samedi 19 novembre 2011

Les Turcs et l'art : créateurs, mécènes et collectionneurs




Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 37-38 :

"On a accusé les Turcs, sans preuves, d'avoir mis fin au grand art animalier des steppes et de n'avoir rien crée en terre d'islam. Seldjoukides, Ottomans, Grands Moghols, n'auraient fait que plagier les arts iraniens, arméniens et, plus tard, byzantins. On est revenu sur ces jugements dont les deux premiers sont faux, et le troisième très excessif. Leur rôle propre en architecture, en sculpture, en peinture, dans les arts plastiques et industriels est encore difficile à distinguer de celui de leurs sujets. On perçoit pourtant tout ce qui différencie un tapis iranien d'un tapis turc, non seulement la façon de nouer, mais le décor, les couleurs ; une céramique turque d'une céramique iranienne, même si, à certains moments, certaines productions sont semblables ; la miniature séfévide de ses contemporaines, les miniatures ottomanes ou indiennes ; en l'occurrence, un abîme ! Et si l'influence chinoise sur la peinture d'un artiste comme Mehmed Siyah Kalem (XVe siècle) est sensible, celui-ci n'en affirme pas moins sa personnalité. On peut difficilement attribuer au hasard plutôt qu'à leur présence agissante le fait que les parties les plus belles du monument le plus représentatif du génie iranien, la Grande Mosquée d'Ispahan (on y travailla pendant un millénaire), que le plus beau mausolée du monde, le Tadj Mahal d'Agra, que ce chef-d'œuvre trop méconnu, la mosquée Selimiye Camii d'Edirne, furent édifiés sous leur domination.

Les Turcs ont bien été des artistes, on ne peut pas le nier. Ils se sont montrés respectueux des artistes veillant à ce que ceux-ci soient épargnés, au même titre que les prêtres, lors des tueries, quitte à les déporter pour les amener à leur cour, dans leurs métropoles (c'était une manière de leur rendre hommage). Ce qui est plus rare encore dans les temps anciens, curieux des créations étrangères, ils ont été des antiquaires et des collectionneurs passionnés. Les Ottomans au XVe siècle, les Grands Moghols au XVIIe siècle interrogent avec avidité la peinture européenne, achètent des œuvres d'art, s'en font offrir, invitent leurs auteurs. Au Moyen Age, les Seldjoukides collectionnent les sculptures gréco-romaines, en parent les murs de leurs cités et leurs palais ; qui s'intéresse alors, autre part sur la Terre, aux œuvres du passé ? Les Ghaznévides, dans une violence iconoclaste que connaît parfois l'islam, détruisent certes beaucoup de temples en Inde, et avec eux des chefs-d'œuvre, mais ils rapportent dans leur ville du haut des monts, en Afghanistan, des quantités de pièces qui ont pourtant tout pour les choquer. Quant à dire comme Hugo : « Le Turc est passé là, tout n'est que ruine et deuil ! », il suffit de voyager en Anatolie pour voir que cela est mensonger."
 
 
  

samedi 5 novembre 2011

Magyars et Turcs

Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 90 :

"Les Hongrois qui formeront au Xe siècle la dernière vague des grandes invasions occidentales, et l'une des plus effrayantes, ne concernent la turcologie que par un fait, au demeurant important : vers le Ve ou VIe siècle, loin de constituer une unité ethnique ou linguistique cohérente, ils sont, eux, Finno-Ougriens, dirigés par une tribu turque, celle des Kabar. Cette domination momentanée de turcophones sur les Hongrois, qui n'entraîne ni leur turquisation ni la formation d'un Etat turc, montre avec quelle souplesse se constituaient et s'articulaient les hordes. Elle permet de s'interroger sur des formations antérieures dont on sait peu de choses et de voir qu'il ne faut pas accorder une importance extrême à la titulature, au nom d'un prince ou d'une dynastie. Au demeurant, la domination de turcophones sur des Hongrois n'est nullement la raison pour laquelle les sources musulmanes ou byzantines, et en particulier Constantin Porphyrogénète, les cataloguent comme turcs. Plus tard, les Russes ou les Slaves seront de la même façon nommés Turcs par les musulmans. Un genre de vie comparable, une vague localisation suffisent pour que l'on colle sur des gens qui n'en ont rien à faire des étiquettes très approximatives."

Les Proto-Bulgares, un peuple turc

Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Paris, Fayard, 2000, p. 88-89 :

"Après la mort d'Attila, trois groupes principaux de peuples, fédérés sans doute comme toujours, ou du moins magma incertain de tribus, y tiennent un rôle principal [dans les steppes de l'Europe du Sud-Est] : les Bulgares, les Khazars et les Hongrois. Les deux premiers relèvent de la turcophonie ; le troisième, d'un groupe parlant une langue finno-ougrienne, mais qui est dominé par un clan turc.

Leurs origines sont encore incertaines. C'est ainsi qu'on a pu supposer que les Bulgares avaient été formés par un groupe de Huns refluant vers l'Orient et par divers éléments venus d'Asie auparavant, à leur suite. Eux-mêmes, ou leur clan dominant, les Dulo (Djula), se réclament d'un fils d'Attila, Irnik, dont ils ont conservé la mémoire au VIIIe siècle, alors même qu'ils ont étrangement perdu celle de son père. Leur nom, gérondif en -ar du turc bulga, « mêler », signifiant « les Mélangés », plaide en faveur d'un amalgame. Leurs particularités linguistiques, qui en font, avec les Tchouvaches, leurs héritiers sur la moyenne Volga, aujourd'hui partiellement concentrée dans la République russe de ce nom, les seuls représentants du groupe parlant une langue « à R », soulignent néanmoins leur rupture avec le rameau turc commun.

On les mentionne pour la première fois en 480 dans la zone comprise entre la Caspienne et le Danube où ils apparaissent alliés au Byzantin Zénon contre les Goths, auxiliaires des Avares qui avancent vers la mer Noire et soumettent bientôt les peuples qui vivent en son septentrion. Les Bulgares sont alors dirigés par des « gouverneurs » dont le plus célèbre est Gostun, au pouvoir en 603, pour un temps assez long, mais encore indéterminé. C'est son neveu Kovrak ou Kubrat et, par déformation, Kurt, ancien élève de Byzance, baptisé en 619 et mort en 642 (et non en 665 comme on le dit parfois à la suite de Pritsak) qui, s'étant débarrassé de la tutelle des Avares en 635, après cinq ans de luttes, prendra le titre de khan et fondera la Grande Bulgarie. Quand ce dernier disparaît, son territoire est divisé entre ses cinq fils demeurés « païens », parmi lesquels Bezmer, « l'Inlassable », peut-être le Bayan, « Riche », au nom mongol, de quelques sources, et Isperik ou Asparuk, « le Hobereau », un des premiers princes à porter un nom de rapace. Cette division facilite la tâche des Khazars qui surgissent du fond de l'Asie et, finalement, le regroupement des Bulgares en trois hordes.

Sous la pression des nouveaux envahisseurs, la première horde demeure sur place, résignée à la vassalité et destinée à disparaître parmi d'autres ethnies de Ciscaucasie.

La deuxième horde, sous la conduite d'Isperik (644-702), fuit vers l'ouest. En 679, elle passe le Danube et, en 680, s'installe dans le pays qu'on connaîtra sous le nom de Bulgarie. Elle en fait une puissance redoutable pour Constantinople qu'elle assaille à plusieurs reprises, notamment en 762, puis en 811, quand le khan Krum (803-814) vainc et tue l'empereur Nicéphore Ier, dont, suivant la coutume turque, il fait du crâne une coupe à boire. Mêlée à des Slaves du Sud, elle se slavise rapidement. Ce processus d'assimilation s'accélère lorsque Boris Ier, en 864 ou 865, se convertit au christianisme. Les questions que ce dernier pose alors au pape sur la doctrine qu'il adopte provoque les cent six articles des Responsa Nicolai Papae qui éclairent divers aspects de la civilisation bulgare préslave. Mais désormais les Bulgares des Balkans n'intéressent plus l'histoire turque.

La troisième horde remonte le cours de la Volga et fonde, vers la fin du VIIIe siècle, un royaume bien structuré au confluent de ce fleuve et de la Kama, connu sous les noms de Grande Bulgarie, Bulgarie de la Volga ou de la Kama. Sa capitale, Bolghar, à quelque cent kilomètres de l'actuelle Kazan, dont le développement entraînera la ruine, est l'un des sites turcs les plus anciennement fouillés."