lundi 20 juin 2011

Citations du héros et martyr Enver Paşa (Enver Pacha)




Déclaration suite au rétablissement de la Constitution, 24 juillet 1908 :

"Aujourd'hui, le gouvernement despotique a disparu. Nous sommes tous frères. Il n'y a plus désormais en Turquie ni Bulgares, ni Grecs, ni Roumains, ni Musulmans, ni Juifs : sous le même ciel bleu, nous sommes tous fiers d'être ottomans."


Lettre (en français) à une amie allemande, Trieste, 28 juillet 1911 :

"Mon bateau au lieu de partir à 8 heures a eu 2 heures de retard. On remarque déjà que nous ne sommes pas en Allemagne. Pour le moment je n'ai aucune nouvelle de mon pays. Je ne sais qu'est-ce qui se passe là-bas et quel sort nous attend. Seulement selon les journaux autrichiens les Monténégrins ont voulu intermédier entre le gouvernement ottoman et les Rebelles. Mais les nôtres n'ont pas accepté cette condition très humiliante. De l'autre coté on parle d'une entente entre le Monténégro et la Bulgarie en cas de guerre contre nous, et on finit par dire que la Roumanie prendra part pour nous. Sur cette nouvelle j'écrirai une lettre au secrétaire privé du ministre de la guerre en Roumanie, qui est un bon ami à moi et un vrai turcophile. En tout cas on ne m'appelle pas s'il n'y a quelque chose de sérieux, ce qui est affirmé par le rassemblement du 2. corps d'armée auprès de Skutari. Vous savez ce qu'il disait ce Crétois ! "Ce n'est pas une affaire entre la Turquie et le Monténégro, c'est l'Allemagne et l'Angleterre qui cherchent à se surmonter moralement l'un l'autre". Dans cette idée il y a en tout cas une chose tout à fait vraie. C'est l'Angleterre qui voit que l'Allemagne la surpasse de jour en jour et qui devient de plus en plus jalouse. Les moments passés sont perdus pour l'Angleterre et les occasions perdues tout a fait irréparables. Alors elle cherche à profiter de tout ! L'histoire de l'Angleterre est pleine d'exemples de ce genre : Pour briser Napoléon elle a fait tout, je suis sûr que pour briser l'Allemagne elle cherchera de faire tout. Seul sur le continent ses alliés ne se sentent pas assez forts pour cela. Et dans notre conversation le Crétois continue : "C'est seulement de l'appui de l'Allemagne que nous pouvons être sûrs, parce qu'elle a tant d'intérêts économiques chez nous et parce que ses intérêts ne sont pas basés sur des Territorialwünsche." Seule une forte Turquie peut garantir les intérêts allemands et en cas d'une guerre générale en Europe seule la Turquie peut aider l'Allemagne. Vous voyez, chère amie, comment pensent les Turcs ! Mais je répète j'aime les Allemands non pas par sentimentalité, mais parce qu'ils ne sont pas dangereux pour notre chère patrie ; au contraire ils sont, utiles et les intérêts des deux pays marchent et pourront marcher encore bien longtemps ensemble. Et je reviens sur mes disputes avec Hans [Humann], ce n'est pas le sentiment qui unit les nations, c'est l'intérêt. Toutes mes opinions personnelles n'ont rien à faire avec l'intérêt national ; et si l'Allemagne devait devenir par hasard un ennemi acharné des Turcs, je ne cesserais d'être votre ami très dévoué et très fidèle. Je suis facile à connaître mais je sens toujours que vous autres Européens on ne vous connait pas."


Déclaration citée dans le rapport n° 671 du 12 janvier 1914, Istanbul, S.H.A.T., 7N1638 :

"Je suis d'avis que les non-musulmans doivent comme les musulmans le service militaire. On les incorporera en nombre tel que leur effectif ne dépasse jamais le 10ème de l'effectif total de l'unité. Je sais par l'expérience de la dernière guerre qu'ils peuvent faire d'excellents soldats et j'ai vu des Ottomans de race bulgare se battre vaillamment contre leurs frères de race. Ceux qui ne seront pas incorporés pour faire leur service normal paieront la taxe d'exonération mais le taux de celle-ci ne sera pas le même pour tout le monde. Chacun paiera proportionnellement à sa fortune. Ceux que leur mauvaise constitution fera dispenser du service militaire paieront aussi. La taxe ne dispensera pas de tout service, car tout le monde doit passer sous les drapeaux pour être en mesure en temps de guerre de participer à la défense du pays. Ceux qui ne feront pas le service militaire normal seront astreints à des périodes d'instruction. Il sera possible de réduire pour certains dont l'instruction militaire sera jugée nécessaire, la durée du service actif. Mais ceux-là aussi paieront une taxe proportionnellement au temps du service actif qu'ils n'auront pas effectué."


Déclaration citée dans le rapport n° 682 du 28 janvier 1914, Istanbul, S.H.A.T., 7N1638 :

"Mon but est de créer une armée petite, mais forte pour conserver notre pays contre nos petits voisins qui ne pensent pas à se rassasier."


Lettre à Cemal Paşa, décembre 1919 :

"Notre ami bolchevik [Karl Radek] est sorti de prison. Nous devions prendre l'avion ensemble. Mais ayant reçu l'autorisation de passer par la Pologne, il a finalement opté pour cette route. Moi, je prendrai l'avion en compagnie du docteur [Nazım]. Ici, nos amis bolcheviks acceptent de nous aider dans le cadre des idées débattues au cours de nos entretiens. Pour l'instant, voici ma position dans ses grandes lignes :
1 - Libérer les nations musulmanes.
2 - Etant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre ennemi commun, collaborer avec les socialistes.
3 - Adhérer au socialisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans.
4 - Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens possibles de pression, y compris la révolution.
5 - En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non musulmanes.
6 - Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de toutes les couches sociales.
C'est tout pour l'instant. Par la suite, il faudra agir en fonction de l'évolution de la situation."


Lettre à Cemal Paşa, 20 août 1920 :

"Je vais mettre sur pied l'organisation des sociétés révolutionnaires islamiques. Je vais faire venir les représentants de l'organisation qui se trouvent actuellement à Berlin. Je compte donner à la chose une tournure militaire. C'est-à-dire que je voudrais constituer des bataillons musulmans qui pourraient, au printemps, venir à notre secours sur les fronts anatoliens."


Lettre à Mustafa Kemal, 26 août 1920 :

"Je suis venu ici [à Moscou] en vue de créer une organisation islamique susceptible de venir en aide à notre pays. Les dirigeants soviétiques que j'ai rencontrés approuvent mes projets. En principe, les Russes acceptent de soutenir les mouvements révolutionnaires dirigés contre l'Angleterre, même si ces mouvements se situent en dehors du communisme. (...) Alors que nous nous trouvions à Berlin, nous avions remarqué parmi les musulmans certains mouvements hostiles à l'Entente. Ces mouvements étant inorganisés et manquant de soutien financier, nous avons décidé, après en avoir parlé entre amis, de les rassembler. Nous sommes entrés en contact avec les représentants de divers pays musulmans, et notamment avec le représentant de l'Inde, Mehmed Ali. A la suite de ces entretiens, il a été admis que la direction du mouvement se ferait à partir d'un centre unique, et nous avons créé une association composée de délégués de tous les pays. Par la suite, j'ai pensé que le travail serait plus fructueux s'il était conduit depuis la Russie. A mon arrivée à Moscou j'en ai donc parlé au commissaire aux Affaires étrangères, qui a accepté ma proposition. En conséquence, j'ai écrit aux membres de l'association de se transporter ici."


Déclaration lue au Congrès des peuples de l'Orient, Bakou, septembre 1920 :

"Ce n'est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne vers la IIIe Internationale, mais peut-être aussi les liens étroits qui unissent ses principes aux nôtres. C'est dans le peuple, chez les éléments opprimés du peuple, c'est-à-dire dans la classe paysanne que nous avons puisé de tout temps notre force révolutionnaire. Si nos ouvriers de fabriques représentaient une force, j'en aurais fait mention en premier lieu, car ils étaient, eux aussi, avec nous. Ils ont collaboré à notre action avec abnégation et dévouement. Et maintenant encore ils continuent à nous soutenir. Nous nous sommes donc toujours appuyés sur la partie opprimée du peuple. Nous ressentons ses douleurs, nous vivons avec elle et c'est avec elle que nous mourrons. Camarades, nous insistons, au nom du peuple, sur le droit de ce dernier à disposer lui-même de son avenir politique. Nous nous croyons liés étroitement, pour toute la vie, à tous ceux qui veulent vivre avec nous ; et nous voulons laisser s'organiser eux-mêmes tous ceux qui ne veulent pas vivre avec nous. Tel est notre point de vue sur à la question nationale. Camarades, nous sommes contre la guerre, c'est-à-dire que nous ne voulons pas que les hommes s'entre-déchirent dans l'intérêt du pouvoir. Et pour établir enfin le règne de la paix sur la terre, nous nous nous rangeons du côté de la IIIe Internationale et continuons encore, à l'heure qu'il est, en dépit de tous les obstacles, à soutenir une lutte des plus sanglantes. Camarades, nous voulons le bonheur des travailleurs. Nous voulons que nul homme, indigène ou étranger, ne jouisse des fruits du travail d'autrui. A cet égard, il convient d'agir sans ménagements. Nous voulons que notre pays jouisse des fruits du travail commun, en développant largement son agriculture et son industrie. Telle est notre opinion sur la question économique. Camarades, nous sommes persuadés que seul un peuple conscient peut conquérir la liberté et le bonheur. Nous voulons qu'un savoir véritable, uni au travail, pour nous assurer une liberté vraie, éclaire et instruise notre pays. Et, sous ce rapport, nous ne faisons pas de différence entre les sexes. Tel est notre point de vue sur la politique sociale."


Lettre à son oncle Halil Paşa, 4 novembre 1920 :

"L'ancien Empire ottoman doit être maintenu sous la forme d'une confédération (...) Pour obtenir la réalisation de ce désir, il sera nécessaire, au printemps, de passer en Anatolie avec des troupes. Les Russes voudront-ils placer sous mon commandement exclusif quelques divisions de cavalerie, prêtes pour le printemps ? Ou bien accepteront-ils que nous les formions nous-mêmes ? Bien entendu, ces divisions doivent être constituées de musulmans. Si je suis autorisé à passer en Anatolie avec de telles troupes, je me rendrai à Moscou en personne, et c'est de là que je prendrai mon départ. Mais si cela s'avère impossible comme par le passé, ou s'ils sont d'avis d'envoyer des forces sous commandement russe, je me rendrai en Anatolie à partir d'ici [Berlin] et je me mêlerai aux compagnons qui seraient prêts à travailler sous mes ordres."


Voir également : Enver Paşa (Enver Pacha) et les Arméniens

Enver Paşa (Enver Pacha) et Mustafa Kemal, deux géants du peuple turc




Odile Moreau, L'Empire ottoman à l'âge des réformes. Les hommes et les idées du "Nouvel Ordre" militaire (1826-1914), Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 314-315 :

"Après la « révolution jeune-turque » de 1908, les cadres civils du Comité Union et Progrès, tel Talat Paşa sont au pouvoir. Mais lors du coup d'Etat de la Sublime Porte de janvier 1913, les rênes du pouvoir passent alors aux mains des cadres militaires du Comité et notamment d'Enver Paşa qui le fomenta. Dès 1908, la question de l'armée et de la politique est très prégnante. Les Paşa se partagent en deux groupes : d'un côté, les Paşa unionistes qui placent l'armée au centre de la politique (Enver, Cemal). Un autre groupe de Paşa soutient à partir de 1909 que l'armée doit rester en dehors de la politique (Mustafa Kemal, Fevzi Çakmak) qui sont écartés et marginalisés. (...)

Enver Paşa, une fois au poste de ministre de la Guerre, dirige les affaires de manière très personnelle. La politique de rajeunissement des cadres qu'il entreprend portera ses fruits à long terme. Beaucoup de cadres de la guerre d'indépendance ont notamment été formés à cette époque-là. A court terme, c'est l'alliance avec l'Allemagne et l'entrée dans le Premier conflit mondial qu'il décide, pour réaliser ses desseins panislamistes.

L'opposition entre Mustafa Kemal et Enver a commencé lors du premier affrontement à l'intérieur de l'armée en 1909. Deux conceptions opposées du monde s'affrontent. Enver est un idéaliste qui nourrit de grands desseins pour l'Empire. Au début de la Première Guerre mondiale, il est responsable du désastre de Sarıkamış où il a jeté les soldats ottomans. Pendant ce temps, Mustafa Kemal, partisan de la Realpolitik, tient coûte que coûte le verrou des Dardanelles à Çanakkale, résistant à l'ennemi. A la fin de la Première Guerre mondiale, Enver se lance dans de nouvelles aventures en Asie Centrale où il tombe sur le champ de bataille en combattant les Bolcheviques. A la même époque, Mustafa Kemal dirige une guerre d'indépendance qui sera couronnée de victoire."

Semih Vaner, "La Turquie entre l'Occident-Patron et le « Grand Voisin du Nord »", in Zaki Laïdi (dir.), L'URSS vue du Tiers Monde, Paris, Karthala, 1984, p. 100-101 :

"L'itinéraire le plus singulier de ces panturquistes et pantouraniens fut sant doute celui d'Enver, ministre de la Guerre en 1914 et principal responsable de l'entrée en guerre de l'Empire ottoman aux côtés de l'Allemagne. Exilé en Union soviétique, Enver chercha d'abord avec ses partisans unionistes, « moyennant quelques réserves et certaines approximations idéologiques, son ralliement à la cause bolchevique » avant de tomber en août 1922, au cours d'une expédition au Turkestan, à la tête des Basmacı, contre l'armée rouge. Sans désavouer ouvertement cette entreprise vouée dès le départ à l'échec, Mustapha Kemal ne la condamne pas pour conserver contre Moscou un moyen de pression. Mais, en même temps, par souci de ne pas s'attirer l'hostilité de la Russie soviétique et de ne pas non plus soutenir un adversaire politique potentiel et acharné, il se garda bien de la cautionner."

mardi 7 juin 2011

L'amitié franco-turque




Pierre Blanc, La déchirure chypriote : géopolitique d'une île divisée, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 243 :

"Les liens entre la France et la Turquie ont une réelle profondeur historique et culturelle. En Turquie, le souvenir de l'alliance entre François 1er et Soliman le Magnifique, scellée contre Charles Quint, semble assez ancré dans les esprits. De même, il est souvent rappelé qu'Atatürk était épris de culture française, sans doute parce qu'elle a accouché du nationalisme dont il s'est fait le héraut en Turquie. Cet intérêt pour la France a conduit d'ailleurs le fondateur de la République turque à faire la promotion de la langue française au sein de son administration.

Des personnalités politiques plus contemporaines ont permis d'entretenir l'intensité de ces liens entre la France et la Turquie. Le Général de Gaulle a cultivé cette relation, en particulier dans les années soixante, son héritier politique Jacques Chirac se retrouvant ainsi actuellement en phase avec la politique pro-turque entreprise par son inspirateur. De même, Alain Juppé qui était ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d'Edouard Balladur, s'est situé dans cette tradition en se faisant l'apôtre de la signature d'une Union douanière entre l'Europe et la Turquie. Mais cette propension à entretenir des relations franco-turques cordiales n'est pas l'exclusive du gaullisme puisque le président Mitterrand avait relancé en 1984 avec son homologue turc, Turgut Özal, les relations avec la Turquie qui avaient été quelque peu refroidies sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing."

Juliette Bessis, La Libye contemporaine, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 26-27 :

"Différents facteurs vont concourir au semi-échec de cette première expédition italienne [en 1911] :

— Celle-ci se heurte tout d'abord a une très forte résistance. En Tripolitaine, élites urbaines locales et turques, et chefs des tribus s'opposent, avec le soutien logistique du gouvernement « Jeune Turc », et derrière lui l'allié allemand, à la pénétration italienne. Au nom du panislamisrne dont la Turquie et son sultan, calife des musulmans, apparaissent comme le rempart à ce dernier assaut des conquérants européens, des dignitaires de premier plan comme Enver Pacha ou Chekib Arslan conseillent, au nom du gouvernement turc, les Tripolitains. (...)

— L'attitude de la France comme celle de la Grande-Bretagne restent très ambiguës à l'égard de l'expédition italienne, en dépit des accords conclus. Les deux puissances, peu enthousiastes à l'idée de voir s'installer à leurs frontières une tierce puissance européenne, si secondaire soit-elle, craignent aussi l'effervescence qu'elle provoque dans le monde musulman et précisément dans les pays limitrophes. Les autorités françaises ne se montrent donc pas impitoyables à l'égard du trafic d'armes en faveur de la résistance tripolitaine que facilite la perméabilité des frontières ; l'administration anglo-égyptienne, pour sa part, favorise presque ouvertement le ravitaillement des Sénoussites."

Celal Sayan, La construction de l'Etat national turc et le mouvement national kurde (1918-1938), Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 572-573 :

"(...) la France mena, à l'égard des Kurdes une politique constante basée sur une simple logique ; tout ce qui allait à l'encontre des intérêts de la Turquie, affaiblissait cette dernière, rendait forcément service à la Grande Bretagne. L'adversaire acharnée de cette dernière qui fut la France ne pouvait pas soutenir une initiative renforçant les intérêts de son adversaire.

Comme nous l'avons constaté antérieurement, même lors du conflit franco-turc dû à l'occupation, par les unités françaises et des volontaires arméniens de la Cilicie et des villes Maras, Antep, Urfa, l'attitude française sur le fond n'a pas changé.

A l'exemple de la permission de l'utilisation du chemin de fer de Bagdad, donnée par la France aux forces de répression turques, et l'utilisation des trains français à cet égard, la France se montra assez généreuse vis-à-vis des demandes de la Turquie kémaliste.

Comme nous n'avons pas jusqu'à lors rencontré des affirmations ou de simples renseignements laissant entendre que les autorités françaises ont eu envers la résistance kurde, ne serait-ce qu'une attitude tendre à cette période, il serait inutile d'insister plus longuement sur la politique kurde de la France."

İsmail Soysal, "Les relations politiques turco-françaises (1921-1985)", in Jean-Louis Bacqué-Grammont et Hâmit Batu (dir.), L'Empire Ottoman, la République de Turquie et la France, Istanbul, IFEA, 1986, p. 654-655 :

"Les intérêts essentiels des deux pays [la France et la Turquie] se confondaient et la Turquie avait besoin de la contribution de la France pour son propre redressement économique. D'autre part le même droit à l'auto-détermination réclamé par les Algériens l'était aussi par la Grèce, en faveur des Chypriotes. Or, le gouvernement turc considérait cette dernière demande comme un prétexte pour l'annexion de l'île par la Grèce (Enosis). En fait, si les Français se trouvaient en minorité en Algérie, les Turcs l'étaient aussi à Chypre. Par conséquent, de même que la France considérait que l'affaire d'Algérie était une question interne, le gouvernement turc était enclin à voir dans le problème de Chypre, du moins au début, une question relevant uniquement de la Grande-Bretagne et chercha à étouffer l'affaire. En d'autres termes, il importait d'éviter une contradiction à propos des solutions qui devaient être trouvées dans les deux cas. C'est la raison pour laquelle, pendant des années la France s'opposera également au principe de l'autodétermination dans la question de Chypre alors que la Grèce, autre membre de l'OTAN, plaidera dans le sens opposé, tant pour l'affaire d'Algérie que celle de Chypre. En 1955, à l'Assemblée Générale des Nations Unies, la Turquie s'aligna sur le point de vue français : l'affaire algérienne était une question interne et elle vota donc contre son inscription à l'ordre du jour. En 1958 et en 1959, elle changea quelque peu son attitude, car elle cherchait alors à se rapprocher du groupe afro-asiatique. Elle admit à ce moment le principe de l'autodétermination, mais n'alla pas jusqu'à adhérer à la proposition visant à faire reconnaître l'indépendance de l'Algérie et s'abstint de voter dans ce sens. La mise au point turque déclarait : « Pour résoudre ce problème, le meilleur moyen est non pas d'envenimer les choses, ce qui ne pourrait que déboucher sur une impasse, mais de s'employer à promouvoir entre les parties des négociations afin de parvenir à un compromis. La Turquie, à titre d'alliée de la France, fait tout son possible dans ce domaine »."

Christophe Chiclet, "L'attitude de la France face au conflit gréco-turc", in Semih Vaner (dir.), Le Différend gréco-turc, Paris, L'Harmattan, 1988, p. 202 :

"Les relations franco-turques en constante amélioration depuis 1923 et 1939, sont devenues excellentes sous la présidence du général de Gaulle. Pourtant en 1972, elles se détériorent avec l'inauguration d'une stèle commémorative arménienne à Marseille. L'affaire de Chypre (voir infra) va annoncer la rupture, consommée par les attentats arméniens. Ankara en conçoit une vive amertume. D'autant plus que Monte Melkonian est arrêté mais libéré à Paris en novembre 1981. L'ambassade de Turquie dans la capitale française avait alors été mise en garde par des policiers français mécontents de cette libération. Pour parfaire le tout, François Mitterrand et son ministre Joseph Franceschi, reconnaissent officiellement, et les premiers, le « génocide arménien ». Ainsi, lorsque Etienne Manac'h, envoyé spécial de la présidence de la République, arrive à Ankara en mai 1984 pour rouvrir le dialogue avec les autorités turques, les Arméniens de France sont indignés et le font savoir. Ce voyage avait pour but de relancer les relations économiques devenues quasiment inexistantes. Seul Renault continuait à travailler en Turquie. Après avoir rencontré le général Evren et diverses personnalités turques, Etienne Manac'h trace une première voie en vue d'une normalisation future. Curieusement, le voyage de l'émissaire d'un président socialiste ne portera véritablement ses fruits qu'après le retour de la droite au pouvoir à Paris, le 16 mars 1986. Ainsi, le 13 mai 1986, lors de sa rencontre avec le président de la république hellénique, Christos Sartzétakis, Jacques Chirac met sur un pied d'égalité la Grèce et la Turquie."

Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, 1972-1998, Paris, PUF, 2002, p. 96 :

"En coulisses, des connivences entre les terroristes turcs [sic] à la solde des loups gris et du MIT [service de renseignement turc], et la DST auraient été établies en pleine période d'attentats antiarméniens en France et en Europe. Les services secrets turcs attentent à la vie d'A. Toranian [porte-parole du bras politique de l'ASALA] le 5 décembre 1983 et piègent le véhicule de H. Papazian, porte-parole de la FRA, le 1er mai 1984."

dimanche 5 juin 2011

L'ascension des Ottomans

Thierry Zarcone, La Turquie. De l'Empire ottoman à la République d'Atatürk, Paris, Gallimard, 2005, p. 16-17 :

"A la fin du XIIIe siècle, Osman († 1326), premier souverain de la dynastie ottomane (Osmanlï), passe à l'offensive contre les Byzantins. Son fils, Orkhan (1326-1359), s'empare de Bursa (Brousse), dont il fait sa capitale, et de la région de la mer de Marmara. L'Etat ottoman commence son expansion vers l'Europe ; la Thrace est colonisée, puis c'est le tour de la Bulgarie, de la Serbie et de la Hongrie. Constantinople est prise en tenailles. C'est une guerre sainte au nom de l'islam et les sultans sont accompagnés de derviches guerriers et de saints qui bénissent leurs armées. Les Ottomans se rendent ensuite maîtres de la Turquie d'Asie mais, en 1399, une nouvelle invasion mongole, dirigée par Tamerlan, met un frein à leur avance.

En 1453, le sultan Mehmed II (1429-1481) accomplit le rêve des Ottomans : conquérir Constantinople et effacer l'Empire byzantin de la carte de l'Asie. La nouvelle fait trembler la chrétienté. La ville est pillée, mais les chrétiens sont épargnés ; ils sont libres de pratiquer leur religion et sont constitués en communautés avec leurs lois et leurs tribunaux propres. La ville est islamisée (de nombreuses églises dont Sainte-Sophie sont transformées en mosquées), et des populations venues d'Anatolie s'y installent. Au XVe et surtout au XVIe siècle, sous le sultanat de Soliman le Magnifique (1520-1566), l'Empire s'empare de l'Arabie, du Yémen et de l'Irak, s'impose en Afrique en annexant l'Egypte, et conquiert de nouveaux territoires en Europe. En 1529, Soliman met le siège devant Vienne sans toutefois parvenir à prendre la ville.

En Anatolie, les Ottomans ont fort à faire pour pacifier le pays, en proie à des soulèvements à caractère messianique et politique. Au début du XVIe siècle, l'insurrection des Turcomans kïzïlbash, des ultra-chiites (kïzïlbash, « tête rouge », est le surnom des chiites) alliés aux Iraniens safavides, est brisée par le sultan Selim Ier (1512-1520). Entre-temps, ce dernier a hérité du califat, qui apporte désormais aux sultans ottomans le titre de commandeur des croyants et de chef du sunnisme.

L'Empire connaît son apogée avec Soliman le Magnifique. Souverain absolu, chef spirituel et temporel de l'Empire, Soliman va plus loin que ses prédécesseurs dans l'harmonisation de la loi religieuse (charia) et de la loi coutumière (kanun), et donne à l'Empire un ordre juridique supérieur à celui qui règne en Europe à la même époque. A la suite de Mehmed II, il perfectionne le système des medrese qui forment l'élite ottomane, oulémas (docteurs de la religion) et juges. Sous son règne, les arts, les sciences et les lettres connaissent également un développement exceptionnel."

L'Anatolie seldjoukide

Thierry Zarcone, La Turquie. De l'Empire ottoman à la République d'Atatürk, Paris, Gallimard, 2005, p. 14-15 :

"En 1071, la bataille de Mantzikert (Malazgirt), perdue par les armées byzantines contre les Turcs seldjoukides, change d'une manière définitive le visage de l'Asie Mineure. Les Turcs prennent possession de l'Anatolie et s'y installent massivement. Le premier souverain turc, Alp Arslan 1er (v. 1030-1073), appartient à l'empire des Grands Seldjoukides d'Iran, dont il s'émancipe pour constituer le sultanat seldjoukide de Roum. Au XIIe siècle, ses descendants font de Konya la plus brillante capitale du nouvel Etat.

Les Seldjoukides appartiennent à la famille Oghouz, la branche la plus occidentale des peuples turcs, dont l'origine commune se trouve dans les monts de l'Altaï, à l'ouest de la Mongolie. Musulmans de culture persane, ils constituent un groupe hétérogène. Leurs dirigeants, installés dans les villes, se font les hérauts de la religion du Prophète et les serviteurs fidèles du calife arabe. Mais leur puissance militaire repose sur des tribus nomades, les Turcomans, qui les accompagnent. Concentrés dans le monde rural, ces derniers, incontrôlables et souvent en rébellion contre le pouvoir central, cultivent, sous le vernis de l'islam, des croyances et des pratiques animistes et chamanistes. Tous vivent en bons termes avec les populations grecque et arménienne, qui restent majoritaires. Au début du XIIe siècle, la région est désignée par les Européens du nom de « Turchia ». Au milieu du XIIIe siècle, l'Etat seldjoukide est anéanti par une invasion mongole. De ses ruines, émergent de petites principautés turcomanes, parmi lesquelles s'impose celle des Osman Oglu, les futurs Ottomans.

La période seldjoukide est le théâtre d'une symbiose turco-persane et d'un croisement exceptionnel des héritages, byzantin, arménien, arabe, persan et centrasiatique. Les arts, la littérature connaissent un riche développement. Les sultans seldjoukides, qui font appliquer la loi islamique (charia) et respectent l'école de droit hanéfite, construisent de splendides palais, des mosquées et des écoles religieuses (medrese), à Nicée, à Konya, à Sivas, à Kahraman. La mystique musulmane est représentée par Mevlana Celalüddin Rumi († 1273), le fondateur éponyme de l'ordre des derviches tourneurs (Mevlevis), par Sadrüddin Konevi († 1274), disciple du mystique andalou Ibn Arabi († 1240), et par le poète Yunus Emre (XIVe siècle)."

Voir également : Le processus de turquisation des populations anatoliennes

La pluralité de l'Islam turc

Thierry Zarcone, La Turquie. De l'Empire ottoman à la République d'Atatürk, Paris, Gallimard, 2005, p. 18-21 :

"La principale caractéristique du monde turc, comparé à ses voisins arabes, est son pluralisme religieux. L'islam y adopte en effet des formes variées et souvent antagonistes. La mouvance majoritaire est l'islam orthodoxe, d'obédience sunnite et de droit hanéfite, incarné par le sultan-calife, commandeur des croyants, et par la puissante caste des oulémas. Il est enseigné dans les medrese et les commandements ont force de loi dans l'Empire. Après le sultan-calife, le principal représentant de cet islam est le sheykhülislam qui administre la communauté en la réglant sur la charia et en prononçant des aggiornamentos (fetva).

Le deuxième courant important est celui des confréries (tarikat), de vastes organisations qui donnent une structure et un cadre à la mystique musulmane, ou soufisme. Les confréries, rares formes d'association en islam, connaissent un développement exceptionnel et imprègnent la vie sociale, économique, culturelle et politique. Les plus grandes disposent d'un patrimoine foncier et immobilier démesuré. Elles s'occupent de bienfaisance et assurent la transmission de plusieurs formes d'art et de savoir, qui n'existent pas dans le programme d'enseignement des medrese : musique, littérature, poésie, danse. Par l'intermédiaire de leurs guides spirituels (cheikhs), elles exercent aussi un puissant ascendant au Palais et sur certains sultans. Les confréries possèdent également une assise populaire, contrairement aux medrese. Sur le plan doctrinal, elles se distinguent néanmoins les unes des autres selon qu'elles respectent plus ou moins fidèlement la lettre de la religion ; certaines (Nakshibendiye, Shazeliye) sont très rigides et orthodoxes et comptent des oulémas dans leurs rangs, d'autres (Mevleviye, Halvetiye, Kadiriye) sont plus mitigées, d'autres encore (Bektashiye, Melamiye) se trouvent à la limite de l'hétérodoxie. D'une manière générale, le soufi ou le derviche va plus loin dans sa quête spirituelle que le simple croyant ou l'ouléma ; il vise une ascèse à travers une « purification du coeur » et une voie ascétique, et cherche le sens secret (batin) des versets du Coran et des hadith. Alors que les soufis des confréries les plus rigoristes ne pratiquent que les seules prières répétitives (zikr), d'autres s'adonnent de surcroît à la retraite (halvet) en cellule isolée ou à la danse extatique (sema), comme les derviches tourneurs.

Le troisième courant de l'islam turc rassemble les Turcomans (appelés également Kïzïlbash puis Alévis à partir de la fin du XIXe siècle) du monde rural. Fidèles à certaines croyances et pratiques de l'ancienne foi des steppes, leur islam n'est qu'un vernis superficiel. Ce courant hétérogène, qui règne dans certaines régions de l'Anatolie et des Balkans, pénétrera dans les villes, au XXe siècle, avec l'exode rural. Il a longtemps été combattu par le pouvoir ottoman et ses docteurs qui le jugent hérétique. Il est en effet imprégné, à des degrés variables, d'animisme et de chamanisme, de soufisme, de chiisme et même de christianisme. C'est un islam qui n'est ni sunnite ni chiite, car il ne respecte pas les cinq piliers de l'islam. Certains de ses membres croient, du reste, à la métempsychose. Son mode d'adoration, que l'on peut qualifier de « mystique communautaire », se réduit à des assemblées secrètes où les fidèles des deux sexes dansent et chantent des poésies sacrées. A ces pratiques rituelles s'ajoute le pèlerinage aux tombeaux de leurs saints, dont les plus célèbres sont Hacï Bektash Veli et Abdal Musa, en Anatolie, et Otman Baba, dans les Balkans.

Le dernier courant, celui des docteurs-philosophes, est minoritaire. Il rassemble des groupes ou des individus isolés qui se tiennent au point de rencontre des savoirs de la medrese, du soufisme et de la philosophie arabo-musulmane d'Avicenne et de Farabi en particulier. Cette dernière influence est jugée impie par les oulémas car, héritière du rationalisme des philosophes grecs de l'école néoplatonicienne, elle encourage la critique du dogme religieux. Les docteurs-philosophes rejettent notamment le caractère incréé du Coran, la résurrection des corps, la réalité du paradis et de l'enfer, et considèrent que le monde existe de toute éternité, alors que les Ecritures le font naître à un moment précis par la volonté de Dieu. Les plus illustres représentants de ce courant sont Bedreddin Simavi, pendu en 1416, et Oglanlar Cheikh, exécuté en 1528."

samedi 4 juin 2011

L'exaltation de la culture populaire turque d'Anatolie par le régime kémaliste

Thierry Zarcone, La Turquie. De l'Empire ottoman à la République d'Atatürk, Paris, Gallimard, 2005, p. 82-84 :

"Le régime comble le vide associatif et culturel du pays en imposant, en 1932, ses propres centres culturels, les Maisons du peuple (halkevi), dans les villes, et les Chambres du peuple (halkodasï), dans les villages, qui relayent son idéologie et diffusent les valeurs de la modernité. C'est le début d'une phase radicale dans la sécularisation et la modernisation de la culture qui avait commencé au début du siècle.

Un vaste projet de relecture de l'histoire et de turquification de la langue est inauguré en 1931 avec la Société pour l'étude de l'histoire turque, et, en 1932, avec la Société pour l'étude de la langue turque. (...) La langue ottomane est expurgée des mots d'emprunt arabe et persan que l'on remplace par des néologismes inspirés du turc archaïque. La philosophie d'influence occidentale est à l'honneur avec la création, en 1931, de l'Association philosophique turque. La volonté de changement touche également le milieu de la musique et des arts. A partir de 1926, les conservatoires de musique donnent la priorité à l'étude de la musique occidentale. L'artisanat connaît un renouveau et devient un art national. La culture populaire est remise à l'honneur, le folklore fait l'objet de l'attention des chercheurs : c'est la lente disparition de la culture élitiste propre à l'Empire ottoman.

L'éducation occupe une place essentielle aux yeux des kémalistes ; elle permet d'inculquer les principes et les valeurs de la république et de lutter contre l'illettrisme du monde rural (90 % de la population au début de la République). Les écoles, gratuites et laïques, transmettent le sentiment de l'identité nationale, le patriotisme, les principes républicains et kémalistes, l'esprit positiviste. Une université nouvelle, remaniée, expurgée de ses enseignants qui ne sont pas de fidèles partisans du kémalisme, est inaugurée à Istanbul en 1933.

La culture nationale privilégie l'Anatolie, l'étude de ses traditions et le dialogue avec les campagnes (ci-dessous, un orchestre traditionnel de village). Le théâtre, considéré comme « un instrument de suggestion et d'inspiration sans équivalent », sert ce dialogue et rapproche les élites du peuple. La langue utilisée est celle du récit ou du conte. Neyzen Tevfik (à gauche), l'un des plus grands joueurs de flûte mevlevi, poète satirique et soufi anticonformiste, qui se produit dans les cafés et les cabarets, se trouve au croisement des cultures savante et populaire.

La littérature et la poésie connaissent une révolution unique avec l'abandon des caractères arabes qui entraîne la disparition des modèles prosodiques ottomans. L'écriture latine permet à tout un chacun d'accéder à la lecture. Les écrits de quelques auteurs classiques, comme le poète Yunus Emre ou le soufi Mevlana, sont lus avec des yeux nouveaux et incarnent la littérature nationale. Leur caractère métaphysique ou mystique est écarté, et seul est retenu leur islam éclairé, tolérant, universel. Les kémalistes savent la place que la littérature peut jouer dans la formation des esprits et ils placent de grands espoirs dans les romans et la poésie publiés par les auteurs républicains. Le nouveau roman abandonne les modèles figés de la littérature ottomane et évolue vers un engagement social et politique. On assiste en particulier à l'émergence d'une littérature paysanne qui décrit la vie rude du petit peuple des campagnes anatoliennes, les tensions qui résultent du tournant social et culturel que connaît le pays (Yakup Kadri Karaosmanoglu). Les femmes écrivains (Halide Edip Adivar) se penchent sur les contradictions issues de la nouvelle égalité qu'elles viennent d'acquérir. Enfin, le régime lance un projet de traduction des classiques de la littérature occidentale."