"La décision de s'allier avec l'Allemagne fut probablement prise vers le mois de juin 1914 et par Enver. Le Traité secret d'alliance fut signé le 2 août 1914. Plusieurs motifs peuvent être posés en hypothèse. Face à une Europe relativement unie, l'Empire ottoman risquait de se trouver confronté à son rival ancestral, la Russie. Une alliance avec les puissances centrales pouvait apparaître comme le rempart le plus efficace. Et il y avait des souhaits à réaliser, tout d'abord un désir de revanche, de récupérer les territoires perdus, puis de mettre fin à la tutelle financière et politique du régime des capitulations."
vendredi 21 décembre 2012
Les raisons de l'intervention ottomane dans la Première Guerre mondiale
"La décision de s'allier avec l'Allemagne fut probablement prise vers le mois de juin 1914 et par Enver. Le Traité secret d'alliance fut signé le 2 août 1914. Plusieurs motifs peuvent être posés en hypothèse. Face à une Europe relativement unie, l'Empire ottoman risquait de se trouver confronté à son rival ancestral, la Russie. Une alliance avec les puissances centrales pouvait apparaître comme le rempart le plus efficace. Et il y avait des souhaits à réaliser, tout d'abord un désir de revanche, de récupérer les territoires perdus, puis de mettre fin à la tutelle financière et politique du régime des capitulations."
dimanche 25 novembre 2012
Guillaume II (Wilhelm II) de Hohenzollern
Guillaume II, discours à Damas, 8 novembre 1898 :
"Puisse le Sultan, puissent les 300 millions de musulmans qui, dispersés sur la terre le vénèrent comme leur Calife, être assurés qu'en tout temps l'Empereur allemand sera leur ami."
Voir également : Otto von Bismarck
Un immigré turc dans l'Allemagne wilhelmienne : Enver Paşa (Enver Pacha) alias İsmail Enver
vendredi 9 novembre 2012
Otto von Bismarck
Otto von Bismarck, cité par Maurice Barrès dans "Une Enquête aux pays du Levant. Le cénotaphe d'Alexandre", Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1923, p. 32 :
"Le Turc est le gentilhomme de l'Orient."
Voir également : Adolphe Thiers
Martin Luther
Cité par Léon X dans la bulle Exsurge Domine, 15 juin 1520 :
"Faire la guerre aux Turcs, c'est résister à Dieu, qui visite par eux nos iniquités."
Cité par Lewis W. Spitz dans The Protestant Reformation, 1517-1559, New York, Harper & Row, 1985, p. 330 :
"Un Turc intelligent fait un meilleur souverain qu'un chrétien stupide."
Vom Kriege wider die Türken, 1528 :
"Il est dit, en effet, que les Turcs sont, entre eux, loyaux et amicaux, et soucieux de dire la vérité. Je le crois, et je pense qu'ils ont probablement des vertus encore plus belles en eux. Aucun homme n'est mauvais au point de ne pas avoir quelque chose de bon en lui. (...)
Laissez le Turc croire et vivre comme il l'entend, comme on laisse vivre la papauté et autres faux chrétiens."
Voir également : L'Empire ottoman et l'Occident chrétien à l'époque moderne
L'Empire ottoman, terre d'asile pour les minorités religieuses persécutées
Les papes et les sultans
vendredi 19 octobre 2012
G. Valbert : "Philottomans et Turcophobes"
G. Valbert, "Philottomans et Turcophobes", Revue des Deux Mondes, septembre-octobre 1877, p. 692-704 :
La guerre d'Orient réservait des surprises à l'Europe ; quel qu'en puisse être le dénoûment, elle a offert en Asie-Mineure comme en Bulgarie des péripéties inattendues qui ont dérouté tous les calculs. L'opinion commune était que la Turquie se trouvait dans un état de décomposition qui la rendait incapable de supporter un choc et la mettait à la merci d'une défaite ; on la croyait à bout de ressources et de voie, on n'admettait pas qu'elle pût tenir tête à son puissant adversaire. Si cette opinion n'avait pas prévalu à Saint-Pétersbourg, le gouvernement russe se serait rendu moins facilement aux sollicitations du panslavisme moscovite, ou du moins il aurait usé de plus de précautions ; mais sur la foi de son ambassadeur à Constantinople et de ses consuls-généraux, il s'est persuadé que l'homme malade se mourait, et il n'a pas pris son ennemi au sérieux ; il n'avait pas prévu Plewna ni Osman-Pacha. Comme le cabinet de Saint-Pétersbourg, la diplomatie européenne ne croyait plus à la Turquie, et les victoires ottomanes ont causé dans plus d'un endroit un profond étonnement, mêlé d'un peu de scandale. Le malade avait été condamné, et on disposait déjà de sa succession ; il s'est permis d'en appeler, de prouver qu'il était encore en vie, et son procédé a été jugé impertinent par quelques-uns de ses médecins.
Des juges plus désintéressés que les diplomates se sont trompés comme eux. Peu de temps avant que la guerre fût déclarée, un écrivain militaire qui ne manque ni de sagacité, ni de science, publiait une brochure pour démontrer que les armées russes ne rencontreraient ni sur le Danube, ni sur le Balkan, ni à Andrinople, une résistance sérieuse, et qu'en Asie elles s'empareraient sans difficulté de Kars, d'Erzeroum et de Trébizonde. Il déclarait que le soldat Turc a été beaucoup trop vanté, qu'il vit encore sur la réputation que lui a faite jadis Montecuculli, dont la gloire était intéressée à surfaire les soldats qu'il avait vaincus. « Si les Turcs, disait-il, se présentent seuls en face de leur adversaire, et que l'Europe laisse les deux belligérans se débrouiller, la guerre ne sera ni sérieuse, ni de longue durée. Si l'armée turque s'avise d'accepter la bataille en deçà du Balkan, elle sera culbutée sur les défilés des montagnes ou bien refoulée dans varna et dans Chou m la, où elle subira le sort que celle de Bazaine a subi dans Metz. En un mot, cette armée est, sous tous les rapports, en administration, en organisation, en tactique et en force numérique, trop faible pour tenir contre les Russes. » Il s'est trouvé que Montecuculli n'avait pas menti, et que, si la victoire finit par demeurer aux Russes, elle leur aura coûté une cruelle dépense d'argent et de sang. Il s'est trouvé même que jamais l'armée ottomane n'avait été si solide, ni si bien armée, ni si bien conduite ; il s'est trouvé enfin que le soldat Turc est capable de tout, pour peu qu'il ait des chefs dignes de le commander, et qu'aujourd'hui comme jadis il est un des premiers soldats du monde, obéissant, discipliné, vivant de rien, prêt à tout endurer, tenace, intrépide, brave jusqu'à l'héroïsme, voyant le paradis au bout du canon de son fusil. — Les diplomates, disait à ce propos une femme d'esprit, ont eu le tort de ne pas compter dans leurs calculs avec le paradis Turc ; c'est lui qui a vaincu à Plewna.
On a trop souvent répété que les peuples ont toujours le gouvernement qu'ils méritent ; c'est une règle qui souffre des exceptions. Certains peuples ont reçu du ciel la faculté enviable ou déplorable de supporter avec une patience qui ne se dément presque jamais les plus tristes gouvernemens. Leur longanimité résiste à toutes les épreuves auxquelles on la soumet et, ce qui est plus admirable, leur vertu native résiste aux leçons de corruption qui leur sont données par leurs maîtres. Les Turcs offrent l'exemple singulier d'une nation que des siècles du plus détestable régime n'ont pu corrompre, et dans laquelle en général les gouvernés sont aussi honnêtes que le sont peu la plupart des gouvernans. Ce sont deux sortes d'hommes absolument différentes : d'un côté, des mœurs simples et réglées, la probité, l'honneur, le respect de soi-même et de la parole donnée, une religion sincèrement et rigoureusement pratiquée ; de l'autre côté, des appétits sans frein, et le plus souvent la ruse et la fraude poussées jusqu'à la perversité, des manches larges, des mains crochues et prenantes, des regards obliques d'oiseau de rapine guettant sa proie. Un missionnaire chrétien, établi depuis longtemps à Constantinople, disait à un de ses acolytes qui, nouvellement débarqué, parlait des Turcs avec mépris : — vous avez tort, vous verrez pratiquer ici toutes les vertus que prêchent les chrétiens. — Les diplomates ne sont pas des missionnaires, et ce qu'ils connaissent le mieux dans les pays où ils résident, c'est le monde officiel. Tel ambassadeur ou tel secrétaire de légation qui se flatte d'avoir observé de près le sérail et ses détours est excusable d'avoir cru que les Osmanlis étaient un peuple fini. Depuis les derniers événemens, il s'est fait un retour en leur faveur dans l'opinion européenne. On ne peut marchander ses sympathies à de braves gens qu'on attaque et qui se défendent en hommes de cœur ; mais l'Europe tout entière tient pour constant qu'au moment où le sang coule sur les champs de bataille, il y a à Stamboul une camarilla occupée de funestes intrigues et de tendre ses filets pour s'engraisser du malheur public.
Français, Anglais, Autrichien, Prussien, quiconque a voyagé dans l'empire du croissant, en revient ou philottoman ou Turcophobe, selon qu'il a pratiqué davantage les gouvernans ou les gouvernés. Parmi les livres publiés cette année sur la Turquie, il en est deux fort intéressans. L'un est d'un Anglais, le lieutenant-colonel James Baker, qui, après s'être promené dans la Roumélie et dans la Macédoine, est devenu propriétaire dans le district de Salonique. L'autre, intitulé la Turquie moderne peinte par un Osmanli, a été écrit, croyons-nous, par un docteur allemand, fixé à Stamboul et qui ne paraît pas en être sorti. M. Baker a beaucoup pratiqué le paysan Turc, il est devenu philottoman et ne s'en cache point. Le prétendu Osmanli, d'origine germanique, a vu beaucoup de pachas, et il incline à la Turcophobie ; mais comme ces deux écrivains sont l'un et l'autre des hommes de sens et de réflexion, ils s'accordent sur plus d'un point. Le lieutenant-colonel anglais estime que l'administration turque laisse infiniment à désirer, et l'anonyme allemand déclare qu'on serait fort injuste envers le peuple turc si on le jugeait sur l'immense majorité de ceux qui l'administrent ou le gouvernent.
M. Baker ne se repent point d'avoir acquis dans le district de Salonique une terre considérable qui paraît être de bon rapport ; il y a appris à se défier des Turcophobes, de leurs hyperboles, des nouvelles à sensation dont ils remplissent leurs brochures et leurs journaux. Il lui est arrivé l'an dernier de lire dans certaines feuilles que le vilayet de Salonique était inhabitable, que la propriété n'y était pas sûre, que l'anarchie y régnait, que les infortunés chrétiens étaient dépouilles sans miséricorde de leurs derniers sous pour contribuer aux dépenses de la guerre de Serbie, et il s'est demandé s'il était éveillé ou s'il rêvait. — « Ma terre, nous dit-il, est entourée de villages Turcs et chrétiens, je connais beaucoup de mes voisins des deux religions, et je puis assurer qu'ils commercent paisiblement ensemble. La vie et la propriété sont tellement en sûreté que mon intendant écossais, établi sur les lieux avec sa femme et ses enfans, ne se donne pas même la peine de fermer au verrou les portes de sa maison pendant la nuit, et que le premier venu pourrait y entrer si la fantaisie lui en venait. » La seule contribution de guerre qu'aient eu à payer les tenanciers de M. Baker consistait en une fourniture de chaussettes et de couvertures de laine pour les soldats qui souffraient du froid en Serbie, à quoi s'ajouta plus tard une taxe de 18 pence, laquelle ne ruina personne. Le lieutenant-colonel était à Salonique lorsque les chrétiens de cette ville donnèrent un concert d'amateurs au bénéfice des blessés Turcs ; le gouverneur-général, son état-major et beaucoup de musulmans y assistaient ; la recette fut de 300 livres, et ce n'est pas la seule fois que les deux religions se sont associées dans une œuvre commune de charité. M. Baker se refuse résolument à voir les Osmanlis par les yeux de M. Gladstone et à découvrir en eux « le spécimen antihumain de l'humanité. » Il fait grand cas du marchand Turc, du paysan Turc, et tout particulièrement du soldat Turc, qui se recrute surtout dans les campagnes. — « En Turquie, nous dit-il, le simple soldat est la moelle de la nation, the real pith of the nation ; il est aujourd'hui ce qu'il a toujours été, et il se distingue comme jadis par son endurance, par sa discipline, son courage, sa sobriété, son honnêteté, sa modestie, et à ces vertus je ne crains pas de joindre son humanité, dussent beaucoup de gens se récrier à ce mot. Observez-le dans sa vie privée, il est bon et doux pour les enfans comme pour les femmes, plein de soins et même d'égards pour les animaux. Après une longue et fatigante journée de marche, sa première pensée est pour son cheval ; il ne s'occupe de lui-même qu'après avoir pourvu à tous les besoins de sa monture. Quand il est exaspéré par une insulte faite à sa foi, il tue et massacre, comme sa religion le lui ordonne, et le fanatisme le rend fou ; mais alors il ne se connaît plus et il sort de son vrai caractère. J'ai vu arriver naguère 13,000 de ces braves gens, qui venaient de supporter toutes les rigueurs de la campagne de Serbie. On les logea pendant dix jours dans la ville de Salonique, où leur conduite ne donna pas lieu à une seule plainte. Quoique remplies de soldats, les rues étaient aussi paisibles qu'à l'ordinaire. » M. Baker remarque à ce propos que c'est le simple soldat, the rank and file, et non une oligarchie corrompue, qui représente le véritable esprit d'une nation, et il ajoute : — La tête seule de la nation turque est malade, le corps est robuste et sain.
L'auteur anonyme du livre sur la Turquie moderne n'a garde de médire du marchand, du paysan et du soldat Turcs ; il rend à ces âmes et à ces mains pures la justice qui leur est due. Mais il a connu surtout cette oligarchie corrompue qui tient en régie l'empire ottoman, ceux qu'on appelle les effendis de Stamboul, « ces dix mille qui ont droit à toutes les places, » cette jeunesse dorée de Constantinople dans laquelle se recrutent d'ordinaire tous les services de l'état. Il est à remarquer que la plupart des gouverneurs ou des fonctionnaires intègres et capables qu'a possédés ou que possède la Turquie n'appartiennent point par leur naissance à cette jeunesse dorée, Ahmed-Vefik-Pacha, le président de la chambre des députés, le savant orientaliste, l'homme d'état aussi estimé pour son caractère que pour ses talens, est né d'une Grecque et d'un juif converti à l'islamisme. Le grand-vizir Edhem-Pacha est un Chiote. Munif-Effendi, le ministre de l'instruction publique qui a traduit en Turc la philosophie de Voltaire, est un Arabe né dans le voisinage de l'Euphrate, dans la petite ville d'Aintab, où il paraît avoir reçu l'éducation la plus soignée. Feu le grand-vizir Kybryzli-Mehemed-Pacha était un Cypriote ; Mehemed-Ruchdi-Pacha est natif de Sinope, et pour finir par celui qu'il aurait fallu nommer tout d'abord et qui est une des plus nobles et des plus remarquables figures de ce temps, Midhat-Pacha est originaire de Widdin. Les effendis de Stamboul considèrent ces provinciaux comme des intrus, qui se permettent de chasser sur leurs terres ; ils estiment que les fonctions publiques sont leur bien, nul autre qu'eux n'y doit avoir part. L'effendi de Stamboul nourrit un profond mépris pour le travail, pour l'industrie, pour tous les métiers ; il rougirait d'être médecin, avocat, négociant, banquier ou fabricant ; fils de fonctionnaire, il croirait déroger et manquer à tout ce qu'il se doit, s'il n'était lui-même fonctionnaire. L'état est sa vache à lait, sa ferme et sa métairie ; les grandes places où l'on s'enrichit sont pour lui, et il se réserve encore les petites pour les distribuer à ses cliens, aux gens de sa maison, à son barbier, à son concierge, à ceux de ses domestiques qui s'entendent le mieux à curer son chibouk, à préparer son café ou à panser ses chevaux. D'habitude, il ne leur paie point de gages, il se contente de les nourrir ; mais pour les récompenser de leurs services, il leur promet qu'un jour ils deviendront par ses soins administrateurs de districts, collecteurs d'impôts ou officiers de gendarmerie. Vers la fin du règne d'Abdul-Medjid, le grand-vizir Kybryzli-Mehemed-Pacha créa une école d'employés, où les jeunes gens qui se destinaient à l'administration apprenaient sous la direction d'excellens maîtres le français, les mathématiques, la géographie, l'histoire, l'économie politique, le droit civil et commercial. Ceux qui obtenaient leur brevet avaient droit à servir l'état. Un poste de caïmacan ou de mudir venait-il à vaquer, on les adressait au vali ou gouverneur-général chargé de les mettre en possession ; mais à leur arrivée, la place n'était plus vacante : le vali en avait déjà disposé en faveur de quelqu'une de ses créatures, et il exprimait au jeune aspirant son vif regret, en l'engageant à prendre patience. C'est une admirable vertu que la patience, mais en Turquie pas plus qu'ailleurs ce n'est une vertu nourrissante ; on n'en vit pas, on en meurt quelquefois.
L'effendi de Stamboul a pour principe que le gouvernement a été inventé pour procurer au fils de son père une opulente sinécure et la liberté de s'enrichir aux dépens de ceux qui travaillent. Si son ignorance est extrême en matière de géographie et de statistique, il est prodigieusement instruit dans l'art de s'approprier les économies de son prochain ; il a l'instinct, le talent, le génie de la concussion ; comme Panurge, il sait « soixante-trois moyens pour trouver de l'argent à son besoin, » et par malheur ses besoins sont immenses. Ses vices natifs ne lui suffisant pas, il a acquis le plus souvent par une étude savante tous les appétits raffinés des viveurs de l'Occident ; il possède en outre une imagination orientale qui aime à faire grand et qui en toutes choses va jusqu'au bout. Un palais magnifique, une somptueuse maison d'été sur les rives du Bosphore, un harem peuplé de belles esclaves circassiennes, des écuries pleines de superbes chevaux arabes, il faut, bon gré, mal gré, qu'il trouve tout cela dans la caisse ou dans la tirelire de ses administrés. Peu lui importe au demeurant que le soldat qui se bat en Serbie ou en Bulgarie manque d'habits et de pain, que l'industrie chôme et que le commerce languisse faute de routes ou de marchés, que les populations soient foulées par les fermiers de la dîme et que le raïa crie misère. Comme tous les oligarques contens de la vie, l'effend de Stamboul a l'humeur gouailleuse ; il unit aux grâces du boulevard des Italiens je ne quelle férocité mongole, tartare, tongouze ou touranienne. Toutes les plaintes lui sont légères, il a réponse à tout ; sa philosophie se résume en deux adages. Lui allègue-t-on que son bonheur est fait de la misère d'autrui et qu'il faut pourtant que tout le monde vive, il répond : « Je n'en vois pas la nécessité. » S'avise-t-on de lui représenter que l'abus des concussions engendre la banqueroute et que les états en faillite sont en danger de périr, il s'écrie en buvant son raki : « Après moi le déluge ! »
M. Baker ne s'est point chargé de plaider la cause des effendis de Stamboul. A la vérité, il a une antipathie naturelle pour tous les genres d'exagérations ; il a beaucoup vu les hommes, et à son avis les monstres sont aussi rares que les anges. Il nous parle dans sa préface d'un gouverneur-général que les uns lui peignaient comme un noir coquin et les autres comme un saint personnage. « J'ai vu de près ses épaules, nous dit-il, et je puis assurer qu'il n'a pas d'ailes ; j'ai contemplé longuement ses babouches, et je puis affirmer qu'il n'a pas le pied fourchu. Le fait est qu'il a accompli dans sa vie plus d'une action méritoire, mais qu'il n'est point insensible aux séductions du bakchich. » M. Baker établit une distinction entre les pachas maigres et les pachas dont l'embonpoint tourne à l'obésité ; selon lui, on ne peut rien attendre de bon de ces derniers, tandis qu'il a rencontré parmi les autres des hommes d'excellentes manières et plus d'un parfait gentleman. Toutefois, bien qu'il goûte le commerce de ces hommes d'excellentes manières, il ne se porte point garant de leur vertu. Il remarque au surplus qu'il y a des pays où l'administration est fort corrompue et qui ne laissent pas de progresser ; il en conclut que la vénalité est un moindre mal que l'indifférence dégénérant en apathie et en torpeur. Voilà le fléau dont souffre le plus la Turquie. Plus on y crée de places et de fonctions, moins il se fait d'ouvrage ; on y rencontre partout trois employés qui aident consciencieusement un quatrième à ne rien faire. On y rencontre aussi des tronçons de chemins et de chaussées qui ne mènent nulle part, et des ponts admirablement construits, auxquels il ne manque qu'une arche pour qu'on y puisse passer. Demain ou continuera la chaussée, demain on achèvera le pont ; on dit cela depuis dix ans et on le dira pendant dix ans encore. En Orient, les lendemains sont lents à venir, les bonnes intentions s'épuisent dans un premier effort, et les fonds votés sont sujets à s'égarer dans quelqu'une de ces poches qui sont des gouffres. Jadis Ismail-Pacha inaugura dans une cérémonie solennelle et bruyante l'importante route qui, par Erzeroum et Bayazid, devait relier Trébizonde à la frontière persane ; 12 millions de piastres avaient été alloués à cet effet et fournis par le trésor de la mosquée de Sainte-Sophie. On poussa la route jusqu'à une portée de fusil, après quoi on ne donna plus un coup de pioche. Que sont devenus les 12 millions de piastres ? L'administration de Sainte-Sophie les réclame encore. « Si j'avais à composer une devise pour une bannière turque, nous dit M. Baker, j'écrirais d'abord : Il n'y a qu'un Dieu, et le bakchich est son prophète, et j'ajouterais : Evet, effendim, certainement, monsieur, — et au-dessous : Yarin, repassez demain. » toutefois, si grand que soit le mal, il ne le croit pas incurable ; les chemins de fer, les télégraphes et le temps en viendront à bout. Un autre moyen de guérison serait de donner plus de fixité à l'administration turque, de la soustraire à ces perpétuels changemens qui jettent le désarroi dans tous les services publics. Mahmoud II abolit les gouverneurs héréditaires, les derebeys, qui étaient de vrais despotes ; mais ces despotes étaient assurés de leur avenir, ils pouvaient avoir quelque suite dans leurs desseins. Aujourd'hui les effendis de Stamboul ne peuvent compter sur rien que sur l'impatience de ceux qui aspirent à les remplacer. Il arrive parfois qu'à peine installés dans leur résidence, on les met à pied ou qu'on les expédie du nord au midi, de Roustchouk à Bagdad. Ils n'ont pas le temps de faire du bien, ils ont toujours le temps de faire du mal. La sangsue a hâte de se gorger ; elle sait que ses jours sont comptés. Son sort dépend d'une intrigue de la camarilla, d'un bakchich offert à la sultane validé, d'un caprice du maître et de ce mal terrible, mystérieux, qu'on appelle « la maladie du sérail, » et qui tue la volonté, trouble l'esprit, énerve l'âme, la livre en proie à la confusion des fantaisies.
Jamais la maladie du sérail n'avait exercé une plus sinistre domination ni compromis autant la sûreté de l'état que vers la fin du règne de ce malheureux Abdul-Aziz, dont le général Ignatief savait exploiter si habilement les passions, les faiblesses et les terreurs. Un souverain nourri dans tous les préjugés des vieux Turcs, contraire à tout progrès, d'un esprit aussi court que son avidité était insatiable, sacrifiant les intérêts de son empire à l'éternelle inquiétude de son humeur, sans cesse occupé de remplir sa cassette, faisant main basse sur les revenus de l'état et sur les appointemens de ses fonctionnaires, infatué de son omnipotence, décidant, quand cela lui plaisait, que trois et un ne font pas quatre, des serviteurs dignes de ce maître, des dilapidations effrénées, les emprunts succédant aux emprunts, les tripotages de bourse s'ajoutant aux concussions et le vol raffiné au vol brutal, le budget doublé en peu de temps, les petits traitemens diminués ou supprimés au profit des grands, nulle autre loi que le caprice, nul autre moyen de réussir que l'intrigue, un grand-vizir à la dévotion de la Russie, qui, écartant de parti-pris tous les hommes de mérite et de caractère, paraissait conspirer avec les ennemis de son pays et dont les fautes ressemblaient à des trahisons, voilà le spectacle que la Turquie a donné au monde il y a peu d'années. Heureusement pour ses sujets, à toutes ses fantaisies pernicieuses le frère d'Abdul-Medjid en joignait une dont ils ont profité : il aimait avec fureur les canons Krupp et les frégates cuirassées, et si les Russes ont trouvé l'armée turque mieux outillée qu'ils ne pensaient, le mérite en revient en partie à ce maniaque, qui au demeurant a su quitter la vie quand l'empire l'a quitté.
« La Turquie, disait un Turc, a supporté pendant quinze ans le règne d'Abdul-Aziz, et elle n'en est pas morte ; cela prouve qu'elle ne peut pas mourir. » Cette fière et mélancolique parole mérite d'être méditée par les Turcophobes, et de récens événemens peuvent lui servir de commentaire. La Turquie vient de donner des preuves de vitalité dont les Turcophobes ont été fort étonnés. Les plus raisonnables d'entre eux avouent de bonne grâce que les Osmanlis ont conservé quelques-unes des qualités d'une race forte, et ils rendent hommage aux vertus ottomanes qui se sont révélées avec éclat sur les champs de bataille ; — mais, disent-ils, le courage, l'honneur, le patriotisme, ne suffisent pas, ce n'est pas assez d'être brave, il faut être progressif, et les Turcs ne le seront jamais. Ces Asiatiques sont incapables de rien faire pour la civilisation, et leur gouvernement a prouvé depuis longtemps qu'il lui est impossible de se réformer ; leur passé les condamne, et il faut avoir l'esprit chimérique pour croire à leur avenir. — A cela, les philottomans répondent qu'en dépit des scandales donnés par une bureaucratie inerte et malhonnête, des progrès plus considérables qu'on ne le dit se sont opérés dans les pays soumis au dur régime de la Sublime-Porte. Bien des promesses ont été violées, quelques-unes ont été tenues, plus d'un abus a disparu, et depuis le jour où a été proclamé l'hatti-houmaïoum de Gulhané, le sort des populations a subi d'heureux changemens. Les voyageurs impartiaux en conviennent, et les Russes, à ce qu'on assure, ont été surpris de l'état de prospérité et de richesse relative qu'ils ont trouvé en Bulgarie, et qui répondait peu aux sombres peintures qu'on leur avait faites. Qui oserait prétendre que la situation des raïas ne s'est pas améliorée, qu'ils ne sont pas plus riches, plus industrieux et moins molestés qu'il y a quarante ans ? La petite ville bulgare d'Eski-Saghra, nous dit M. Baker, comptait en 1850 près de 20,000 habitans ; elle en avait 32,000 en 1870, et de nombreuses industries y étaient florissantes. En 1870, elle ne possédait qu'une école chrétienne ; en 1870, elle en avait 50, fréquentées par 2,280 élèves. Croira-t-on qu'Eski-Saghra soit la seule ville de Roumélie où se soient accomplis de tels progrès ?
Les philottomans représentent aussi à leurs adversaires qu'ils sont trop exigeans, que la Turquie ne peut se transformer par un coup de baguette, que par une fatalité de la nature et de l'histoire les améliorations y seront toujours lentes, et qu'il est injuste de ne s'en prendre qu'aux Turcs. La péninsule illyrienne est une fort belle contrée, mais elle est aussi ingouvernable que fertile, et ce ne sont pas seulement les vices d'une administration routinière et gangrenée qui s'opposent aux réformes, ce sont aussi les fâcheux instincts, les molles habitudes des populations chrétiennes. Au sud comme au nord du Balkan, chrétiens et musulmans se ressemblent plus qu'on ne pense ; ils vivent d'ordinaire au jour le jour, sans souci de l'avenir. « L'idée de planter des arbres, nous dit M. Baker, n'entre jamais dans la tête d'un Grec ou d'un Bulgare, pas plus que dans celle d'un Turc, cela serait à leurs yeux une avance de fonds au bénéfice de la postérité et partant l'acte d'un lunatique. » Il ne faudrait pas croire non plus que ce soient seulement les valis et les pachas qui remettent au lendemain leurs bonnes actions, « L'habitude de la temporisation, of the procrastination, nous dit encore M. Baker, paraît être en Turquie une maladie qui attaque tout le monde, les chrétiens comme les mahométans, et non-seulement les régnicoles, mais jusqu'aux étrangers. Ce mal se présente au voyageur à chaque tournant de route, et peu s'en faut qu'il n'en devienne fou. il essaie d'abord de lutter ; l'ennemi est invisible, insaisissable, et il lui semble qu'il se bat contre le vent. Peu à peu, en désespoir de cause, il finit par se résigner à sa destinée, et par entendre sans sourciller l'éternel yarin, à demain ! Mais il ne faut pas se dissimuler que l'habitude de tout renvoyer au lendemain est la ruine du pays. Elle est née sous l'empire de Byzance, elle hâta sa dissolution, elle lui a survécu. » Byzance n'est plus, mais elle vit encore dans les âmes. Tel pacha prévaricateur aurait moins de facilité à se garnir les mains s'il n'avait pour complice de ses entreprises une foule d'intrigans incirconcis, capables de toutes les bassesses pour capter ses bonnes grâces, qui leur assurent l'impunité. Le patronage est une marchandise fort demandée en Turquie, et les effendis de Stamboul peuvent la vendre aussi cher qu'il leur plaît. On parle beaucoup du mal qu'ils font aux raîas, on parle trop peu du tort que les raïas se font à eux-mêmes. Assurément le commerce serait plus prospère en Roumélie et en Macédoine, si les routes étaient mieux entretenues, si les valis s'occupaient d'ajouter aux ponts l'arche qui leur manque. Il est également vrai que les terres seraient mieux cultivées si le clergé grec ou bulgare n'obligeait pas ses ouailles à célébrer chaque année cent quatre-vingts jours de fête et de chômage. Comme le savetier de la fable, les sujets chrétiens de la Sublime-Porte peuvent se plaindre que leurs curés les ruinent en fêtes ; le malheur est qu'ils ne s'en plaignent pas.
Enfin les philottomans n'ont-ils pas raison de dire et de répéter que le principal obstacle aux réformes est l'agitation fomentée par les intrigues, par les sourdes menées de l'étranger ? On sait aujourd'hui ce qu'il faut penser des insurrections des raïas ; ce n'est pas un produit indigène, c'est un article importé du dehors. Plus d'une fois les émissaires et les boute-feux venus de Bucharest, de Belgrade ou de plus loin, ont dû employer la force pour contraindre les paysans bulgares à s'enrôler sous leur drapeau ; souvent aussi les promesses ont suffi, et, trompés par un mirage, les moutons ont couru d'eux-mêmes à l'abattoir. Si nous en croyons M. Baker, et peut-être aurions-nous tort de ne pas l'en croire, le moins scrupuleux des pachas est un être moins malfaisant qu'un agitateur panslaviste. « Qu'on laisse ces populations à elles-mêmes, nous dit-il, elles sont capables et désireuses de développer leur industrie, d'améliorer leur condition ; mais c'est un droit que les agitateurs leur refusent, et l'état constant d'excitation où on les entretient produit un trouble fiévreux et un manque de confiance qui paralysent tous leurs efforts. » Ailleurs il s'écrie : « Si la chambre des communes avait à faire des lois pour dix-neuf Irlandes au lieu d'une, cela donnerait quelque idée des difficultés du gouvernement en Turquie, et peut-être alors quelques-uns de nos politiques seraient-ils plus modérés dans leur blâme, plus généreux dans les jugemens qu'ils portent sur ce malheureux pays. »
La première condition pour que la péninsule du Balkan entre sérieusement dans la voie du progrès est que les populations chrétiennes, désabusées du panslavisme et de fallacieuses promesses dont elles ont été trop souvent les dupes, renoncent à tourner leurs regards vers Moscou et qu'elles cessent d'être en Turquie le parti de l'étranger ; ce jour-là seulement elles pourront revendiquer le droit de n'être plus traitées par leurs maîtres en ennemies. Aussi bien leurs intérêts ne sont-ils pas liés à ceux de tous les musulmans de l'empire qui n'ont pas le bonheur d'être valis, mutessarifs, caïmacans ou fermiers de l'impôt ? Mahométans et chrétiens n'ont-ils pas tous de communs griefs ? Ne souffrent-ils pas des mêmes abus, des mêmes tyrannies et des mêmes pachas ? Encore est-il permis de dire que ce sont les musulmans qui ont le sort le plus dur ; non-seulement ils doivent leur sang à l'état, mais la diplomatie étrangère ne s'est jamais occupée d'eux ni de plaider leur cause. Toutes ces brebis reprochent avec justice à leur berger qu'il les tond de trop court. L'essentiel est qu'elles aient le droit de parler et de se plaindre, et le seul remède à leurs maux est que le berger ait des comptes à leur rendre, que tous ses actes soient soumis à un contrôle efficace et attentif. Cette garantie a été accordée aux sujets de la Sublime-Porte par la constitution proclamée solennellement le 23 décembre 1876 ; cent quatre coups de canon ont été tirés en son honneur. Cent coups de canon ne prouvent rien, et les salves d'artillerie ne servent souvent qu'à jeter de la poudre aux yeux. Le statut ottoman contient plus d'un article destiné à produire un effet purement décoratif ; ce n'est pas de la politique, c'est du théâtre. Il est difficile de croire que la Turquie puisse être transformée d'ici à demain en un pays parlementaire ; ce régime ne convient pas à tout le monde, il n'a guère profité à la Roumanie ni même à la Grèce, et il est douteux que les Turcs en fissent un meilleur usage. Il n'en est pas moins vrai que la nouvelle charte ottomane, en établissant une chambre élective, a créé dans l'empire un tribunal chargé de connaître des actes du gouvernement, de donner une expression publique aux doléances des gouvernés et de flétrir les méfaits des concussionnaires. Que ce tribunal prenne ses fonctions au sérieux, l'omnipotence du khalifat se verra forcée de compter avec ses curiosités légitimes et avec son blâme. C'est aux chrétiens d'Orient, élevés au rang d'électeurs, d'employer le droit qu'on leur octroie au redressement de leurs griefs. Si trompeuses que soient les constitutions, elles le sont moins que les promesses de l'étranger, et quand on n'a pas ce qu'on aime, il faut tâcher d'aimer ce qu'on a, il faut surtout apprendre à s'en servir.
— Vaine espérance ! répliquent les Turcophobes. A supposer que la fortune des batailles favorise jusqu'au bout le croissant, ses victoires n'auront pas d'autre effet que d'enfler son orgueil, d'exalter à l'excès ce chauvinisme qui est commun aux portefaix de Constantinople comme au sultan, aux pachas maigres ou gras, à la jeune comme à la vieille Turquie. N'ayant plus rien à craindre de la Russie, la Porte se refusera à toute concession. Sa charte était destinée à tromper l'Europe ; quand elle n'aura plus besoin de tromper personne, elle dira : Ainsi fiait la comédie ! et le rideau tombera. — Les philottomans se plaisent à croire que la Porte se fait une idée plus juste de sa situation, qu'elle désire la paix, une paix honorable et de durée, et qu'elle n'est pas assez aveugle pour se flatter de l'obtenir sans donner des satisfactions à l'Europe et à ses sujets. Midhat-Pacha écrivait récemment : — « La seule paix que les Turcs aient repoussée est une paix fausse qui devait rendre la position politique et stratégique des Russes plus forte à l'égard de la Turquie et leur ouvrir dans un avenir plus ou moins prochain la route de Constantinople. » Il écrivait aussi : — « Les sentimens que j'exprime sont l'expression de cette opinion publique qui s'est formée et développée en Turquie sous l'empire des événemens. » Et il se portait garant que ses compatriotes désirent aujourd'hui sincèrement a pratiquer la liberté chez eux, fonder l'égalité politique et améliorer leur administration par des réformes sérieuses. » Il y a en Turquie une opinion publique. Jusqu'à Mahmoud II, elle était représentée par un corps de prétoriens, et le régime ottoman était un despotisme tempéré par des janissaires. On voyait ces redoutables justiciers
.... sur leur sultan farouche
Veiller, le glaive nu, s'il croyait tout pouvoir,
S'il osait tout braver et dérober sa bouche
Au frein de l'antique devoir.
Les janissaires ont disparu ; ce sont aujourd'hui des softas qui se chargent dans l'occasion de rappeler au commandeur des croyans que tout ne lui est pas permis. Ce changement est heureux ; quels que puissent être ses préjugés, un softa qui a pris ses degrés raisonne mieux qu'un sabre.
Nous souhaitons que l'événement justifie les prévisions de Midhat-Pacha ; rien ne serait plus désirable et pour les raïas et pour l'équilibre européen. La question d'Orient est un problème très compliqué, et on n'en a pas encore trouvé de meilleure solution que le Turc. « Parmi les races qui sont en lutte en Orient, disait M. Thiers, la race turque est celle qui offre le plus de ressources, qui a le plus de caractère et qui se trouve être le moins haïe de toutes les autres ; aussi je ne crois pas que l'Europe la condamne impunément. » Le Turc seul a de l'autorité comme le Magyar dans la Transleithanie, il se sent né pour le gouvernement, et il a la fierté de son état ; il n'a pas de peine à se tenir debout. On peut lui appliquer ce qu'un voyageur disait des Circassiens : « A la façon dont ils regardent les passans, ils ont l'air de leur dire ; Le monde nous appartient, mais je te permets d'y vivre. » tout n'est pas illusoire dans cette prétention. Vivant au milieu de races qui lui sont bien supérieures en ouverture et en souplesse d'esprit, le Turc leur impose sans effort sa suprématie, et il s'en fait respecter. Le Bulgare est éducable, il est industrieux ; mais sa raison n'est pas mûre et le défend mal contre ses entraînemens. Les Grecs sont l'un des peuples les mieux doués de la terre, et il n'en est pas de plus ambitieux, il n'en est point où soit plus répandu le désir de s'élever par l'étude et le savoir au-dessus de sa condition. Les parvenus de l'intelligence abondent parmi eux ; mais leur ambition leur tourne à piège, le premier venu aspire à tout. Chaque Hellène est le chef d'un parti, et le plus souvent il n'y a que lui dans son parti ; chaque Hellène se promet d'être un jour président du conseil des ministres, et la Grèce est un pays de généraux sans soldats. Le Turc est profondément imbu de la notion de l'état ; il possède ce qu'on peut appeler la vertu politique, laquelle consiste dans l'esprit de discipline et de sacrifice, et dans la subordination de l'individu à la chose publique.
Ce qui vient de se passer prouve jusqu'à l'évidence que vouloir remplacer ou détruire le Turc est une aventure périlleuse ; mais il faut que le Turc soit possible et que Midhat-Pacha ait raison, et il ne sera démontré que cet homme éminent a raison que le jour où il sera rentré dans les conseils de son souverain, le jour où l'inventeur de la constitution sera chargé de la mettre en pratique. Quand la cabale qui a tramé l'exil de Midhat-Pacha ne sera plus toute-puissante, quand celui qu'on a surnommé le vice-sultan n'aura plus l'oreille du maître, l'Europe commencera de croire à l'avenir constitutionnel de la Turquie, et elle ne fora plus difficulté d'admettre qu'on est de bonne foi à Constantinople, que les Osmanlis sont en voie d'obtenir enfin le gouvernement qu'ils méritent, que désormais leurs destinées ne seront plus à la merci d'une conspiration de harem et de la maladie du sérail. Abdul-Hamid-Khan doit bien cela au sang qui a coulé sur les bords du Vid et du Lom.
lundi 8 octobre 2012
Auguste Comte
Auguste Comte, Système de politique positive, ou traité de sociologie, instituant la religion de l'Humanité, Paris, Carilian-Goeury et Vor Dalmont :
"En Orient, la décomposition spirituelle resta toujours spontanée, et commença nécessairement, sans être jamais équivoque, aussitôt que l'enthousiasme militaire se trouva radicalement éteint par l'accomplissement des principales conquêtes. Si l'islamisme semble avoir conservé sa plénitude plus longtemps que le catholicisme, c'est uniquement parce que son début fut plus tardif. Préservé de l'affranchissement incomplet, l'esprit musulman parvint bientôt à la pleine émancipation, qui resta spontanément concentrée chez les classes dirigeantes, en évitant à la fois l'anarchie et la rétrogradation. C'est ainsi que l'Orient se prépara spécialement à l'adoption décisive de la religion universelle, quand elle aurait été suffisamment élaborée en Occident, en vertu d'une solidarité déjà développée, et même sentie, des deux parts, avant la fin de la seconde phase.
Le mouvement positif, d'où devait surgir une telle solution, devint dès lors commun aux deux parties du monde romain, d'après la noble disposition des Turcs à s'incorporer le progrès occidental, d'abord prolongé sous l'intervention arabe. De part et d'autre, l'évolution régénératrice, à la fois théorique, esthétique et pratique, au lieu de l'accomplissement spontané qui caractérisa la phase précédente, reçut des encouragements de plus en plus systématiques, dont Colbert fournit le meilleur type." (tome III, 1853, p. 562)
"Quand mon traité fondamental institua la philosophie de l'histoire, elle ne pouvait d'abord être assez précise, ni même assez complète, pour me permettre une suffisante appréciation du monothéisme oriental. Je dois d'ailleurs avouer que, à mon insu, je participais alors aux préventions émanées contre lui du milieu catholique, et qui se propagent involontairement chez les esprits les mieux émancipés, sans excepter le grand Diderot. Telle fut la double source du jugement, radicalement erroné, que je portai d'abord sur l'influence sociale de l'islamisme, tant à l'est qu'à l'ouest du monde romain. Mais le volume précédent a directement prouvé que je regarde définitivement les deux monothéismes comme ayant également complété, chacun à sa manière, la préparation humaine. Les deux synthèses transitoires, successivement instituées par saint Paul et Mahomet, offrent une équivalente destination; quoique pareillement épuisées, elles sont diversement propres à seconder l'avènement de la religion filiale, dignement pressentie citez les meilleurs organes du Grand-Être.
Je conçois les deux systèmes comme respectivement destinés à dominer les deux parties essentielles du monde romain, qui durent élaborer, d'abord l'essor spéculatif, puis le mouvement social. Quoique ralliées au même monothéisme, la seconde fut seule propre à développer l'ébauche fondamentale de la division des deux pouvoirs, qui constitua le but de la concentration théologique et la source de ses caractères dogmatiques. Mais l'avortement social du byzantisme, d'après l'ensemble des antécédents grecs, obligea le vrai catholicisme à se qualifier de romain, de manière à faire bientôt pressentir, par un langage contradictoire, l'inanité filiale de ses prétentions à l'universalité.
Sous l'impulsion d'un tel contraste, déjà sensible pendant la première phase du moyen âge, Mahomet institua le monothéisme des chefs, en consolidant la confusion des deux puissances, comme saint Paul avait institué le monothéisme des sujets en les séparant. Tous deux aspirent à régler la vie humaine, d'après l'ensemble des préparations accomplies, en disciplinant, l'un le commandement, l'autre l'obéissance. Ils convenaient donc aux besoins respectifs de la partie intellectuelle et de la partie sociale du monde incorporé par la domination romaine. Autant les Latins, toujours disciplinables, exigeaient un sacerdoce indépendant, qui pût faire dignement prévaloir la morale universelle sur les volontés pratiques, autant les Grecs, jamais disciplinés, réclamaient une énergique concentration, que l'islamisme pouvait seul systématiser. Je n'hésite point à regarder les musulmans comme ayant dû succéder aux Romains, dans le gouvernement de la population qui, sacrifiée à l'essor intellectuel, ne deviendra capable de se conduire que d'après la régénération positive.
Une telle destination peut seule expliquer l'ensemble des caractères, intellectuels et sociaux, de l'islamisme, instituant un peuple de patriciens, afin de régir, par le monothéisme dominateur, ceux que le sénat romain absorba sous le polythéisme social. Aussi convenable à l'Est que le monothéisme défensif l'était à l'Ouest, il supposait une population subjuguée, comme l'autre un peuple disciplinable. Mais l'empirique répartition du monde romain ne pouvait éviter de longs conflits, qui durent d'abord émaner de la foi la plus active et la mieux concentrée. L'équilibre ne devint possible que quand les croisades eurent fait sentir au catholicisme l'impossibilité de surmonter une croyance plus parfaite, et détourné l'islamisme de la conquête occidentale. Dès lors, surgit, avant la, fin de la première phase moderne, une transaction, tacite mais décisive, qui régularisa la dernière préparation humaine, en laissant les musulmans compléter leur établissement grec, malgré les invocations byzantines de l'appui latin.
Cet accord spontané marque le vrai début de la diplomatie stationnaire, qu'une étude irrationnelle de la révolution occidentale fait seulement remonter à la décomposition du catholicisme. De plus en plus confirmée par l'ensemble des événements ultérieurs, cette répartition a mieux incorporé les Turcs au système occidental que n'auraient jamais pu l'être les Grecs. Mais, en dissipant irrévocablement tout espoir respectif d'une véritable universalité, ce concours a graduellement manifesté l'égal épuisement du monothéisme défensif et du monothéisme dominateur, diversement destinés à préparer le positivisme.
En précisant davantage une telle appréciation, il faut regarder le régime turc comme essentiellement propre à l'Europe orientale, quoiqu'une opinion empirique lui réserve seulement l'Asie occidentale. Jusqu'à ce que la transition positive soit assez avancée, on ne saurait pas plus concevoir les Grecs sans les Turcs que les Turcs sans les Grecs, d'après l'impuissance des uns à se nourrir et des autres à se gouverner. Mais, quoique cette théorie rectifie une politique vicieuse, dont les méprises sont aujourd'hui senties, elle est ici destinée à caractériser le danger et l'impossibilité de prolonger l'existence des deux monothéismes. Non moins incapables de se suffire que de se combiner, malgré la tolérance nécessaire de la foi dominatrice, ils doivent également attendre l'universel ascendant de la religion positive, qu'ils concoururent diversement à préparer. Cependant la coopération à la transition organique émanera surtout des Turcs, plus disposés que les Grecs à seconder une doctrine maintenant destinée aux chefs comme l'islamisme, quoiqu'elle sépare mieux les deux pouvoirs que le catholicisme.
Il faut donc concevoir la Turquie commençant, sous l'impulsion occidentale, la transition complémentaire, qui, dans une génération, doit succéder à la transition principale que la France dirige sans autre guide que l'Humanité. Mais la théorie historique de l'islamisme conduit également à terminer par la Perse la transition organique des monothéistes. Car les musulmans de l'Est diffèrent radicalement de ceux de l'Ouest en ce qu'ils ont nécessairement manqué de la vocation exceptionnelle qui seule convenait à la foi dominatrice pour gouverner des populations incapables de discipline. Faute d'une telle destination, bornée à la partie grecque du monde romain, l'islamisme devint, en Perse, à la fois oppressif et subversif, de manière à développer ses imperfections naturelles, que les Turcs surent ordinairement éluder." (tome IV, 1854, p. 505-509)
samedi 6 octobre 2012
Les accords franco-turcs de 1939
L'Ouest-Eclair, 24 juin 1939 :
LA SIGNATURE DES ACCORDS FRANCO-TURCS S'EST EFFECTUEE DANS UNE ATMOSPHERE DE GRANDE CORDIALITE
La France proclame qu'elle ne renonce pas à sa mission en Syrie et au Liban
PARIS, 23 juin. — Voici le texte de la déclaration mutuelle d'assistance signée cet après-midi à 18 h. 30 par M. Georges Bonnet et M. Suad Davaz, ambassadeur de Turquie à Paris :
1° Le gouvernement français et le gouvernement turc sont entrés en étroites consultations et les discussions dans lesquelles ils se sont engagés et qui sont en cours ont révélé leur identité de vues habituelle ;
2° Il est convenu que les deux Etats conclueront un accord définitif de longue durée comportant des engagements réciproques dans l'intérêt de leur sécurité nationale ;
3° En attendant la conclusion de l'accord définitif, le gouvernement français et le gouvernement turc déclarent que dans le cas d'un acte d'agression qui conduirait à une guerre dans la région méditerranéenne, ils seraient prêts à coopérer effectivement et à s'accorder mutuellement toute l'aide et l'assistance en leur pouvoir ;
4° Cette déclaration ainsi que l'accord envisagé n'est dirigé contre aucun pays, mais a pour but d'assurer à la France et à la Turquie une aide et une assistance réciproques dans le cas où celles-ci s'avéreraient nécessaires ;
5° Il est reconnu par les deux gouvernements que certaines questions, y compris la définition plus précise des diverses conditions dans lesquelles se déclencherait le jeu d'engagements réciproques, demanderont un examen plus approfondi avant que l'accord définitif ne puisse être conclu. Cet examen est actuellement en cours ;
6° Les deux gouvernements reconnaissent qu'il est également nécessaire d'assurer l'établissement de la sécurité dans les Balkans et sont en consultation afin d'atteindre ce but le plus rapidement possible ;
7° Il est entendu que les dispositions ci-dessus énoncées n'empêchent ni l'un ni l'autre gouvernement de conclure dans l'intérêt général de la consolidation de la paix des accords avec d'autres pays.
Paris, le 23 juin 1939,
Signés :
Georges BONNET, SUAD DAVAZ.
Une déclaration radiodiffusée de M. Georges Bonnet
PARIS, 23 juin. — Après avoir signé le texte de la déclaration d'assistance mutuelle franco-turque, M. Georges Bonnet a fait la déclaration radiodiffusée suivante :
« La déclaration d'assistance mutuelle franco-turque reprend exactement les termes de la déclaration anglo-turque du 12 mai. Elle est destinée à rendre strictement parallèles les obligations qui lient la France et la Grande-Bretagne et celles qui lient déjà la Grande-Bretagne et la Turquie. Elle prévoit en effet :
1° Que les deux gouvernements, français et turc, s'accorderont mutuellement toute l'aide et l'assistance en leur pouvoir dans le cas d'un acte d'agression qui conduirait à une guerre dans la région méditerranéenne ;
2° Que cet engagement sera précisé dans un accord définitif qui aura également pour but d'assurer l'établissement de la sécurité dans les Balkans.
Tels sont les deux points essentiels de cette déclaration. Il convient d'ailleurs de souligner à ce propos que, comme elle l'indique expressément, elle n'est dirigée contre aucun pays.
Réplique exacte de la déclaration anglo-turque, la déclaration franco-turque a été élaborée en même temps que celle-ci, au cours d'une négociation qui a associé Paris, Londres et Ankara, et dont le succès marque une solidarité essentielle au maintien de la paix.
Je suis tout particulièrement heureux de voir ainsi resserrés les liens qui unissent la France et la Turquie, dont l'étroite entente se manifeste ainsi à la fois sur les problèmes particuliers et sur le plan plus élevé de la politique générale. »
L'allocution de M. Suad Davaz
Après M. Georges Bonnet, M. Suad Davaz, ambassadeur de Turquie, a prononcé l'allocution suivante :
« Votre ministre des Affaires Etrangères, mon ami Georges Bonnet, vous a donné à l'instant même les renseignements nécessaires sur ce que nous faisons actuellement. Je ne puis ajouter que ceci : je voudrais dire combien je ressens une grande joie de voir scellée aujourd'hui l'union franco-turque. Les deux pays, en signant les accords d'aujourd'hui, l'ont fait pour consolider la paix. Ces accords ne sont dirigés contre personne ; ils ont été conçus dans le but le plus pacifique. Notre idéal est la paix et c'est de cette manière que nous collaborons à son maintien. Ce faisant, la France, la Turquie et l'Angleterre feront tout ce qui est en leur pouvoir pour maintenir cette paix qui est chère à l'humanité tout entière. »
La mission de la France en Syrie et au Liban
PARIS, 23 juin. — Voici le texte de la déclaration particulière du Gouvernement français touchant sa mission en Syrie, qui a été signée cet après-midi :
« Le Gouvernement de la République déclare qu'il n'entre aucunement dans les intentions de la France de renoncer, en faveur d'un tiers, à la mission qu'elle assume en Syrie et au Liban.
Signé : Georges BONNET »
LA SIGNATURE, A ANKARA,
DES ACCORDS
CEDANT LE SANDJAK
A LA TURQUIE
ANKARA, 23 juin. — La signature des accords franco-turcs a eu lieu à 13 h. 10 au ministère des Affaires Etrangères en présence de MM. Numan Nemen Joglou, secrétaire général du ministère des Affaires Etrangères ; Cevat Acikalin, commissaire de Turquie au Sandjak ; le colonel Collet, délégué du gouvernement français au Sandjak ; Roux, premier secrétaire de l'ambassade de France ; les hauts fonctionnaires du ministère des Affaires Etrangères et les représentants de la presse turque et internationale.
Les textes ont été signés par M. Saradjoglou, ministre des Affaires Etrangères de Turquie et H. Massigli, ambassadeur de France. Ils se composent d'un accord, d'un protocole, de deux annexes, d'un procès-verbal et de deux lettres.
Ces accords règlent définitivement la question du territoire du Sandjak entre la Turquie et la Syrie et rattachent le Sandjak à la Turquie selon le tracé de la frontière établi par les accords de 1926 et de 193Q avec de légères modifications.
Les accords entreront en vigueur aussitôt après l'échange des instruments de ratification qui aura lieu au plus tard le 23 juillet. Le retrait des troupes françaises et la remise du territoire aux autorités turques doivent être terminées au plus tard le 22 juillet.
Les allocutions de M. Saradjoglou et de M. Massigli
Après la signature des accords, MM. Saradjoglou et Massigli ont prononcé des discours empreints d'une grande cordialité.
M. Saradjoglou a rappelé une phrase souvent répétée par M. Massigli : Le Sandjak est une question du passé qui empoisonne le présent et l'avenir. « Cette question, a dit le ministre des Affaires Etrangères de Turquie, est heureusement réglée ». Puis il a remercié M. Massigli et le colonel Collet des efforts qu'ils ont déployés et levé son verre à l'amitié franco-turque en espérant, a-t-il ajouté, boire sous peu à l'alliance franco-turque.
Dans sa réponse, M. Massigli a exprimé sa joie du règlement définitif de cette question. Puis faisant allusion au discours de M. Ismet Inonu au congrès du parti républicain du peuple dans lequel le président de la République avait déclaré : « Après le règlement de cette question, aucune question ne séparera plus la Turquie de la France », il a levé à son tour son verre à l'amitié entre les nations turque et française.
Voir également : L'amitié franco-turque
samedi 15 septembre 2012
Adolphe Thiers
Adolphe Thiers, cité par G. Valbert dans "Philottomans et Turcophobes", Revue des Deux Mondes, septembre-octobre 1877, p. 703 :
"Parmi les races qui sont en lutte en Orient, la race turque est celle qui offre le plus de ressources, qui a le plus de caractère et qui se trouve être le moins haïe de toutes les autres ; aussi je ne crois pas que l'Europe la condamne impunément."
dimanche 26 août 2012
Napoléon Bonaparte
"Déclaration du général Bonaparte au peuple égyptien", 1798 :
"De tout temps, les Français sont les vrais amis du sultan ottoman (que Dieu éternise son empire !) et les ennemis de ses ennemis.
Les mamelouks au contraire ne sont point soumis au Sultan et se sont révoltés contre son autorité. Ils ne suivent que leurs caprices. (...)
Art. 3.
Tout village qui se soumettra à l'armée française devra également arborer le drapeau du sultan ottoman notre ami (que Dieu éternise sa vie)."
Réponse à un discours de l'ambassadeur ottoman, Paris, 5 juin 1806 :
"Monsieur l'ambassadeur, votre mission m'est agréable. Les assurances que vous me donnez des sentiments du sultan Sélim, votre maître, vont à mon coeur. Un des plus grands, des plus précieux avantages que je veux retirer des succès qu'ont obtenus mes armes, c'est de soutenir et d'aider le plus utile comme le plus ancien de mes alliés. Je me plais à vous en donner publiquement et solennellement l'assurance. Tout ce qui arrivera d'heureux ou de malheureux aux Ottomans, sera heureux ou malheureux pour la France. Monsieur l'ambassadeur, transmettez ces paroles au sultan Sélim ; qu'il s'en souvienne toutes les fois que mes ennemis, qui sont aussi les siens, voudront arriver jusqu'à lui. Il ne peut jamais rien avoir à craindre de moi ; uni avec moi, il n'aura jamais à redouter la puissance d'aucun de ses ennemis."
Lettre à Selim III, Osterode, 3 avril 1807 :
"Mon ambassadeur m'apprend la bonne conduite et la bravoure des Musulmans de Constantinople contre nos ennemis communs. Tu t'es montré le digne descendant de Selim et de Soliman. Tu m'as demandé quelques officiers, je te les envoie. J'ai regretté que tu ne m'eusses pas demandé quelques milliers d'hommes ; tu ne m'en as demandé que 500 ; j'ai ordonné aussitôt qu'ils partissent. J'entends qu'ils soient soldés et habillés à mes frais, et que tu sois remboursé des dépenses qu'ils pourront t'occasionner. Je donne ordre au commandant de mes troupes en Dalmatie de t'envoyer les armes, les munitions et tout ce que tu demanderas. Je donne le même ordre à Naples, et déjà des canons et des canonniers ont été mis à la disposition du pacha de Janina. Généraux, officiers, armes de toute espèce, argent même, je mets tout à ta disposition ; tu n'as qu'à demander. Demande d'une manière claire, et tout ce que tu demanderas, je te l'enverrai sur l'heure.
Arrange-toi avec le schah de Perse, qui est aussi l'ennemi des Russes ; engage-le à tenir ferme et à attaquer vivement l'ennemi commun.
J'ai battu les Russes dans une grande bataille ; je leur ai pris 75 canons, 16 drapeaux et un grand nombre de prisonniers. Je suis à quatre-vingts lieues en avant de Varsovie, et je vais profiter de quinze jours de repos que je donne à mon armée pour me rendre à Varsovie et y recevoir ton ambassadeur.
Je sens le besoin que tu as de canonniers et de troupes. Je les avais offerts à ton ambassadeur ; il n'en a pas voulu, dans la crainte d'alarmer la délicatesse des Musulmans.
Confie-moi tous tes besoins. Je suis assez puissant et assez intéressé à tes succès, tant par amitié que par politique, pour n'avoir rien à te refuser.
Ici, on m'a proposé la paix ; on m'accordait tous les avantages que je pouvais désirer ; mais on voulait que je ratifiasse l'état de choses établi entre la Porte et la Russie par le traité de Sistova, et je m'y suis refusé. J'ai répondu qu'il fallait qu'une indépendance absolue fût assurée à la Porte, et que tous les traités qui lui avaient été arrachés pendant que la France sommeillait fussent révoqués."
Propos cités par Armand Lévy dans L'Empereur Napoléon III et les Principautés roumaines, Paris, E. Dentu, 1858, p. 10 :
"Alexandre voulait Constantinople, je ne devais pas l'accorder : c'est une clé trop précieuse ; elle vaut à elle seule un empire ; celui qui la possédera peut gouverner le monde. — C'est surtout à cause des Grecs, ses coreligionnaires, que je n'ai pas voulu lui donner Constantinople ; il eût acquis une population dévouée, et la Russie eût pu un jour inonder l'Europe avec ses cosaques. — Constantinople m'a toujours apparu comme un intérêt français, parce que c'est le marais qui empêche de tourner la droite française."
Voir également : La France des Bonaparte et la Turquie
L'amitié franco-turque
samedi 18 août 2012
Le kémalisme : un nationalisme ouvert et pacifique
Tekin Alp, Le Kemalisme, Paris, Félix Alcan, 1937 :
"On est souvent tenté de voir une tendance chauviniste dans certains faits et gestes de la nouvelle Turquie. Mais, peut-on parler de chauvinisme lorsque presque dans tous les ministères, dans toutes les administrations et les entreprises économiques de l'Etat, dans toutes les écoles, les facultés et les universités, les spécialistes étrangers se comptent par dizaines ? Des centaines d'étudiants sont envoyés chaque année dans divers pays d'Europe parfaire leurs études. On a beau exalter l'amour propre et l'orgueil national, on n'a jamais perdu contact avec la réalité des faits. Le bon sens n'a jamais perdu ses droits. On n'a jamais perdu l'équilibre et la mesure. Des fougueux, des exaltés, il en surgit toujours, comme partout ailleurs, qui veulent singer tel dictateur des temps modernes, qui prêchent l'ostracisme économique contre les sociétés, la fermeture pure et simple des écoles étrangères, etc., mais ces excès de paroles n'ont pas dépassé le cercle d'une petite clique, qui n'a jamais réussi à influencer les principes immuables du Kemalisme. Ce dernier ne se départit jamais de l'esprit réaliste et de la politique strictement utilitaire, sans jamais se payer de mots, de phrases et de formules creuses.
Quant à la question des minorités nationales, la Turquie kemaliste n'en a jamais admis le principe. La nouvelle Turquie ne reconnaît dans ses citoyens que des Turcs. Ceux qui ne le sont pas de race peuvent l'être ou le devenir en adoptant sa culture. Si aujourd'hui, la nouvelle Turquie, comme survivance du passé, compte quelques centaines de milliers de citoyens qui ne se sont pas encore approprié la culture turque, il est certain qu'il n'y en aura plus dans quelques dizaines d'années. Le régime kemaliste est basé sur l'unité nationale. Ceux qui ne veulent pas s'exclure eux-mêmes des bénéfices de la communauté et de l'unité nationales ne peuvent pas manquer de s'y inféoder en s'en appropriant la culture.
Adopter la culture nationale turque ne signifie pas renoncer au particularisme kurde, laze, arménien ou juif. Toutes les Nations occidentales comptent dans leur sein des éléments ethniques ayant des particularismes assez prononcés, mais qui ne pensent pas un seul instant à revendiquer un traitement minoritaire.
Ainsi, par exemple, les grands pays occidentaux, comme la France, l'Angleterre et l'Italie, se sont débarrassés depuis longtemps de la mentalité minoritaire, grâce à une assimilation sincère et profonde. Il y a en Grande-Bretagne des Ecossais, des Gallois, etc., en France des Bretons, des Corses, etc., qui conservent jalousement leurs particularités nationales plus ou moins prononcées. Certaines de ces nationalités ont tout ce qu'il faut pour avoir une existence nationale indépendante, mais jamais il n'est venu à l'esprit d'un politicien quelconque de considérer ces nationalités comme des minorités nationales. Puisque tous les Français ont la même culture, le même idéal et la même langue, quel mal y a-t-il si certains d'entre eux conservent leur patois, leurs us et coutumes et d'autres particularités ?
Il peut y avoir entre ces éléments ethniques certains sentiments de solidarité comme il y en a dans tous les pays entre personnes originaires de la même région. Ceci ne porte pas ombrage à l'unité nationale. Considérer, par exemple, un Breton comme un élément minoritaire parce qu'il a son patois, parce qu'il a un intérêt spécial pour ses co-régionaux, parce qu'il conserve certaines particularités traditionnelles, ce serait une hérésie qui ne traverse pas l'esprit d'un Français ou d'un Anglais.
Il est évident que nulle part en Occident, il n'existe une question de minorités telle qu'elle apparaît en Orient et dans certains nouveaux pays où elle forme la pierre angulaire de la politique intérieure et extérieure. Les traités de paix, où l'on a intercalé des chapitres spéciaux concernant la protection des minorités, n'ont pas apporté une solution quelconque à cette question, mais, au contraire, ils l'ont aggravée et envenimée.
A l'instar des autres traités de paix, le Traité de Lausanne aussi comporte un chapitre spécial contenant un grand nombre de clauses consacrées à la protection des minorités. Ismet Inönü s'est déclaré disposé à signer des deux mains ces paragraphes parce qu'il savait très bien qu'ils seraient restés lettre morte, que la révolution kemaliste les rendrait caducs et inopérants.
En effet, les minorités ethniques elles-mêmes n'ont pas tardé à reconnaître l'inopportunité de ce chapitre relatif aux minorités et l'ont déclaré caduc par des déclarations signées des représentants des Conseils communaux. De son côté, le Gouvernement, par ses lois laïques, a unifié la législation sur le statut personnel et supprimé toute différence entre éléments musulmans et non-musulmans. La loi fondamentale a reconnu comme Turcs tous les citoyens du pays sans distinction de race ou de religion, et a préparé le terrain pour une intégration complète des éléments minoritaires au turquisme.
Nous devons avouer, cependant, que la fusion des éléments visée par la loi fondamentale n'est pas encore sortie de son stade idéologique. Les Grecs, les Arméniens et les Juifs qui sont des Turcs d'après la loi fondamentale et d'après les principes idéologiques du Kemalisme ne le sont pas encore en réalité. Les cloisons étanches qui les séparaient avant le Kemalisme ne sont pas encore complètement renversées.
Il y en a qui se demandent comment se fait-il que le Kemalisme tolère encore ce dualisme entre son idéologie et la réalité. Le Kemalisme, qui a fait de l'Osmanli oriental un Turc occidental ayant une autre langue, une autre mentalité et une autre façon de vivre, de penser et d'agir, serait-il incapable d'assimiler quelques centaines de milliers de concitoyens qui ne demandent pas mieux que de vivre dans leur propre pays, dans les mêmes conditions matérielles et morales que leurs concitoyens pour ainsi dire majoritaires ?
C'est là vraiment une situation anormale, dont on ne peut attribuer la faute ni au Kemalisme, dont les principes idéologiques sont imprégnés de la plus parfaite sincérité, ni aux éléments minoritaires parfaitement conscients de leurs intérêts au point de vue moral, aussi bien qu'au point de vue matériel. La faute ne peut être attribuée qu'à l'ombre, au fantôme du chapitre du Traité de Lausanne sur la protection des minorités.
Ainsi que nous l'avons souvent dit et répété, le Kemalisme est un mouvement qui ne tient aucun compte des réalités existantes, fussent-elles même séculaires, si ces réalités semblent pernicieuses. Il remplace d'un trait de plume ce qui est par ce qui doit être dans l'intérêt suprême de la collectivité. Il emploie à cet effet toutes les ressources de l'Etat et le dynamisme de la révolution. Mais, dans cette question des minorités, l'Etat turc ne peut employer ni la loi, ni le prestige de ses chefs, ni aucune mesure coercitive ou éducative. L'esprit qui a présidé à l'élaboration du chapitre fantôme sur les minorités dans le Traité de Lausanne l'en empêche.
Obliger, par la force, un Grec, un Arménien ou un Juif à devenir Turc, serait une violation des règles et des lois internationales.
Voilà l'ancienne Turquie tyrannique ressuscitée ! clameraient les démagogues de tous les pays.
Quant aux minorités elles-mêmes, elles ne disposent d'aucune force pour lutter contre les faits. Elles sont subjuguées par le passé séculaire, par ce qui est enraciné au fond de leur conscience, elles sont les esclaves des institutions et des mentalités léguées par la période pré-kemaliste. Elles voudraient bien s'en affranchir, mais elles ne disposent d'aucune autorité, ni morale ni matérielle pour changer les mentalités des masses populaires.
Il n'y a pas de doute que le temps fera le nécessaire pour trancher aussi cette question restée nécessairement en marge de la réalité kemaliste. Comme nous l'avons dit plus haut, une ou deux générations suffiront pour que la turquisation des minorités passe du stade idéologique au stade de la réalité vivante. Déjà aujourd'hui, la langue et la culture turques constituent la base de l'enseignement dans toutes les écoles minoritaires. Un grand nombre d'enfants minoritaires reçoivent leur éducation directement dans les écoles turques, officielles ou privées.
Avec le temps, l'unité nationale, l'assimilation des éléments allogènes deviendra une réalité et ceci constituera la seule réalisation que le Kemalisme révolutionnaire aura obtenu par voie d'évolution." (p. 267-271)
"Qui aurait pu s'imaginer, il y a quelques années, que la Turquie et la Grèce se tendraient une main fraternelle et sincère par-dessus les centaines de milliers de cadavres qui, hier encore, ont ensanglanté le sol de l'Anatolie. Des millions de Turcs et de Grecs, victimes d'une hostilité séculaire, qui ont dû abandonner leur pays natal, pour vivre en réfugiés parmi leurs co-nationaux, sont encore vivants et traînent derrière eux la nostalgie du coin de terre qui les a vu naître. Comment donc aurait-on pensé qu'il devînt possible d'oublier un passé si proche et si sanglant ? Eh bien, aujourd'hui, ce rapprochement considéré impossible est une réalité. La Turquie et la Grèce sont devenues, non seulement des amies mais des alliées sincères. Le passé d'hier est mort et, enterré à jamais. On dirait qu'il ne s'est jamais rien produit entre ces deux peuples, hier encore considérés comme ennemis séculaires et inexorables.
Inutile de rappeler que la pierre angulaire de l'entente balkanique, qui constitue un des meilleurs éléments de la Paix mondiale, c'est toujours cette fraternité turco-grecque, érigée sur la tombe des inimitiés séculaires, et sur celles de centaines de milliers de cadavres. Les passages suivants du message d'Atatürk communiqué par téléphone à Ismet Inönü, au cours du banquet donné le 25 mai 1937 à Athènes en son honneur constitue une garantie inébranlable pour la paix dans les Balkans : « Les frontières des Etats balkaniques amis constituent une frontière unique, et ceux qui ont des visées sur ces frontières seront atteints comme par les rayons brûlants du soleil. Je conseillerai à ceux-là de tâcher de se prévenir eux-mêmes. »
La paix mondiale gagnerait beaucoup si certaines puissances occidentales de haute culture prenaient exemple sur la Turquie et sur la Grèce, et basaient leur politique sur des facteurs réalistes, en abandonnant à tout jamais certains éléments sentimentaux mystiques et ombrageux." (p. 152-153)
Voir également : La Turquie kémaliste et sa minorité arménienne
Un document exceptionnel : "Les Turcs à la recherche d'une âme nationale"
"On est souvent tenté de voir une tendance chauviniste dans certains faits et gestes de la nouvelle Turquie. Mais, peut-on parler de chauvinisme lorsque presque dans tous les ministères, dans toutes les administrations et les entreprises économiques de l'Etat, dans toutes les écoles, les facultés et les universités, les spécialistes étrangers se comptent par dizaines ? Des centaines d'étudiants sont envoyés chaque année dans divers pays d'Europe parfaire leurs études. On a beau exalter l'amour propre et l'orgueil national, on n'a jamais perdu contact avec la réalité des faits. Le bon sens n'a jamais perdu ses droits. On n'a jamais perdu l'équilibre et la mesure. Des fougueux, des exaltés, il en surgit toujours, comme partout ailleurs, qui veulent singer tel dictateur des temps modernes, qui prêchent l'ostracisme économique contre les sociétés, la fermeture pure et simple des écoles étrangères, etc., mais ces excès de paroles n'ont pas dépassé le cercle d'une petite clique, qui n'a jamais réussi à influencer les principes immuables du Kemalisme. Ce dernier ne se départit jamais de l'esprit réaliste et de la politique strictement utilitaire, sans jamais se payer de mots, de phrases et de formules creuses.
Quant à la question des minorités nationales, la Turquie kemaliste n'en a jamais admis le principe. La nouvelle Turquie ne reconnaît dans ses citoyens que des Turcs. Ceux qui ne le sont pas de race peuvent l'être ou le devenir en adoptant sa culture. Si aujourd'hui, la nouvelle Turquie, comme survivance du passé, compte quelques centaines de milliers de citoyens qui ne se sont pas encore approprié la culture turque, il est certain qu'il n'y en aura plus dans quelques dizaines d'années. Le régime kemaliste est basé sur l'unité nationale. Ceux qui ne veulent pas s'exclure eux-mêmes des bénéfices de la communauté et de l'unité nationales ne peuvent pas manquer de s'y inféoder en s'en appropriant la culture.
Adopter la culture nationale turque ne signifie pas renoncer au particularisme kurde, laze, arménien ou juif. Toutes les Nations occidentales comptent dans leur sein des éléments ethniques ayant des particularismes assez prononcés, mais qui ne pensent pas un seul instant à revendiquer un traitement minoritaire.
Ainsi, par exemple, les grands pays occidentaux, comme la France, l'Angleterre et l'Italie, se sont débarrassés depuis longtemps de la mentalité minoritaire, grâce à une assimilation sincère et profonde. Il y a en Grande-Bretagne des Ecossais, des Gallois, etc., en France des Bretons, des Corses, etc., qui conservent jalousement leurs particularités nationales plus ou moins prononcées. Certaines de ces nationalités ont tout ce qu'il faut pour avoir une existence nationale indépendante, mais jamais il n'est venu à l'esprit d'un politicien quelconque de considérer ces nationalités comme des minorités nationales. Puisque tous les Français ont la même culture, le même idéal et la même langue, quel mal y a-t-il si certains d'entre eux conservent leur patois, leurs us et coutumes et d'autres particularités ?
Il peut y avoir entre ces éléments ethniques certains sentiments de solidarité comme il y en a dans tous les pays entre personnes originaires de la même région. Ceci ne porte pas ombrage à l'unité nationale. Considérer, par exemple, un Breton comme un élément minoritaire parce qu'il a son patois, parce qu'il a un intérêt spécial pour ses co-régionaux, parce qu'il conserve certaines particularités traditionnelles, ce serait une hérésie qui ne traverse pas l'esprit d'un Français ou d'un Anglais.
Il est évident que nulle part en Occident, il n'existe une question de minorités telle qu'elle apparaît en Orient et dans certains nouveaux pays où elle forme la pierre angulaire de la politique intérieure et extérieure. Les traités de paix, où l'on a intercalé des chapitres spéciaux concernant la protection des minorités, n'ont pas apporté une solution quelconque à cette question, mais, au contraire, ils l'ont aggravée et envenimée.
A l'instar des autres traités de paix, le Traité de Lausanne aussi comporte un chapitre spécial contenant un grand nombre de clauses consacrées à la protection des minorités. Ismet Inönü s'est déclaré disposé à signer des deux mains ces paragraphes parce qu'il savait très bien qu'ils seraient restés lettre morte, que la révolution kemaliste les rendrait caducs et inopérants.
En effet, les minorités ethniques elles-mêmes n'ont pas tardé à reconnaître l'inopportunité de ce chapitre relatif aux minorités et l'ont déclaré caduc par des déclarations signées des représentants des Conseils communaux. De son côté, le Gouvernement, par ses lois laïques, a unifié la législation sur le statut personnel et supprimé toute différence entre éléments musulmans et non-musulmans. La loi fondamentale a reconnu comme Turcs tous les citoyens du pays sans distinction de race ou de religion, et a préparé le terrain pour une intégration complète des éléments minoritaires au turquisme.
Nous devons avouer, cependant, que la fusion des éléments visée par la loi fondamentale n'est pas encore sortie de son stade idéologique. Les Grecs, les Arméniens et les Juifs qui sont des Turcs d'après la loi fondamentale et d'après les principes idéologiques du Kemalisme ne le sont pas encore en réalité. Les cloisons étanches qui les séparaient avant le Kemalisme ne sont pas encore complètement renversées.
Il y en a qui se demandent comment se fait-il que le Kemalisme tolère encore ce dualisme entre son idéologie et la réalité. Le Kemalisme, qui a fait de l'Osmanli oriental un Turc occidental ayant une autre langue, une autre mentalité et une autre façon de vivre, de penser et d'agir, serait-il incapable d'assimiler quelques centaines de milliers de concitoyens qui ne demandent pas mieux que de vivre dans leur propre pays, dans les mêmes conditions matérielles et morales que leurs concitoyens pour ainsi dire majoritaires ?
C'est là vraiment une situation anormale, dont on ne peut attribuer la faute ni au Kemalisme, dont les principes idéologiques sont imprégnés de la plus parfaite sincérité, ni aux éléments minoritaires parfaitement conscients de leurs intérêts au point de vue moral, aussi bien qu'au point de vue matériel. La faute ne peut être attribuée qu'à l'ombre, au fantôme du chapitre du Traité de Lausanne sur la protection des minorités.
Ainsi que nous l'avons souvent dit et répété, le Kemalisme est un mouvement qui ne tient aucun compte des réalités existantes, fussent-elles même séculaires, si ces réalités semblent pernicieuses. Il remplace d'un trait de plume ce qui est par ce qui doit être dans l'intérêt suprême de la collectivité. Il emploie à cet effet toutes les ressources de l'Etat et le dynamisme de la révolution. Mais, dans cette question des minorités, l'Etat turc ne peut employer ni la loi, ni le prestige de ses chefs, ni aucune mesure coercitive ou éducative. L'esprit qui a présidé à l'élaboration du chapitre fantôme sur les minorités dans le Traité de Lausanne l'en empêche.
Obliger, par la force, un Grec, un Arménien ou un Juif à devenir Turc, serait une violation des règles et des lois internationales.
Voilà l'ancienne Turquie tyrannique ressuscitée ! clameraient les démagogues de tous les pays.
Quant aux minorités elles-mêmes, elles ne disposent d'aucune force pour lutter contre les faits. Elles sont subjuguées par le passé séculaire, par ce qui est enraciné au fond de leur conscience, elles sont les esclaves des institutions et des mentalités léguées par la période pré-kemaliste. Elles voudraient bien s'en affranchir, mais elles ne disposent d'aucune autorité, ni morale ni matérielle pour changer les mentalités des masses populaires.
Il n'y a pas de doute que le temps fera le nécessaire pour trancher aussi cette question restée nécessairement en marge de la réalité kemaliste. Comme nous l'avons dit plus haut, une ou deux générations suffiront pour que la turquisation des minorités passe du stade idéologique au stade de la réalité vivante. Déjà aujourd'hui, la langue et la culture turques constituent la base de l'enseignement dans toutes les écoles minoritaires. Un grand nombre d'enfants minoritaires reçoivent leur éducation directement dans les écoles turques, officielles ou privées.
Avec le temps, l'unité nationale, l'assimilation des éléments allogènes deviendra une réalité et ceci constituera la seule réalisation que le Kemalisme révolutionnaire aura obtenu par voie d'évolution." (p. 267-271)
"Qui aurait pu s'imaginer, il y a quelques années, que la Turquie et la Grèce se tendraient une main fraternelle et sincère par-dessus les centaines de milliers de cadavres qui, hier encore, ont ensanglanté le sol de l'Anatolie. Des millions de Turcs et de Grecs, victimes d'une hostilité séculaire, qui ont dû abandonner leur pays natal, pour vivre en réfugiés parmi leurs co-nationaux, sont encore vivants et traînent derrière eux la nostalgie du coin de terre qui les a vu naître. Comment donc aurait-on pensé qu'il devînt possible d'oublier un passé si proche et si sanglant ? Eh bien, aujourd'hui, ce rapprochement considéré impossible est une réalité. La Turquie et la Grèce sont devenues, non seulement des amies mais des alliées sincères. Le passé d'hier est mort et, enterré à jamais. On dirait qu'il ne s'est jamais rien produit entre ces deux peuples, hier encore considérés comme ennemis séculaires et inexorables.
Inutile de rappeler que la pierre angulaire de l'entente balkanique, qui constitue un des meilleurs éléments de la Paix mondiale, c'est toujours cette fraternité turco-grecque, érigée sur la tombe des inimitiés séculaires, et sur celles de centaines de milliers de cadavres. Les passages suivants du message d'Atatürk communiqué par téléphone à Ismet Inönü, au cours du banquet donné le 25 mai 1937 à Athènes en son honneur constitue une garantie inébranlable pour la paix dans les Balkans : « Les frontières des Etats balkaniques amis constituent une frontière unique, et ceux qui ont des visées sur ces frontières seront atteints comme par les rayons brûlants du soleil. Je conseillerai à ceux-là de tâcher de se prévenir eux-mêmes. »
La paix mondiale gagnerait beaucoup si certaines puissances occidentales de haute culture prenaient exemple sur la Turquie et sur la Grèce, et basaient leur politique sur des facteurs réalistes, en abandonnant à tout jamais certains éléments sentimentaux mystiques et ombrageux." (p. 152-153)
Voir également : La Turquie kémaliste et sa minorité arménienne
Un document exceptionnel : "Les Turcs à la recherche d'une âme nationale"
jeudi 28 juin 2012
Jacques Soustelle
Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La Table Ronde, 1968, p. 126-127 :
"Les gaullistes, de leur côté, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour m'appuyer [en 1957]. J'étais aux Nations Unies quand eut lieu à Bordeaux, sous la présidence de Chaban-Delmas, le congrès des républicains-sociaux. Une conversation par téléphone transatlantique en « duplex » fut arrangée ; et tandis que je regardais, d'une fenêtre du building de l'O.N.U., la pluie tomber sur les eaux grises de l'East River, me parvenaient de Bordeaux la voix de Chaban et les acclamations d'un millier de congressistes réunis à l'Alhambra. « Mon cher Jacques, dit Chaban-Delmas, nous aimerions bien entendre de votre bouche comment se présentent les affaires pour lesquelles vous faites un travail remarquable, car personne ici ne doute que si vous n'aviez pas été là-bas depuis quelques semaines nous n'aurions pratiquement aucune chance de nous en tirer. » Dans ma réponse, je soulignai le fait que les discours interminables et haineux de nos adversaires avaient ouvert les yeux des représentants de nombreux pays. « Ils ont discerné, dis-je, avec inquiétude et irritation le visage de l'impérialisme pan-arabe et l'alliance de cet impérialisme avec les Soviets. » Je rendis hommage à l'attitude de divers pays européens, des Latino-Américains, de la Turquie, et au discours « très amical » de Cabot Lodge. Chaban reprit : « Avant de nous séparer, je voudrais vous exprimer l'amitié, la confiance, l'affection de tous nos compagnons... chacun de nous a mesuré que votre voyage, votre présence à l'O.N.U., votre déplacement en Amérique centrale, votre retour à l'O.N.U. et le travail que vous faites actuellement ont été littéralement décisifs... Vous là-bas, nous sommes tranquilles, nous les gaullistes ici. » "
Sur une route nouvelle, Paris, Editions du Fuseau, 1964, p. 46 :
"Il est frappant d'observer que les Britanniques, quand ils ont quitté
Chypre, où ils n'avaient pas à se préoccuper du sort d'une population
d'origine anglaise, ont exigé et obtenu pour la minorité turque des
garanties véritables que la France n'a même pas essayé d'obtenir pour
les Européens d'Algérie."
Conférence : "Que faire en Méditerranée ?", Théâtre Marigny, 20 octobre 1970 :
"(...) la Turquie aujourd'hui quelquefois s'interroge. Elle est dangereusement placée, avec une énorme frontière le long de l'Union Soviétique. Elle peut à bon droit se demander si elle disposerait de tout le soutien, non seulement militaire, mais économique, dont elle a besoin. Je crois en particulier qu'un pays comme le nôtre, plutôt que de gaspiller bien souvent son argent et celui de ses contribuables dans une entreprise d'aide au « Tiers Monde », dont on ne voit jamais se profiler les résultats positifs, devrait apporter un soutien à la Turquie, pour l'étayer dans sa position de gardien des Détroits.
Je crois que cela est d'une importance absolument capitale. Si l'on admet cette importance stratégique et géopolitique de la Turquie, il en résulte qu'il faut admettre aussi le rôle crucial d'Israël dans cette partie du monde, car personne ne peut douter que si le bastion israélien venait à s'effondrer, la position de la Turquie deviendrait intenable.
Ce n'est pas là une hypothèse que j'avance à la légère. Je m'appuie sur des réalités, et sur des propos parfaitement clairs qui ont été tenus."
Conférence : "Que faire en Méditerranée ?", Théâtre Marigny, 20 octobre 1970 :
"(...) la Turquie aujourd'hui quelquefois s'interroge. Elle est dangereusement placée, avec une énorme frontière le long de l'Union Soviétique. Elle peut à bon droit se demander si elle disposerait de tout le soutien, non seulement militaire, mais économique, dont elle a besoin. Je crois en particulier qu'un pays comme le nôtre, plutôt que de gaspiller bien souvent son argent et celui de ses contribuables dans une entreprise d'aide au « Tiers Monde », dont on ne voit jamais se profiler les résultats positifs, devrait apporter un soutien à la Turquie, pour l'étayer dans sa position de gardien des Détroits.
Je crois que cela est d'une importance absolument capitale. Si l'on admet cette importance stratégique et géopolitique de la Turquie, il en résulte qu'il faut admettre aussi le rôle crucial d'Israël dans cette partie du monde, car personne ne peut douter que si le bastion israélien venait à s'effondrer, la position de la Turquie deviendrait intenable.
Ce n'est pas là une hypothèse que j'avance à la légère. Je m'appuie sur des réalités, et sur des propos parfaitement clairs qui ont été tenus."
Le Figaro, 15 avril 1987 :
"Il est navrant de constater que la Turquie, membre du Conseil de
l'Europe depuis 1949, de l'OTAN depuis 1951, n'a pas encore pu être
admise ces temps derniers au sein de la Communauté Européenne. (...)
dans une région du monde où règnent l'arbitraire et la violence (...) le
tout sous l'oeil de la "superpuissance" la plus proche, l'Union
soviétique (...) la Turquie se trouve, qu'on le veuille ou non, à
l'extrémité la plus exposée de notre continent.
Il n'est pas nécessaire d'être diplômé de l'école de guerre pour
comprendre qu'en cas de conflit entre l'Est et l'Ouest le front
terrestre et le front naval dépendant de la Turquie seraient
d'importance vitale. Leur effondrement ouvrirait la Méditerranée aux
forces d'agression et scellerait le destin du Proche-Orient.
L'Europe, certes, voit avec satisfaction le Gouvernement d'Ankara
imposer les efforts énormes qu'exigent le maintien et l'équipement de
ses forces armées. Fort bien : mais l'économie de la Turquie, sa
modernisation, son expansion, conditions fondamentales de son potentiel
de défense, seraient de toute évidence grandement renforcées par son
entrée dans la Communauté Européenne.
Le Figaro, 14 janvier 1988 :
"On mesure facilement combien serait néfaste pour nous, pour l'Europe tout entière, une profonde déstabilisation de la Turquie ou son passage dans le camp totalitaire."
Voir également : Charles de Gaulle
L'amitié franco-turque
dimanche 24 juin 2012
Théophile Gautier
Théophile Gautier, préface à La Turquie pittoresque : histoire, moeurs, description de William Alexander Duckett, Paris, Victor Lecou, 1855, p. XI-XIII :
"Les Turcs, quoique se croyant en possession de la vraie foi, n'ont pas d'aversion pour les religions différentes de la leur ; ce qu'ils méprisent, ce sont les athées ou les idolâtres. L'islamisme, débarrassé de son fatras de commentaires, a la grandeur austère et un peu nue du protestantisme. Allah règne seul dans sa terrible unité au fond d'un ciel solitaire, au-dessus des houris vertes, rouges et blanches, concession de l'âpre génie de Mahomet aux sensualités asiatiques ; c'est, en dehors du christianisme, la plus pure conception de Dieu. En parcourant les mosquées, il est impossible de ne pas être frappé de cette absence de toute image humaine et de cette ornementation géométrique composée de lignes brisées, croisées, enchevêtrées, n'exprimant que l'idée abstraite. Calvin et Luther n'auraient rien à retrancher dans un temple musulman. — Quant à la morale, elle prescrit les mêmes préceptes d'humanité générale que les autres religions. Maintenant, sans que la foi soit affaiblie, l'habitude de voir des Français, des Anglais, des Allemands, a fait tomber ces habitudes farouches d'avanie et d'insulte ; un étranger d'un maintien tranquille et décent peut parcourir Constantinople en tous les sens, il y sera certes plus en sûreté et plus à l'abri des railleries grossières qu'un Turc en costume se promenant dans un faubourg de Paris. — Nous-même nous sommes entré, à toute heure de nuit et de jour, dans des cafés borgnes fréquentés par des Hammals, des matelots et de pauvres diables tout en haillons, qui se levaient pour nous faire place avec une politesse que nous n'aurions pas rencontrée aux cabarets de la Halle et de la Cité. Les Turcs sont pleins de bonhomie et de simplicité : leur loyauté est connue, la parole d'un Turc vaut toutes les signatures et tous les billets du monde. Les cruautés, nécessaires peut-être, de quelques sultans ou de quelques vizirs, dans des circonstances décisives, ont donné à la nation un aspect féroce qui n'est pas justifié par les mœurs habituelles. Abdul-Medjid est d'une douceur charmante ; quand il a ceint le glaive d'Othman à la mosquée d'Eyoub, il a refusé d'égorger le mouton traditionnel dans la cérémonie d'investiture. Ce n'est pas, du reste, une sensiblerie de parade et qui se borne aux animaux ; si vous rasez les rives du Bosphore en caïque, vous entendrez parfois sortir des fenêtres d'un délicieux palais d'été une phrase des Puritains ou de don Pasquale, jouée d'une main encore un peu timide ; c'est le frère d'Abdul-Medjid, qui charme ses loisirs par la musique : autrefois, la raison d'Etat lui eût passé au col le cordon des muets."
Elisée Reclus
Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes, tome IX : "L'Asie antérieure", Paris, Librairie Hachette et Cie, 1884 :
"Sur le côté asiatique du Bosphore, notamment autour de l'Olympe, où la race est moins mélangée qu'ailleurs, les Osmanli se montrent encore avec leurs qualités naturelles ; ils se sentent plus chez eux que dans la Thrace, au milieu de tant de populations étrangères, Grecs, Bulgares, Albanais. Le Turc que l'usage du pouvoir n'a pas corrompu, que l'oppression n'a pas avili, est certainement un des hommes qui plaisent le plus par l'ensemble des qualités. Jamais il ne trompe : honnête, probe, véridique, il est pour cela même tourné en dérision ou pris en pitié par ses voisins, le Grec, le Syrien, le Persan, le Haïkane [l'Arménien]. Très solidaire avec les siens, il partage volontiers, mais il ne demande point ; quoi qu'on dise, l'abus du bakchich est bien plus grand en Europe que dans les pays d'Orient, en dehors des villes où se presse la foule des Levantins. Est-il un voyageur, même parmi les plus fiers ou les plus méfiants, qui n'ait été profondément touché de l'accueil cordial et désintéressé des villageois turcs ? Dès qu'il aperçoit l'étranger, le chef de famille chargé de le recevoir vient l'aider à descendre de sa monture, le salue d'un bon sourire et d'un geste charmant, étend à la place d'honneur son tapis le plus précieux, l'invite à s'y reposer et, tout joyeux d'être utile, prépare aussitôt le repas. Respectueux, mais sans bassesse, comme il convient à un homme qui se respecte lui-même, il ne fait point de questions indiscrètes ; d'une tolérance absolue, il se garde d'engager aucune discussion religieuse, comme le Persan s'y laisse aller trop volontiers. Sa foi lui suffit ; il lui semblerait malséant d'interroger l'hôte sur les secrets de la conscience.
Dans la famille, la bienveillance, l'équité du Turc ne se démentent point. En dépit de l'autorisation que donne le Coran et malgré l'exemple des pachas, la monogamie est de règle chez les Osmanli d'Asie, et l'on cite des villes entières, comme Phocée, qui ne présentent pas un seul cas de polygamie. Dans les campagnes, il est vrai, des Turcs prennent une seconde femme, « pour avoir une servante de plus » ; de même, dans quelques villes industrielles, ils augmentent par le mariage le nombre de leurs ouvrières. Mais qu'il ait une ou plusieurs femmes, le Turc est en général beaucoup plus respectueux des liens conjugaux que les Occidentaux ; quoi qu'on en dise par habitude, la famille n'est pas moins unie chez les Osmanli musulmans que chez les chrétiens d'Europe. Maîtresse absolue dans son intérieur, la femme est toujours traitée avec bienveillance ; les enfants, si jeunes qu'ils soient, sont déjà considérés comme des égaux en droit, et sans forfanterie, avec une gravité naturelle qui semble au-dessus de leur âge, ils prennent part à la conversation des grands ; mais vienne l'heure du jeu, ils courent, luttent, sautent, cabriolent avec non moins d'entrain que les enfants d'Europe. La bonté naturelle des Turcs s'étend presque toujours aux animaux domestiques, et dans maint district les ânes ont encore droit à deux jours de congé par semaine. La basse-cour, présidée par la « pieuse » cigogne, qui perche sur une branche de platane ou sur le faite de la demeure, présente aussi le tableau d'une famille heureuse. Dans les villages où sont représentées les deux races prépondérantes, les Turcs et les Grecs, il n'est pas nécessaire d'entrer dans les demeures pour connaître la nationalité de ceux qui les habitent : c'est le toit du Turc qu'a choisi la cigogne.
Quoique descendants de la race conquérante, dans laquelle se recrutent surtout les fonctionnaires du gouvernement, les Turcs ne sont pas moins opprimés que les autres nationalités de l'Empire, et dans les ambassades personne n'intercède en leur faveur. L'impôt, affermé d'ordinaire à des Arméniens, devenus en réalité les pires oppresseurs de la contrée, pèse lourdement sur les pauvres Osmanli, accablés en outre de bien d'autres charges. Quand passent des fonctionnaires ou des soldats, les villageois sont obligés de fournir gratuitement à tous les besoins des visiteurs, et souvent cette hospitalité forcée les appauvrit autant que l'eût fait un pillage régulier. Lorsque la rumeur publique annonce le passage imminent d'employés ou de militaires, les habitants des villages abandonnent leurs demeures et vont se réfugier dans les forêts ou les gorges des montagnes. La conscription pèse uniquement sur les Turcs, comme si le sultan voulait changer aux dépens de sa race le centre de gravité des populations, et chez un peuple où les sentiments de la famille sont aussi développés, cet impôt du sang est tout spécialement abhorré." (p. 543-545)
Elisée Reclus, L'Homme et la Terre, tome V, Paris, Librairie universelle, 1905 :
"Pour justifier l'existence des frontières, dont l'absurdité saute quand même aux yeux, on tire argument des nationalités, comme si les groupements politiques avaient tous une constitution normale et qu'il y eût superposition réelle entre le territoire délimité et l'ensemble de la population consciente de sa vie collective. Sans doute, chaque individu a le droit de se grouper, de s'associer avec d'autres suivant ses affinités, parmi lesquelles la communauté de moeurs, de langage, d'histoire est la première de toutes en importance, mais cette liberté même du groupement individuel implique la mobilité de la frontière ; combien peu en réalité le franc vouloir des habitants est-il franchement d'accord avec les conventions officielles !
La révolte de la Grèce, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, fut l'événement qui donna le plus de corps à ce principe illusoire des nationalités, auquel on a voulu donner une vertu spéciale, comme s'il y avait au droit d'insurrection d'autre origine essentielle que la volonté de l'individu s'unissant à d'autres volontés. Les prodigieux événements que se rappelaient les classiques et les romantiques de la bourgeoisie instruite, les noms d'Athènes, de Marathon, de Platées, de Salamine agissaient sur les esprits comme un exorcisme : tandis que les révoltés de la Morée et des îles s'insurgeaient simplement pour se débarrasser des exacteurs osmanli, leurs amis de l'Europe occidentale, les « philhellènes », croyaient assister à une résurrection des MiItiade et des Périclès ; la Grèce antique surgissait de son tombeau avec les Botzaris et les Capo d'Istria. L'opposition des races et des langues entre Grecs européens et Turcs de provenance asiatique, de même que le contraste des religions entre chrétiens et musulmans, entre la croix et le croissant, aidait encore à fortifier dans les esprits l'idée chimérique de l'existence de nationalités réelles constituant des êtres collectifs ; la question de l'origine vraie des Grecs modernes, Chkipetar ou Slaves, n'était posée que pour un petit nombre d'érudits.
Après l'expérience de la Grèce et la solution boiteuse que lui donnèrent les grandes puissances européennes, vint la formation de l'Italie, plus caractéristique au point de vue des nationalités que ne l'avait été la tentative presqu'avortée de l'émancipation hellénique, car, tandis que la nation grecque, dispersée sur tous les rivages de l'Orient, n'offre de frontière précise en aucune partie de son domaine, la population de langue italienne correspond d'une manière assez exacte aux contours géographiques de la Péninsule : le Alpi che cingono l'Italia limitent, sauf quelques enclaves, la contrée dove suona il si. D'ailleurs cette unité italienne, qui semblait si bien indiquée par l'enceinte en amphithéâtre des Alpes, avait été clamée d'avance par de très nombreux écrivains : dès les âges de la Révolution française, elle était devenue la revendication par excellence de tous les patriotes de la Péninsule. Et que de fois ceux-ci, passant du vouloir à l'action, tentèrent l'oeuvre d'affranchissement d'unification de l'Italie ! L'ensemble de ces tentatives constitue l'une des épopées les plus remarquables que nous présente l'histoire des peuples. (...)
Ainsi l'Allemagne comme l'Italie et comme la Grèce — car celle-ci, dans ses ambitions nationales, ne se gêne point pour revendiquer comme autant d'Hellènes bien des Roumains, des Albanais, des Slaves et même des Turcs de la Macédoine, de la Thrace et des îles —, toutes ces nations aux grands appétits n'ont plus le droit de reprocher aux autres, France, Grande Bretagne ou Russie, de ne pas avoir respecté dans leurs annexions amiables ou leurs conquêtes brutales, le « principe » des nationalités. Le fait est que les uns et les autres se sont également laissé guider par un esprit collectif de spoliation et de pillage, et cet esprit se manifeste surtout quand il s'agit de terres lointaines que l'on qualifie hypocritement de « colonies », quoique, pour la plupart, elles ne deviennent point des lieux de séjour pour les émigrés du pays conquérant et restent uniquement des contrées d' « exploitation » à outrance où des militaires vont se « dévouer pour la gloire de la patrie », et où des spéculateurs essaient de s'enrichir par le travail gratuit d'esclaves, de « coolies », « boys » ou corvéables. Naturellement, on accompagne tous ces attentats du jargon voulu relatif à la « lutte pour l'existence » ; des noms de savants, des formules tronquées, des affirmations pédantesques donnent un air philosophique aux antiques préjugés, aux vanités héréditaires, aux passions haineuses. Des mots grecs, des tournures allemandes justifient les massacres et les conquêtes aux yeux des coupables ; il leur suffit de se dire issus d'une race supérieure et d'en fournir comme preuve évidente la force, la brutalité même. « C'est ce que faisaient, sans avoir appris l'anthropologie les anciens Hébreux quand ils égorgeaient sans remords Philistins et Amalécites »." (p. 318-323)
"(...) les ressources de toute nature, en hommes, en terres, en produits variés, que possède la Turquie, en Europe et dans l'Asie antérieure, dans les limites qu'on a bien voulu lui laisser pour un temps, sont encore d'une haute valeur. D'abord le peuple turc est, en Europe, celui dont les individus sont les plus forts et les plus sains ; s'il n'est pas le plus intelligent, s'il est même le moins souple à l'adaptation, c'est du moins le plus honnête et le plus sincère, de même que le plus sobre et celui qui use le moins de boissons excitantes. (...)
Il faut remarquer que dans l'Orient turc, l'administration s'occupe fort peu des subdivisions territoriales ; les indigènes relèvent de telle ou telle autorité, non en vertu du lieu qu'ils habitent mais en vertu de la religion qu'ils professent ; des habitants dont les maisons sont contigües se trouvent soumis à des impôts autres et régis par des lois différentes parce que leur dieu — ou le cérémonial d'adoration du même dieu — n'est pas le même. Cette conception de gouvernement, qui ferait honneur à la tolérance des Turcs, si elle n'était accompagnée d'autres pratiques moins louables, explique comment il n'y eut jamais, chez les habitants de l'Empire, de conscience commune ; toujours ils se sentirent désunis, entraînés par des intérêts hostiles, animés d'ambitions différentes. L'unité artificielle qui leur fut donnée pendant les périodes d'expansion et de conquête provint uniquement de la solidité des armées, c'est-à-dire du régime de la terreur. Mais dès que ce lien de la force vint à se relâcher, même à se détendre complètement, les peuples, ennemis surtout par la volonté gouvernementale, se retrouvèrent les uns à côté des autres comme des bêtes féroces enfermées en une cage commune. Peu à peu, au soulèvement concerté contre les oppresseurs Osmanli s'est substituée une lutte qui épargne presque les Turcs et à laquelle le spectateur non initié ne peut rien comprendre : Grecs, Bulgares, Koutzo-Valaques, Serbes, Monténégrins, même des factions rivales d'une identique nationalité s'entre-massacrent sous l'oeil placide du gouvernement de Stamboul et des cinq puissances. Actuellement, donc, les haines, les ambitions rivales, les survivances et superstitions monarchiques sont trop tenaces pour qu'il soit possible d'espérer en la seule solution vraiment normale, qui serait la libre fédération de toutes les populations de l'Europe sud-orientale en un ensemble de groupes égaux en droits, de communes autonomes, ne formant unité que pour les intérêts communs et la résistance à des agressions du dehors. Ce serait le seul moyen d'éviter le crime qui se prépare après tant d'autres, le bannissement de tous les Turcs hors de leurs anciennes conquêtes d'Europe. Jusqu'à nos jours toute constitution d'un Etat chrétien dans la Balkanie eut pour conséquence pratique l'expulsion des musulmans. Mais dans l'histoire des nations, laquelle eut toujours assez le respect du sol et de la liberté d'autrui pour avoir maintenant le droit de jeter la pierre aux descendants de conquérants anciens ? Le temps ne serait-il pas venu de vivre en paix à côté les uns des autres sur cette bonne Terre, si ample qu'elle pourrait sans peine recevoir une population décuple et lui donner en abondance le pain et le bien-être ?" (p. 388-391)
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