416-417)

Voir également : L'esclavage dans l'Empire ottoman

Pourquoi les Turcs ne sont pas responsables du déclin du monde arabo-musulman

Le mythe du "joug ottoman" dans les Balkans

dimanche 5 février 2012

Le régime politique ottoman : culture de consultation et respect viscéral des libertés de chacun

Bernard Lewis, entretien au Nouvel Observateur, 1er-7 décembre 1988, p. 141 :

"On peut citer encore les écrits ottomans à partir du XVIe siècle, c'est-à-dire quand l'Empire ottoman était au sommet de sa puissance. Je pense en particulier à un certain Lûtfi Pacha, grand vizir de Suleyman. Limogé, il se retire pour cultiver son jardin et écrit un petit livre sur l'art d'être grand vizir. Il y parle avec une franchise étonnante des problèmes de l'Empire, de la corruption, de la tyrannie, du népotisme. Lui aussi devait se croire libre d'agir de la sorte."

Bernard Lewis, entretien à Nouvelobs.com, 25 août 2011 :


"Trois ou quatre ans avant la Révolution française, l'ambassadeur de France en Turquie a rédigé une dépêche diplomatique extrêmement intéressante. Paris lui reprochait de ne pas aller assez vite dans les négociations qu'on lui avait ordonné d'entreprendre, et il a répondu qu'« à Istanbul, les choses sont différentes de la France, où notre roi est le seul maître et fait comme bon lui plaît. Ici, le sultan doit consulter une foule de gens avant de prendre une décision. » Ce qui était absolument exact : le régime était consultatif, et le sultan ainsi que les autres détenteurs du pouvoir devaient composer avec divers groupes au sein de la société ottomane. L'autorité émanait du sein de cette société, elle ne s'imposait pas à elle de manière verticale : il fallait s'entendre avec les grands propriétaires terriens, les scribes, les guildes de marchands du bazar."

"Dans l'Empire ottoman, un chrétien pouvait être traduit en justice pour bigamie, ce qui ne posait en revanche aucun problème au regard de la loi musulmane. Dans un Etat islamique, une cour chrétienne pouvait juger et punir un chrétien qui n'aurait pas respecté les préceptes de sa religion. Même chose en ce qui concerne les juifs, qui pouvaient être châtiés pour ne pas avoir respecté le sabbat. Chaque minorité religieuse faisait appliquer ses propres lois.

En faisant des recherches dans les archives ottomanes, j'ai fait une découverte amusante. Comme vous le savez, la consommation d'alcool est strictement interdite par l'islam. Mais les juifs et les chrétiens, eux, étaient libres de produire, de vendre et de consommer du vin. En fouillant dans les archives, je suis ainsi tombé sur une correspondance entre fonctionnaires ottomans qui se mettaient le cerveau à la torture pour inventer des lois qui empêcheraient les musulmans de boire de l'alcool chez les juifs et les chrétiens qui les invitaient à leurs mariages. Ces braves fonctionnaires auraient pu interdire purement et simplement l'alcool à tout le monde, mais c'est une solution qui ne semble même pas les avoir effleurés."

Voir également : L'auto-administration dans l'Empire ottoman

Le mythe du "joug ottoman" dans les Balkans

samedi 4 février 2012

La "noblesse" musulmane dans l'Empire ottoman

Bernard Lewis, Istanbul et la civilisation ottomane, Paris, Tallandier, 2011, p. 62-65 :

"Depuis plusieurs siècles, la caste militaire de tout l'Islam était turque, et les gazis ottomans avaient été, dans leur immense majorité, d'origine turque et parlant turc (certains d'entre eux des aventuriers ou des condotierri parvenus jusqu'à la frontière occidentale, d'autres des nomades turcomans en migration) ou des Turcs déportés avec leurs propres chefs. Mais rapidement, nous nous trouvons en face d'un important recrutement, d'origine locale, de chrétiens grecs qui embrassèrent l'Islam et lièrent leur sort à celui des musulmans. Certains de ces convertis jouèrent un rôle de premier plan parmi les gazis ; sur les quatre ou cinq familles aristocratiques ottomanes les plus anciennes, deux au moins étaient d'origine grecque.

A mesure que le pouvoir ottoman s'étendit dans les Balkans, les Grecs furent rejoints par de nombreux Slaves et Albanais qui avaient choisi, pour des raisons diverses, de servir les Ottomans. Par leurs victoires et leurs conquêtes, les gazis contrôlaient maintenant de vastes territoires en Europe, où une aristocratie chrétienne à demi occidentalisée possédait des privilèges d'un type plus ou moins féodal « occidental ». Certains de ces gazis s'installèrent comme féodaux militaires sur des terres octroyées par les sultans. C'est à partir de cette époque qu'un certain nombre d'innovations, certaines probablement d'origine ouest-européenne, pénétrèrent dans le système social et militaire ottoman. La plus importante d'entre elles est la notion de caste militaire privilégiée jouissant d'un certain statut dû à la naissance ou à l'ascendance.

La société islamique traditionnelle, tout absolutiste et quiétiste qu'elle ait été, s'était montrée égalitariste sur le plan social. Elle n'avait jamais donné naissance à un système de castes à la manière hindouiste, ni à une aristocratie privilégiée à la manière chrétienne.

Les débuts de l'Empire ottoman offrent, pour la première fois dans l'histoire islamique, quelque chose qui s'approche d'une vraie aristocratie héréditaire, la classe des askeris. Certes, selon la loi, ceux-ci ne jouissaient d'aucun privilège féodal ou aristocratique, ni d'aucun droit héréditaire ou consacré par la Loi, ni d'un fief, d'une fonction ou d'un statut particulier, avantages qui pouvaient être octroyés ou retirés par le sultan selon sa volonté. Mais, dans les faits, le sultan accordait normalement ces fiefs ou fonctions aux seuls membres de la classe des askeris, qui continuaient à être considérés comme tels même quand ils n'en étaient pas réellement détenteurs. Une nette distinction était maintenue entre eux et les autres sujets de l'empire. Comme les sujets musulmans, ils étaient astreints à respecter les préceptes de la Sainte Loi de l'Islam, mais ils dépendaient d'une juridiction spéciale, celle des kadi-asker, juges suprêmes des askeris, et non pas de celle des kadi ordinaires ; dans les domaines administratif, fiscal et disciplinaire, ils étaient régis par des codes de lois spéciaux édictés par le sultan. Ceux-ci leur assuraient d'importants privilèges et exemptions, face aux sujets ordinaires, à qui il était interdit de porter des armes, de circuler à cheval ou de détenir des fiefs.

Le fait que le terme d'askeri dénotait un aspect de caste plutôt que de fonction apparaît clairement lorsque l'on sait que ce groupe comprenait des askeris retirés du métier des armes ou sans emploi, des esclaves affranchis par le sultan ou par des askeris, les femmes et les enfants des askeris ainsi que les titulaires de charges religieuses à la cour du sultan. Celui-ci pouvait, par décret, renvoyer un askeri dans la catégorie des sujets « ordinaires » ou, au contraire, promouvoir un sujet au statut d'askeri comme récompense de services exceptionnels. Ces deux cas étaient peu fréquents au début, et même les askeris « rétrogradés » continuaient à être considérés comme appartenant à une catégorie distincte des sujets ordinaires. Par ailleurs, il était considéré comme contraire aux principes de l'empire d'élever de simples sujets à la position d'askeris. L'extension de cette pratique fut regardée comme une innovation condamnable et était citée comme une des causes du déclin ottoman par Kochu bey, en 1630, ainsi que par des mémorialistes ottomans postérieurs.

Un des traits significatifs du système ottoman à ses débuts était que la distinction entre askeri et sujet ne se posait jamais selon des critères purement ethniques ou religieux. Les paysans et les citadins musulmans « civils » d'Asie étaient des sujets au même titre que leurs homologues chrétiens d'Europe. Par ailleurs, certains membres de la petite noblesse militaire chrétienne des Balkans purent être incorporés dans la classe des askeris ottomans et reçurent des fiefs du sultan, au début sans même avoir dû se plier à la formalité de se convertir à l'Islam. Dans l'Europe ottomane du XVe siècle, un certain nombre de membres de la cavalerie féodale pourvue en terres appartenaient à la petite noblesse chrétienne ; au siècle suivant, presque tous étaient assimilés à l'Islam ottoman." 

Voir également : La fiscalité dans l'Empire ottoman

jeudi 2 février 2012

Le patriotisme ottoman du Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)




Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007 :

"L'organisation clandestine des jeunes officiers se fit d'abord au sein du Comité d'Union Ottomane qui fut fondé à l'école de médecine militaire d'Istanbul. Groupe clandestin d'opposition au régime, il était organisé en cellules secrètes. En 1899, il se diffusa progressivement dans l'Empire, en commençant par les étudiants des écoles supérieures d'Istanbul : l'Académie militaire, l'Académie navale et certains centres devinrent très actifs tels ceux de Selânik et de Manastir. Ses leaders étaient Ibrahim Temo, Abdullah Cevdet et Mehmed Reşid.

En mai 1895, les activités politiques des cadets de l'école militaire furent découvertes. Un diplômé s'enfuit à Athènes, puis la police découvrit un portrait de Murâd V dans la bibliothèque de l'école. Quarante étudiants furent incarcérés dans la prison de l'Académie, puis quatre-vingt onze cadets arrêtés par la police du ministère. Egalement, en 1897, la police mit à jour un complot à l'Académie militaire. Près d'une centaine d'élèves officiers Jeunes-Turcs furent exilés en Tripolitaine. Le mouvement avait aussi du succès parmi les officiers déjà en poste. Puis il se développa à l'étranger, parmi les foyers d'opposition constitués par les exilés fuyant la répression du régime hamidien.

La coopération des élites civiles et militaires fut essentielle, d'une part pour donner à leurs projets l'envergure d'un projet de société, et d'autre part, pour leur permettre de les concrétiser. Un important groupe d'opposition était actif parmi les bureaucrates de la Sublime Porte. Mais ils savaient que pour mener leur dessein à bien, ils devaient collaborer avec les généraux. Le nombre des hauts fonctionnaires civils et militaires impliqués dans le mouvement Jeune Turc augmenta à partir de 1895. Gâzî Ahmed Muhtar Paşa, l'un des héros de la guerre russo-turque de 1877-1878, était l'homme d'Etat le plus renommé à s'être engagé dans l'opposition. Progressivement, cette organisation estudiantine recruta de hauts fonctionnaires, des bureaucrates, des militaires et des ulémas. Ils adoptèrent l'idée d'un coup d'Etat et entrèrent en désaccord avec les idées d'Ahmed Rıza. Nombre d'officiers rejoignirent le mouvement. A son tour, le ministère de la Guerre devint un centre du CUP, appuyant naturellement l'option du coup d'Etat. Dans les provinces, le cinquième corps d'armée basé à Damas était le plus engagé dans le CUP. Mais après l'échec de la tentative de coup d'Etat, le recrutement officiers se tarit auprès des hauts gradés. L'année 1906 vit le mouvement jeune-turc se transformer d'un mouvement intellectuel en un véritable parti avec pour objectif la prise du pouvoir. Deux médecins rejoignirent le groupe d'Ahmed Rıza, Bahaeddin Şakir et le docteur Nazım, tous les deux des organisateurs. Ils transformèrent le CUP en une structure révolutionnaire en quelques mois. Ils développèrent toute une propagande particulièrement destinée aux soldats et aux officiers de l'armée ottomane. C'est aussi en 1906 que la Société ottomane de la Liberté [Osmanli Hurriyet Cemiyeti] fut fondée. Elle recrutait de jeunes bureaucrates et des officiers et était en lien avec des sociétés maçonniques et des confréries. Animée par Talat Bey, le directeur de l'Office des Télégraphes de Selânik, elle s'implanta notamment parmi les officiers des 2e et 3e corps d'armée. Puis, en 1907, le CUP d'Ahmed Rıza et la Société Ottomane de la Liberté de Selânik fusionnèrent tout en gardant le nom de CUP. (...)

Ahmed Rıza était l'un des penseurs du parti Jeune Turc. Sa conception de l'armée était celle d'un membre de l'opposition civile, haut responsable du CUP. Convaincu du rôle indispensable que l'armée aurait à jouer, il écrivit plusieurs plaidoyers en ce sens. Dans son ouvrage « Tolérance musulmane », il développait ses idées sur le rôle de la guerre, considérée comme un moteur de l'existence de l'Empire. La guerre, au cours de laquelle il était prescrit d'observer les préceptes de justice et de tolérance envers les vaincus, aurait eu une influence considérable sur le moral des vainqueurs, en exaltant chez eux les valeurs nobles de bravoure, de virilité, de respect de la discipline et de soumission à un chef dont l'autorité et les mérites étaient reconnus de tous. Ahmed Rıza voyait dans les brusques changements de l'Empire et la chute de sa puissance militaire, un risque d'affaiblissement pour le peuple. Les chefs militaires qui étaient autrefois recrutés parmi les grands caractères de la nation, tenaient tête au despotisme du souverain. La série de défaites sévères subies par l'Empire réduisait leur influence sur le sultan, donnant libre cours à sa tyrannie.

Ahmed Rıza estimait que, contrairement aux calomnies dont l'armée avait été salie, elle n'avait jamais cessé d'être honnête et tolérante. Le sultan devait porter seul la responsabilité de la compromission, par le choix de ses chefs parmi des favoris corrompus. Il était aussi responsable du mauvais paiement de ses soldats et de leur indiscipline. Selon Ahmed Rıza, l'armée était devenue inconsciemment l'instrument du despotisme et de l'intolérance d'un seul.

Dans certains de ses articles, tel « La considération de l'honneur de nos soldats » [Askerlerimizin namus haysiyeti], il expliquait que le soldat était la gloire de la patrie et l'honneur de la nation et appelait la Nation à se soulever. Ahmed Rıza montrait le rôle que l'armée avait à jouer dans la défense et le progrès de l'Empire dans la brochure « devoir et responsabilité du soldat » [vazife ve mes'uliyet : 'asker] (1906). Ses attributions évoluaient de la ghâzâ au patriotisme, passant de la conquête à la défense du pays. L'idéologie de la ghâzâ était abandonnée depuis longtemps déjà. Par delà la défense de l'Empire, il s'agissait de le sauver, pour empêcher son démembrement. Ahmed Rıza parlait de mort (d'une descente inexorable vers le néant), d'une recherche nécessaire des causes et de dévouement au pays par le patriotisme, au lieu de se préoccuper d'oraisons funèbres. Cette notion de défense de la patrie [vatan müdafaası] avait déjà été formulée dès l'époque des Jeunes Ottomans dans les années 1860 et était enseignée dans les écoles militaires sous l'impulsion de Süleyman Paşa. Ahmed Rıza attribuait un rôle salvateur à l'armée, exaltant les vertus d'un patriotisme naissant, à diffuser parmi toutes les strates de la population, aisées ou modestes, musulmanes et non musulmanes, sans distinction de race ou de religion. Il y expliquait le rôle que l'armée turque avait à jouer dans une révolution. Encourageant les activités partisanes et préconisant une Nation armée et une forme d'Etat militaire, il développait la théorie selon laquelle l'armée formait une nouvelle élite. Le soldat était présenté comme un pilier de l'Empire. La société militaire occupait le cœur de la vie de l'Etat et la société civile était reléguée au second plan. Il préconisait la valorisation de la carrière militaire pour attirer les classes aisées, au lieu de laisser cette tâche aux classes les plus modestes et les plus laborieuses. Il prônait aussi la modernisation de l'armée et l'enseignement des théories militaires les plus récentes. Cette nouvelle élite était encouragée à prendre ses responsabilités à tous les niveaux. Il incitait les officiers à assumer des tâches dans le domaine civil (comme suppléer aux insuffisances du gouvernement) et à prendre des initiatives dans les domaine politique. En un mot, l'élite militaire allait jouer un rôle d'avant-garde dans la société civile. Cet appel fut bien entendu et se concrétisa dans les décennies suivantes." (p. 209-213)


François Georgeon, Abdülhamid II : le sultan calife (1876-1909), Paris, Fayard, 2003 :

"Ce qui détermine l'attitude des Jeunes Turcs à l'égard d'Abdülhamid, c'est la place qu'ils accordent à la monarchie ottomane et à la dynastie. La plupart défendent la maison d'Osman. Dans un empire très diversifié et en proie à toutes sortes de menaces, elle constitue la clé de voûte du système ; si l'on supprime la dynastie, disent les Jeunes Turcs, l'Empire va s'effondrer. Convaincu que les Turcs constituent le môle de l'Empire, Ahmed Rıza estime que si la dynastie ottomane disparaît, les Turcs seront submergés par les Bulgares, les Grecs et les Arméniens. En tant que positivistes connaissant le rôle de la religion dans le lien social, les Jeunes Turcs attachent également beaucoup d'importance au caractère sacré de l'institution monarchique et veulent tirer parti du califat. En somme, pour eux, l'Empire « tient » grâce à la dynastie.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, que les Jeunes Turcs ne s'abandonnent guère au rêve d'un autre régime. Ils ont beau, pour nombre d'entre eux, avoir vécu en exil dans la France de la Troisième République, bien peu se laissent aller à l'utopie d'un régime républicain. Le mot «  république » (l'un des mots les plus visés par les censeurs de l'époque pour lesquels il est synonyme de désordre et d'anarchie) reste tabou même dans l'opposition jeune-turque. (...)

Deux solutions s'offrent aux Jeunes Turcs : ou bien contraindre Abdülhamid à restaurer la Constitution, ou bien le forcer à abdiquer pour le remplacer, en respectant la règle de la succession, par le prince héritier Reşad, qui passe pour être un libéral. Les Jeunes Turcs sont de ce point de vue parfaitement légitimistes ; ils sont, si l'ont peut dire, plus sultanistes que le sultan. Lorsque le bruit court qu'au sultan va succéder son fils Burhaneddin (et non le prince héritier, son frère Reşad), on assiste à une levée de boucliers dans les rangs jeunes-turcs ; il est hors de question, protestent-ils, de modifier le système de succession au trône ottoman, car cela risquerait d'affaiblir la monarchie, et partant, l'Empire lui-même." (p. 396)

"En février 1902, quarante-sept délégués se retrouvent sous la présidence de Sabahaddin. Parmi eux, il y a une importante représentation des comités arméniens, très actifs durant tout le congrès, des Grecs et également quelques Albanais. Mais très vite des désaccords profonds apparaissent entre Sabahaddin soutenu par les Arméniens, les Grecs et les Albanais, et le groupe d'Ahmed Rıza qui se trouve mis en minorité. Le désaccord porte sur deux points : l'intervention de l'Europe et le recours à la violence, deux thèmes que récusent absolument Ahmed Rıza et ses amis ; ceux-ci sont en particulier persuadés que l'immixtion de l'Europe dans les affaires de l'Empire mettra fin à l'indépendance ottomane.

L'opposition jeune-turque est donc divisée, principalement sur la question du rôle de l'Europe et de son intervention dans les affaires ottomanes." (p. 382)


François Georgeon, "Le dernier sursaut (1878-1908)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989 :

"C'est à Paris, qui demeurait malgré tout le centre des activités jeunes-turques, qu'eut lieu le congrès de 1902. Réuni à l'initiative des fils de Dâmâd Mahmûd Pacha, pour unifier le mouvement jeune-turc, le congrès consacra en fait sa division. Si tous les délégués étaient tombés d'accord sur la nécessité d'impliquer l'armée dans un changement politique que la seule propagande ne pouvait espérer réaliser, ils se séparèrent sur la question de l'intervention de l'Europe pour obtenir le rétablissement de la Constitution. Le recours aux puissances européennes (il s'agissait bien entendu de la France et de l'Angleterre) était souhaité par les délégués non turcs, notamment les Arméniens, et par Sabâheddîn et ses amis. Ahmed Rïza et ses partisans s'y opposèrent farouchement, considérant que cela impliquait un danger extrême pour l'empire, mais, mis en minorité, ils refusèrent de se ranger à l'avis de la majorité. Le mouvement jeune-turc était désormais divisé en deux factions, celle de Sabâheddîn et celle d'Ahmed Rïza. (...)

L'un des problèmes fondamentaux auxquels les Jeunes-Turcs se trouvaient confrontés était celui du passage à l'acte : comment une poignée d'exilés disposant de peu de moyens matériels et éloignés de la Turquie allaient-ils pouvoir transformer le régime et rétablir la Constitution ? Le recours à l'Europe ? On a vu qu'il ne faisait pas l'unanimité dans les rangs des opposants. La violence et le terrorisme ? Sur ce point également, ils étaient en désaccord. Sabâheddîn pencha un moment pour cette solution, mais la tentative qu'il cautionna en 1903, plus ou moins soutenue par la Grande-Bretagne, tourna court. Plus légaliste, Ahmed Rïza refusait la dérive vers les méthodes des nihilistes russes. Restait l'armée. Sur ce point, les Jeunes-Turcs étaient d'accord : il était indispensable de la gagner à la cause révolutionnaire. En 1906, Ahmed Rïza fit paraître au Caire une brochure à ce sujet, intitulée : Devoir et responsabilité : le soldat. Il y expliquait le rôle que l'armée était appelée à jouer dans la défense et les progrès de l'Empire ottoman. Ce rôle avait changé, il était passé de la conquête à la défense du pays, de la ghazâ au patriotisme. Les officiers étant les éléments les plus qualifiés et les plus patriotes de la nation, il leur revenait de guider la vie politique du pays. En particulier, face au despotisme hamîdien qui conduisait à sa perte, Ahmed Rïza demandait à l'élite militaire d'assumer son devoir révolutionnaire. En publiant cette brochure, Ahmed Rïza traduisait un phénomène qui était en train de se réaliser : la relève de l'opposition jeune-turque en exil par des officiers turcs." (p. 571-573)

"C'est dans ce contexte [salonicien] qu'est fondé en août 1906 le Comité ottoman de la Liberté. Il comprend à l'origine dix membres, parmi lesquels figurent des militants qui joueront un rôle important dans le mouvement jeune-turc après 1908, comme Tal'at, qui était alors employé à la direction des postes de Salonique. Organisé en cellules, le comité recrute rapidement dans la société macédonienne. Les militants sont des officiers ou des fonctionnaires, jeunes pour la plupart, souvent diplômés des écoles supérieures et attachés aux idées de liberté et de progrès. Par rapport au noyau initial du mouvement jeune-turc de 1889, les différences sont importantes : les militants de Macédoine ne sont plus des étudiants mais des hommes de terrain. L'élément turc est désormais largement dominant parmi eux. Le groupe est plus homogène socialement : il n'y a plus de pachas en rupture avec le Palais, mais des membres de la classe moyenne musulmane avides de moderniser l'empire. Tous sont farouchement opposés à l'intervention de l'Europe. Plus encore que des libéraux, ce sont des patriotes décidés à sauver l'empire.

Le développement du comité dans le milieu macédonien est extrêmement rapide. D'abord par le biais des officiers qui créent des cellules dans les villes de garnison comme Monastir, Scutari, Serrès. Il semble aussi que dans la diffusion des idées révolutionnaires, certaines confréries populaires, comme les Bektachî et les Mélamî, aient joué un rôle dans la mesure où leurs tekke (couvents) étaient des lieux de réunion pour les jeunes intellectuels. (...)

En 1907, des contacts sont pris entre le comité Union et Progrès que dirige à Paris Ahmed Rïza et le comité de Salonique. Au mois de septembre, les deux organisations décident de fusionner. En fait, c'est le comité de Salonique (qui a adopté le nom d'« Union et Progrès ») qui domine désormais le mouvement jeune-turc, dont le centre de gravité s'est ainsi déplacé des capitales européennes à Salonique." (p. 574-575)


Fuat Dündar, Crime of Numbers : The Role of Statistics in the Armenian Question (1878-1918), New Brunswick, Transaction Publishers, 2010 :

"L'Ittihat ve Terakki (CUP), l'organisation héritière de l'Osmanlı Hürriyet Cemiyeti, fut officiellement formée le 27 septembre 1907 ; le premier document signé conjointement par Talat Pacha, Enver Pacha et Cemal Pacha fut envoyé aux consulats étrangers pour protester contre la rencontre entre la Russie et la Grande-Bretagne du 10 juin 1908 à Reval. Ce groupe, qui estimait que la prévention de la perte de la Macédoine nécessitait le rétablissement de la constitution ottomane de 1876, se rebella et força le sultan Abdülhamid II à rétablir la constitution. Cet événement devint célèbre sous le nom de la Révolution de 1908.

Une des principales causes du succès de la société était que les officiers stationnés en Macédoine la soutenaient, et qu'elle avait une mentalité militaire. Parmi les sept dirigeants de la société, six avaient étudié dans des écoles militaires et avaient reçu une formation militaire : Enver Pacha, Cemal Pacha, Talat Pacha, Ziya Gökalp, le Dr. Nazım, et le Dr. Bahaddin Şakir ; le Dr. Rahmi Bey était la seule exception." (p. 43)


Ibrahim Tabet, Une histoire de la Turquie : de l'Altaï à l'Europe, Paris, L'Archipel, 2007 :

"Ardents patriotes, les officiers jeunes-turcs de la 3e armée, dont Niyazi Bey et le major Enver sont les figures emblématiques, s'inquiètent de la perspective de démilitarisation des provinces balkaniques, évoquée lors de la rencontre entre le roi Edouard VII et le tsar Nicolas II, à Reval. Ils se conçoivent plus comme une troupe de partisans que comme une force révolutionnaire. En 1908, avec une bande de francs-tireurs, ils prennent le maquis et tuent plusieurs officiers de haut rang détachés par le sultan pour évaluer la situation. Abdülhamid se décide alors à envoyer la troupe pour mater ce qui se transforme de plus en plus clairement en insurrection. Dix-huit mille hommes sont dépêchés d'Anatolie en Macédoine, mais au lieu de combattre la rébellion, ils se joignent à elle. Le sultan, en proie à la panique, autorise le retour des Jeunes-Turcs le 23 juillet 1908. Désireux à la fois de sauver l'unité dangereusement menacée de l'Empire et de le libéraliser, les Jeunes-Turcs du comité Union et Progrès contraignent Abdülhamid à rétablir la Constitution suspendue depuis plus de trente ans et à organiser des élections." (p. 212-213)


François Georgeon, "1908 : la folle saison des Jeunes-Turcs", L'Histoire, n° 334, septembre 2008 :

"Les Jeunes-Turcs ont-ils fini par être gagnés par le nationalisme ? Peut-on parler dès 1908 d'un nationalisme turc comme le pensent certains historiens ? On en trouve quelques traces, certes, dans le mouvement Jeune-Turc, dues au contact des Turcs de Russie, surtout d'intellectuels tatars, qui cherchent à opposer au panslavisme, dont ils sont victimes en Russie, un panturquisme fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Mais mieux vaut parler de patriotisme ottoman.

L'historien Erik J. Zürcher a montré que la grande majorité des membres du comité Union et Progrès étaient des musulmans originaires de la Turquie d'Europe. Ce sont les menaces pesant sur cette dernière depuis le congrès de Berlin, les difficultés rencontrées dans les Balkans, les pressions des grandes puissances, leur ingérence croissante qui ont poussé les Jeunes-Turcs à l'action. En ce sens 1908 représente un sursaut patriotique des élites militaires et civiles de la Turquie d'Europe pour conserver l'empire intact et s'y maintenir." (p. 77)


Erik Jan Zürcher, The Young Turk Legacy and Nation Building : From the Ottoman Empire to Atatürk's Turkey, Londres-New York, I. B. Tauris, 2010 :

"Quand ils descendirent des montagnes en juin-juillet 1908, les officiers jeunes-turcs mobilisèrent d'abord les villages musulmans contre la menace d'une prise de contrôle christiano-européenne." (p. 111)

"Les Jeunes-Turcs firent leur carrière au service de l'Etat ottoman, pratiquement tous sans exception. Ce facteur laissa sans aucun doute une empreinte profonde sur leur vision du monde. Comme cela a été souligné à maintes reprises, la question la plus urgente à laquelle ils faisaient face était : "Comment cet Etat peut être sauvé ?" Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'historiographie de la Révolution constitutionnelle (partie I), l'événement qui déclencha cette révolution, en 1908, fut la proposition de la Grande-Bretagne (lors de la rencontre à Reval (Tallinn) entre Edward VII et le tsar Nicolas II) de soutenir la pleine autonomie des provinces macédoniennes sous un gouverneur chrétien, une solution qui aurait fatalement affaibli l'Empire en Europe. De même, le sauvetage de l'Etat (ainsi que de leur propre position) était derrière le coup d'Etat unioniste de janvier 1913, derrière la décision de rejoindre l'Allemagne dans la guerre mondiale, et derrière le mouvement de résistance nationale en 1919. Pour les unionistes, le sauvetage de l'Etat était la condition du renforcement de la position de la seule fraction vraiment fiable de sa population, les musulmans ottomans et, de plus en plus, les Turcs, et la prétention à agir pour sauver l'Etat légitimait finalement toutes sortes de mesures.

La vision stato-centrée des Jeunes-Turcs signifiait aussi qu'ils voyaient presque automatiquement l'Etat comme le moteur du changement dans la société. La seule faction jeune-turque qui avait une approche allant au-delà de l'Etat était la "Ligue pour l'initiative privée et la décentralisation" du prince Sabahettin. Aux yeux de Sabahettin, la clé du progrès réside dans le développement, à travers l'éducation, d'une élite entrepreneuriale et individualiste. Ses idées étaient attractives pour les communautés chrétiennes en raison de son plaidoyer en faveur d'une décentralisation poussée, mais il n'avait le soutien que d'une petite minorité des Jeunes-Turcs et joua seulement un rôle marginal après la révolution." (p. 117)


Voir également : Les Jeunes-Turcs et les confréries soufies

L'opposition des non-Turcs à la mise en oeuvre de l'ottomanisme

Hommage au Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki)

Honneur aux héros patriotiques turcs

Citations du héros et martyr Enver Paşa (Enver Pacha)