vendredi 21 janvier 2011

Mimar Sinan, un grand génie turco-ottoman




Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 253-254 :

"(...) par la suite d'autres architectes ont surgi, parmi lesquels Sinan (1486-1578) s'est révélé comme le plus génial et le plus productif. Certains ont voulu voir, à tout prix, dans Sinan un Grec d'origine, qui aurait été turquisé dès son jeune âge et aurait bénéficié de circonstances tout à fait favorables à son éducation. En fait, il apparaît maintenant que Sinan appartenait bien à une famille turque de la région de Kayséri. Il vint à Istanbul assez jeune, travailla comme ouvrier dans la construction, entra dans l'armée où il participa à des travaux utilitaires, puis peu à peu sa science se manifesta et on lui confia des entreprises plus importantes. Il construisit des ponts, des bâtiments divers (mosquées, médressés etc.) en Roumélie, puis, appelé à Istanbul par Soliman le Magnifique, il se lança dans la construction des grandes mosquées du XVIe siècle ; lui-même disait que la mosquée de Shéhzadè était son œuvre d'apprenti, celle de Soliman le Magnifique son œuvre d'ouvrier, et la mosquée Sélimiyè, à Andrinople, son œuvre de maître. Il a su donner à ces mosquées une grande beauté architecturale, par les proportions de leurs masses, surmontées de coupoles qui jamais ne semblent lourdes ; l'étagement des coupoles et des demi-coupoles de support, l'élancement des fins minarets ajoutent encore une impression d'élégance qu'atteignent rarement les autres mosquées du monde musulman. L'enthousiasme suscité par les œuvres de Sinan fut tel que, dans tous les territoires ottomans, on construisit des mosquées semblables aux siennes ou s'en inspirant fortement."


André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983, p. 334-339 :


"Un nom domine l'architecture du XVIe siècle : Sinan. Sans lui, l'art turc serait incomplet, la Turquie ne serait pas ce qu'elle est.

Selon l'opinion la plus communément admise [ce qui ne veut pas dire la plus exacte, étant donné la masse de préjugés présomptueux sur l'histoire turque], Sinan serait d'origine grecque. Né près de Kayseri (Césarée de Cappadoce), il aurait fait partie du devşirme [le devşirme ne concernait pas les jeunes artisans (ce qu'était vraisemblablement Sinan)] et aurait reçu au Palais l'éducation habituelle des futurs fonctionnaires et des soldats d'élite. Selon d'autres sources5, il était bien de Cappadoce mais d'origine turque. Peu importe : c'est en Turquie qu'il est né, il a été formé et instruit dans les écoles turques [le devşirme ne s'est étendu à l'Anatolie qu'en 1512 : or, Sinan (né en 1489) avait alors 23 ans, un âge tardif pour recevoir une instruction ottomane (si on suit l'hypothèse captieuse d'une origine grecque ou arménienne)], tout en lui est turc, même si le sang qui coule dans ses veines ne l'est pas [ce qui est sujet à caution, comme on le voit]. Il vit le jour probablement en 1491 et mourut presque centenaire. Après ses études, il fit carrière dans l'armée. Il participa à l'expédition de Rhodes, à la campagne de Belgrade, à la bataille de Mohacs après laquelle il fut nommé capitaine dans l'infanterie, puis « commandant des machines de guerre », enfin, colonel dans la garde personnelle du sultan. Il avait presque cinquante ans quand il devint architecte de la Cour.

Pendant sa carrière de soldat, il avait construit des ponts et des casernes, des aqueducs, des tours de siège. Ses campagnes dans les Balkans et en Orient lui avaient donné l'occasion de voir les œuvres des architectes étrangers, du passé et du présent. Pendant la guerre contre la Perse, il avait fait traverser le lac de Van par l'armée sur des bateaux de sa construction qui avaient provoqué l'admiration de Soliman. Un pont sur le Danube au cours de la campagne de Valachie acheva d'établir sa renommée. Qui lui avait enseigné l'art de construire ? Probablement Acem Ali, l'architecte persan [ou plutôt azéri] que Selim avait ramené de Tabriz [dans l'actuel Azerbaïdjan iranien].

Ses œuvres civiles attestent son talent d'architecte, mais c'est dans les mosquées qu'il mit son génie. On a beaucoup dit que Sinan avait copié l'architecture byzantine et que ses mosquées étaient des variations sur le thème de Sainte-Sophie, construite au VIe siècle par les Grecs Anthémius de Tralles et Isidore de Millet. Les grandes œuvres byzantines, et pas seulement Sainte-Sophie, ont exercé leur influence sur Sinan et les autres bâtisseurs turcs, c'est certain. Les mosquées ottomanes d'avant la conquête de Constantinople et celles construites après ne sont pas les mêmes. Depuis les premières mosquées de Bursa jusqu'à l'Üç Şerefli cami d'Edirne, les plus anciennes témoignent de l'effort constant des maîtres d'œuvre turcs pour résoudre les problèmes qui se posent dans toute construction monumentale, surtout religieuse : l' « espace interne » et l'équilibre entre les surfaces intérieures et extérieures. Sainte-Sophie et les églises byzantines les aideront à trouver les solutions. Ils assimileront le style byzantin, ils l'adapteront mais ils ne le copieront pas car il existait avant 1453, et même avant l'arrivée des Turcs en Asie Mineure, un style turc conforme aux traditions nationales qui évoluait, comme toute forme d'art, suivant les influences qu'il subissait. (...)

Dès la construction de la mosquée de Şehzade élevée par Soliman à la mémoire de son fils Mehmed, « Sinan hausse déjà à un niveau supérieur le style propre à l'architecture ottomane primitive ». La forme pyramidale de la mosquée surgit. La mosquée s'élève comme par échelons. A 37 mètres au-dessus du sol, avec un diamètre de 19 mètres, la coupole ne se présente pas comme une « couverture ». Au contraire, c'est toute la structure de l'édifice qui semble découler d'elle, comme si elle donnait naissance aux arcs, aux demi-coupoles, à toute la construction dont elle serait comme l'élément initial. Aux endroits où s'exercent des poussées, Sinan cherche à créer une impression d'équilibre en les garnissant de stalactites, un élément de décor hérité des Seldjoukides et qui paraît comme sculpté dans du bois. La proportion et la finesse des minarets sont admirables. Quelques années plus tard, dans la construction de la mosquée que Mihrimah, la fille de Soliman et de Roxelane, fit édifier, Sinan emprunte davantage d'éléments à l'architecture byzantine tout en dépouillant à l'extrême son style qui fera penser par moment, écrit U. Vogt-Göknil, à « une mince coque de porcelaine qui exclut toute impression d'architecture en suspension et d'étendue illimitée ».

Avec la Süleymaniye, la grande et fastueuse mosquée d'Istanbul à laquelle Soliman laissa son nom, Sinan franchit un nouveau pas vers la perfection. Curieusement, il choisit un type de plan voisin de celui de Sainte-Sophie afin, a-t-on dit, de vaincre les architectes grecs sur leur propre terrain. Il fait alterner les surfaces planes et sphériques, les deux demi-coupoles se combinant avec les tympans, créant une impression de « diamant taillé », comme si l'édifice était « creusé dans un cube ». La coupole de 26 mètres 50 de diamètre, à près de 48 mètres du sol, est flanquée de deux demi-coupoles seulement, accentuant ainsi la légèreté de la construction. A la base de la coupole, trente-deux fenêtres en plein cintre, treize dans chacune des demi-coupoles et de nombreuses autres dans les murs inondent l'édifice de lumière. Des colonnes de porphyre surmontées de chapiteaux à stalactites soutiennent les arcades des bas-côtés et deux étages de galeries supportent à l'intérieur la poussée des voûtes. Des stalactites ornent les surfaces triangulaires. De l'intérieur, le monument donne l'impression de majesté que Soliman avait souhaitée. en venant de la ville, il apparaît comme plus grandiose encore. Sa silhouette s'élève comme une pyramide au-dessus de l'ensemble de bâtiments qui l'entourent, la Külliye. Ces constructions, qui comprennent deux medrese, une infirmerie, un caravansérail, une école de médecine et un hammam, l'architecte les a voulues basses et comme « humbles », faisant comme un soubassement à la mosquée. La Süleymaniye, colossale et puissante, est le symbole de l'empire à son apogée.

A la fin de sa vie, Sinan dira : « La Şehzade est mon œuvre d'apprenti ; la Süleymaniye mon œuvre d'ouvrier, la Selimiye celle de maître. » Pour tous les architectes, la Selimiye, qui domine la ville d'Edirne et la douce campagne qui l'entoure, est, en effet, le chef-d'œuvre du grand constructeur turc. D'aspect quelque peu trapu vue de près, la Selimiye entourée de ses quatre minarets apparaît légère et élancée sur sa colline quand on la regarde de la plaine. L'immense coupole s'appuie sur huit piliers et, à l'extérieur, huit contreforts absorbent la poussée de l'ensemble. Les demi-coupoles ont été supprimées et remplacées par une couronne de demi-coupoles et de tympans. Les murs, en pierre de taille de deux couleurs, semblent taillés dans un bloc. Les espaces internes sont d'une parfaite harmonie. De nombreuses fenêtres cintrées, dans le tambour de la coupole et les absides, accentuent l'impression de limpidité. Au milieu de la cour, entourée de quatre côtés par un portique couvert de dix-huit coupoles, un şadirvan (fontaine aux ablutions), octogonal au milieu, fait face au portail principal simple et majestueux, lui aussi en marbre, décoré de stalactites. A l'intérieur, sur les murs du mihrab et les frontons des fenêtres, des faïences d'Iznik parmi les plus belles qui soient.

Vingt années vont encore s'écouler avant la mort du grand bâtisseur. Il les remplira d'une intense activité créatrice, à Istanbul et dans tout l'empire. Certaines des mosquées qu'il construira seront, comme la Selimiye, à couronnes de demi-coupoles, Atik Valide cami, à Usküdar, par exemple, ou bien sur le plan de la Süleymaniye comme Kiliç Ali cami, à Tophane (Istanbul). Sa « facilité sans égale » lui permet de développer toutes les figures architecturales en se jouant des difficultés. (...)

5. R. MANTRAN, op. cit."

 
 
 
 

samedi 15 janvier 2011

Générosité, calme et sobriété du Turc ottoman




Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008 :


"S'il existe des mendiants, ce n'est pas sous un aspect « occidental » qu'ils apparaissent ; ce sont plutôt de pauvres gens, qui sont pris en charge pour leur subsistance, par les fondations pieuses et, plus précisément, dans ces imarets ou cuisines populaires, où l'on distribue gratuitement leur nourriture aux indigents ; le Turc est d'ailleurs très charitable, ainsi que le note Bertrandon de la Broquière : « Ilz sont moult charitables gens les uns aux autres et gens de bonne foy. J'ay veu souvent quant nous mengions, que s'il passoit un pauvre homme auprès d'euls, ils le faisoient venir mengier avec nous, ce que nous ne ferions point. » Et Deshayes de Cormenin précise : « Je ne croy pas qu'il y ait une nation au monde plus charitable que celle-là. Aussi ne voit-on pas de pauvres en Turquie qui demandent l'aumosne publiquement : parce que si quelqu'un d'entr'eux tombe en nécessité, il est incontinent secouru par ses voisins. » " (p. 165-166)

"Le rythme de la journée est lent, sans précipitation ; on ne connaît pas l'agitation, mais au contraire une sage lenteur, qui se manifeste dans la longueur des échanges de salutations avec les amis, les voisins, les collègues, dans la longueur des pourparlers d'affaires, des marchandages ; rien ne presse, tout finit par avoir une conclusion, c'est là l'expression de la philosophie pratique du Turc. Les seuls agités, que l'on peut rencontrer dans la rue, sont essentiellement des janissaires, plus ou moins pris de boisson ou qui veulent marquer, par leur attitude, leur importance et le respect que l'on doit à leur personne. Cette lenteur ne signifie pas paresse ou indifférence : elle correspond à un tempérament et elle n'empêche nullement le Turc de parvenir à ses fins, lorsqu'il a décidé de mener une chose à bien. Le Turc a, moralement, des semelles de plomb, mais elles lui permettent, au moins, d'avoir les deux pieds sur terre." (p. 268-269)

"Un autre acte essentiel de la vie courante est le repas. Une constatation s'impose : le Turc est sobre, tout au moins le Turc de petite condition, de même que le janissaire en campagne ; il se contente d'un repas frugal, peu coûteux et vite préparé : « Je crois que, sans blesser la vérité, je puis vous assurer que la dépense d'un Flamand d'un jour suffirait pour faire vivre un Turc pendant douze... Les Turcs ignorent la cuisine et tout ce qui en dépend ; ils sont sobres à l'excès et peu sensuels sur les mets ; s'ils ont du sel, du pain, de l'ail ou un oignon avec un peu de lait aigre, ils ne demandent rien de plus, ils en font un ragoût... Souvent ils se contentent de mêler de l'eau bien froide avec du lait ; ils satisfont avec cela leur appétit et éteignent la soif ardente que les grandes chaleurs leur causent... » " (p. 275)

Voir également : Le Turc ottoman, un être hautement civilisé

La prostitution dans l'Empire ottoman

Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 292-293 :

"Les cabarets, eux, ont pour la plupart une fâcheuse réputation. Ils ne sont tenus que par des minoritaires et, en principe, on n'en trouve pas dans les quartiers musulmans, encore moins à proximité des mosquées, ce qui est formellement interdit. (...)

Bien entendu, toute la racaille d'Istanbul se retrouve dans les pires de ces cabarets, et il faut toute la vigilance de la police pour que cette racaille, pour que les janissaires ivres ne causent de violences ni de scandales. Il n'est pas rare de rencontrer, le soir, des ivrognes dans la rue, et même des femmes (la plupart du temps des minoritaires, et de petite vertu) ; ce sont ces individus qui prennent un malin plaisir à semer l'effroi dans les hammams, voire dans de paisibles quartiers « bourgeois ».

La prostitution n'est pas inconnue à Istanbul et, à certaines époques, elle s'étale au grand jour au point que, sous le règne de Sélim II, il est des prostituées qui ont acquis une célébrité comparable à celle des poètes du temps... Il existe des maisons publiques dont le recrutement est fait parmi les Grecques, Juives, Arméniennes, Circassiennes, voire Européennes et même musulmanes (Syriennes, Iraniennes ou Turques) ; des prostituées ont établi leurs pénates dans des cabarets, d'autres dans des boutiques de kaymakdji (vendeurs de crème fraîche)."

L'esclavage dans l'Empire ottoman

Réalité "dérangeante" et peu rappelée, les non-musulmans étaient largement impliqués à la fois dans la vente et dans l'achat d'esclaves dans l'Empire ottoman... Sans compter que les musulmans eux-mêmes (mais pas seulement) étaient victimes de réductions en esclavage de la part des chrétiens de la région, à la même époque.


Dimitri Kitsikis, L'Empire ottoman, Paris, PUF, 1991 :

"Enfin, il existait un commerce de luxe, celui des esclaves, pour approvisionner les maisons des grands bourgeois et des hauts fonctionnaires en valets, servantes et concubines. Ainsi, un « esclave de la Porte » pouvait posséder des esclaves. A Istanbul, ce commerce était entre les mains des juifs. Il s'agissait d'esclaves blancs, amenés du Caucase, de Russie ou même de Pologne. Au contraire, au Caire et à Alexandrie, on y vendait des esclaves noirs venant du Soudan et d'Afrique centrale. Si, au départ, un esclave ne pouvait pas être vendu à un non-musulman, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, chrétiens et juifs en possédèrent officiellement." (p. 82-83)


Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008 :


"Il est à Istanbul un commerce très particulier, que l'on peut qualifier de luxe, et qui porte sur une marchandise tout à fait spéciale : les esclaves, dont la demande est forte, non du sérail qui a son approvisionnement extérieur à Istanbul, mais des grands personnages du gouvernement et des grands bourgeois. Le commerce des esclaves est exclusivement entre les mains des Juifs : « Les Juifs, qui en font le principal trafic, les eslèvent dans leurs maisons avec grand soin pour en tirer le plus d'argent qu'ils pourront. Ils font apprendre aux filles quantités de choses, ils instruisent les belles dans les exercices de galanterie, comme du chant, des instruments de musique, de la danse, des ouvrages de broderie et autres de pareille nature pour en rendre par ces appas le débit plus utile... » (...) Les esclaves ne peuvent être vendus à un chrétien ou à un Juif, tout au moins au XVIe siècle et au début du XVIIe, mais il semble que, par la suite, il y ait eu des accommodements ainsi que l'écrit Quiclet : « Il n'est pas permis aux chrétiens d'acheter des esclaves turques, mais ils peuvent en faire acheter par quelque Turc qui sera leur amy. » A la fin du XVIIe siècle, l'acquisition d'esclaves par des non-musulmans est un fait reconnu puisque un règlement de 1689 spécifie les impôts que Juifs et Infidèles doivent payer pour chacun des esclaves utilisés par eux." (p. 148-149)


André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983 :

"Mehmed le Conquérant avait échoué en 1480 devant l'île des Chevaliers de Saint-Jean [Rhodes]. Quarante ans plus tard, Soliman avait encore plus de raisons de vouloir mettre fin à la domination de l'Ordre en Méditerranée. Installés là depuis leur départ de Saint-Jean-d'Acre, à la fin du XIIIe siècle, ces moines-guerriers en avaient fait une puissante base militaire d'où ils écumaient les mers voisines. Pillant les côtes d'Asie Mineure et de Syrie, ils menaçaient en permanence les voies de communication entre Constantinople et Alexandrie par où passait la plus grande partie du trafic commercial entre l'Egypte et le reste de l'empire. Les navires de commerce turcs étaient arraisonnés, leurs cargaisons saisies et leurs équipages faits prisonniers. Les pèlerins musulmans qui empruntaient la voie de mer pour aller à La Mecque risquaient constamment d'être arrêtés, tués ou emmenés en esclavage. En revanche, les corsaires chrétiens recevaient refuge et aide des Chevaliers qui étaient allés, lors de la récente révolte de Canberdi al-Ghazzâli au Caire, jusqu'à lui donner leur appui." (p. 62-63)

"Charles [Quint] essaya en vain d'épargner Tunis et ses habitants. Il fut obligé d'accorder à ses troupes trois jours de pillage. 30 000 personnes furent égorgées, 10 000 emmenées en esclavage. Les Espagnols se distinguèrent par leur rapacité et leur sauvagerie, détruisant oeuvres d'art et édifices, emportant tout ce qui leur semblait précieux, tuant les esclaves musulmans qui ne pouvaient les suivre." (p. 144)

"Finalement, Barberousse [amiral ottoman], qui avait quitté la Turquie depuis plus d'une année, annonça qu'il partait [de Provence, où ses troupes étaient intervenues à la demande des Français]. Il reçut 800 000 ducats d'or que 34 hommes empilèrent pendant trois jours et trois nuits dans des draps blancs et écarlates. Les Français libérèrent 400 Musulmans qui ramaient sur leurs galères et les navires turcs levèrent l'ancre." (p. 195)

 
Bartolomé Bennassar et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d'Allah. L'histoire extraordinaire des renégats, XVIe et XVIIe siècles, Paris, Perrin, 1989 :

"La course chrétienne n'a jamais chômé en Méditerranée, écrit Fernand Braudel qui note, après 1574, « les ravages chrétiens dans le Levant : les Chevaliers de Malte pratiquement délaissent les rivages proches de Barbarie [Maghreb] pour ces exclusives randonnées vers l'est. L'augmentation est visible en ce qui concerne les galères toscanes. Elles courent par bandes de quatre ou cinq navires rapides et puissants... » Les chevaliers de Saint-Etienne, après 1584, prennent pour cible le bassin oriental de la Méditerranée, ravagent les côtes grecques, l'archipel, les rivages turcs d'Asie Mineure, s'emparent de vaisseaux en route vers La Mecque... Voyez notre mince échantillon de femmes victimes de la course chrétienne : les tableaux de chasse des flottes de Malte et de Toscane sont presque identiques.

Les galères du grand-duc de Toscane, dans les seules années 1605, 1610 et 1611, ont raflé à terre Maria de Dimo, vingt-neuf ans, et son enfant, à Platamone, sur le golfe de Salonique ; Cristina de Papadamiel, vingt-huit ans, et ses deux enfants ; Angela de Nicolo et ses deux enfants à La Prevesa ; la Hongroise Margarita Iban, cinquante ans ; Ana Romano, vingt-cinq ans, et son mari turc ; et en mer, Natalia, une Russe de cinquante-huit ans, et son patron, comme la Hongroise Catarina de Xamas, vingt ans, avec ses patrons.

Les galères de Malte ont opéré également sur terre et sur mer : à Patras, en 1603, Catarina fut enlevée à la suite d'un assaut où périt son mari ; en 1608, Zamar (la Hongroise Catarina Savina), vingt et un ans, et sa fille âgée de cinq ans, furent enlevées en pleine nuit, ainsi que la Moldave Margarita, alias Fatta, seize ans. La Roumaine Maria Doble fut raflée sur les côtes tunisiennes ; en 1627, le galion de Malte attaqua un vaisseau turc à destination du Caire : deux jeunes « Turques », d'origine russe, tombèrent aux mains des chrétiens, Luisa Maria, seize ans, qui vit périr son mari dans la bataille, et Ana Seiko, dix-huit ans.

Aux flottes du grand-duché de Toscane et des Chevaliers de Malte ajoutons celle du vice-roi de Sicile. Son capitaine des galères, don Pedro de Leyva, capture en mer, en 1589, Maria l'Albanaise, vingt et un ans. Les Hongroises Veronica, quarante-quatre ans, et Ana, vingt-huit, furent prises de même par une flotte chrétienne en 1589 et 1607 mais ignorent laquelle. La vie paisible de Maria de Cola la Ragusaine fut anéantie brutalement en 1605 : des pirates uscoques s'emparèrent d'elle et de deux de ses enfants et allèrent la vendre sur le marché aux esclaves de Trapani.

Les marchés aux esclaves siciliens n'étaient pas alimentés par les seules flottes chrétiennes : des individus isolés venaient y monnayer leurs prises. Des Grecs, on l'a vu, y vendaient même des femmes dont ils avaient facilité la fuite ; Ana de Blaco fut vendue à Messine en 1606 par son quatrième maître, un capitaine de Chio ; Ana Bosco, à quarante ans, fut vendue à Palerme par un patron de barque français qui précisa qu'elle était chrétienne d'origine ; et la Serbe Anastasia Morato, dix-huit ans, fut vendue par un patron de navire anglais en 1607." (p. 303-304)


Jean Sévillia, Historiquement incorrect, Paris, Fayard, 2011 :

"Dans le bassin méditerranéen, toutefois, l'esclavage ne se pratique pas d'un seul côté. A Marseille, des musulmans sont vendus dès le Moyen Age. Ces esclaves, majoritairement des femmes, deviennent des servantes ; les hommes sont employés comme ouvriers agricoles. La conversion au christianisme ne leur est pas imposée, et l'adoption de la foi chrétienne n'implique pas l'affranchissement, cette décision n'appartenant qu'à leur maître. L'ordre de Malte possède des esclaves musulmans, pratique à laquelle l'occupation de Malte par Bonaparte mettra fin." (p. 452-453)


Arturo Morgado García, "Esclaves turcs à Cadix à l'époque moderne", Cahiers de la Méditerranée, n° 81, 2010 :

"L'époque moderne a été marquée par la lutte entre les Habsbourg et la Sublime Porte pour la Hongrie. Le 25 juin 1683, le Grand Vizir Kara Mustapha décidait de marcher sur Vienne et arrivait devant les murailles de la ville avec ses imposantes armées ottomanes. Le 14 juillet, commençait un siège qui durerait presque deux mois. Mais le 12 septembre se produisit un événement important : une armée de secours, commandée par le roi de Pologne Jean III Sobieski, écrasait les Turcs à la bataille de Kahlemberg. C'est ainsi que débutait une importante contre-offensive des impériaux et de leurs alliés, qui devait s'achever par la signature en 1699 de la paix de Karlowitz, grâce à laquelle les Turcs cédaient la Hongrie, la Croatie et la Transylvanie aux Habsbourg, la Morée aux Vénitiens et la place d'Azov aux Russes de Pierre le Grand.

Ces événements furent à l'époque amplement relayés dans tous les pays ­d'Europe et ils contribuèrent à augmenter le prestige de l'empereur Léopold Ier, dont les campagnes militaires, du moins selon la propagande, avaient pour objectif l'extension territoriale de la Chrétienté, en conformité avec cette pietas dont sa dynastie se targuait et qui contrastait beaucoup avec l'attitude de son grand adversaire, le roi de France Louis XIV, qui, lui, était toujours en guerre contre des princes de sa religion, comme ce fut le cas avec un autre Habsbourg, Charles II d'Espagne. Ce qui est certain, c'est qu'à travers les gazettes, les pliegos de cordel et les relations de faits, l'opinion publique d'alors fut parfaitement informée de ces événements, et, sans aller plus loin, à Séville même, on imprima plusieurs relations faisant référence aux mêmes faits, que l'on retrouve aussi chez un historien de Cadix, Fray Jerónimo de la Concepción, dans son ouvrage Emporio de el Orbe (1690). Raimundo de Lantery nous conte également cet épisode dans ses mémoires, bien qu'il le situe, de manière erronée, en 1680, laissant ainsi supposer qu'il en a pris connaissance à travers « historia impresa sobre ello ».

Mais cette supposée gloire militaire a, elle aussi, un revers de médaille. Les troupes impériales, avec leurs alliés vénitiens, lors de leur avancée dans les Balkans et la Hellade saccagèrent, violèrent et réduisirent en esclavage de nombreux sujets de l'Empire ottoman. Et il nous semble qu'ils ne s'intéressèrent guère à distinguer s'ils étaient chrétiens (quoique, comme ils étaient orthodoxes, cela leur fût égal) ou musulmans : nombreux furent ceux qui finirent par être vendus sur différents marchés d'esclaves en Méditerranée. A Bologne, par exemple, en 1687, arrivèrent en provenance de Florence 146 esclaves turcs, que l'Empereur avait donnés au Grand Duc de Toscane pour le service des galères. A la fin des années quatre-vingt et au début quatre-vingt-dix du XVIIe siècle, quelques Turcs furent baptisés parmi la population. A Malte arrivèrent, notamment pendant la dernière décennie du XVIIe siècle, de nombreux Turcs originaires des régions balkaniques, qui avaient été achetés dans le port adriatique de Fiume. D'autres encore arrivèrent jusqu'à la lointaine Cadix. Cette donnée, relayée par Adolfo de Castro, qui parle ni plus ni moins (sans que nous ne sachions sur quel fondement) de 2 000 esclaves turcs, aurait été reprise par Antonio Domínguez Ortiz, puis par Bartolomé Bennassar qui citerait à son tour l'historien sévillan, suivi aussi sur ce point par Henry Kamen, mais sans que ce dernier ne précise ses sources."


Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999 :

"Les Ottomans n'étaient pas les seuls à se livrer au trafic d'esclaves. Profitant des situations de guerre, les ennemis chrétiens de la Porte n'hésitaient pas non plus à rafler leurs malheureux coreligionnaires bosniaques et à les vendre au plus offrant, parfois avec la complicité de prêtres catholiques et de hiérarques de l'Eglise ! (Srećko M. Džaja, Konfessionalität und Nationalitat Bosniens und der Herzegowina, op. cit., note 34, p. 54)." (p. 270, note 2)


Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, suivi de Le seigneur bourguignon et l'esclave sarrasin, Paris, Presses Pocket, 1993 :

"Le XVIIIe siècle regarda vraiment l'Orient musulman avec des yeux fraternels et compréhensifs. L'idée de l'égalité des dispositions naturelles chez tous les hommes, répandue par l'optimisme actif, vraie religion de l'époque, permettait d'examiner avec esprit critique les reproches que les âges antérieurs avaient adressés au monde musulman. La cruauté, la barbarie régnaient certes en Orient, mais l'Occident était-il sans reproches ? L'esclavage en Turquie est plus doux qu'ailleurs et les chrétiens pratiquent eux aussi la piraterie, fait-on remarquer." (p. 74)


Voir également : XVIIe siècle : le rôle des Arméniens dans l'esclavage des Turcs à Cadix en Espagne

La traite esclavagiste des Slaves par les Byzantins

Le devşirme (devchirmé) dans l'Empire ottoman

Pour ceux qui sont assez naïfs pour croire que le devşirme (devchirmé) a joué un quelconque rôle significatif dans la formation du peuple turc...


Nicoară Beldiceanu, "L'organisation de l'Empire ottoman (XIVe-XVe siècles)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 136 :

"La Porte ne peut sans doute pas être accusée d'avoir mené une politique massive de turquisation ou d'islamisation forcée. Certes, elle recrute des janissaires dans le milieu chrétien et les transforme en Ottomans ; mais le pourcentage des garçons recrutés pour le corps des janissaires est infime en comparaison de la population de l'empire. De plus, l'incorporation dans ce corps d'élite ouvre aux éléments capables l'accès aux plus hautes dignités, si bien que ce recrutement forcé n'a pas toujours été mal reçu par les sujets concernés."


Gilles Veinstein, "L'empire dans sa grandeur (XVIe siècle)", ibid., p. 171-175 :

"Le Florentin [Machiavel] se référait à l'intrusion, si déconcertante pour un Européen de son temps, des esclaves du souverain dans les rouages de l'Etat. Déjà les califes abbassides et leurs premiers successeurs s'étaient entourés de troupes d'esclaves [turcs] dont certains éléments avaient pu s'élever à des positions éminentes. Le système avait acquis une forme extrême dans le régime mamelouk en Egypte et en Syrie, où le sultan lui-même et toute la couche dominante étaient issus d'esclaves importés. Il avait aussi connu un développement particulier chez les Ottomans, puisque une partie essentielle de l'armée, la plus proche du monarque, ainsi que ses principaux agents dans la capitale et dans les provinces étaient recrutés parmi ses esclaves (kul). Une autre spécificité ottomane tenait à l'origine de ces esclaves : si les uns étaient, de façon classique, des captifs pris sur le champ de bataille (plus précisément du cinquième (pendjyek) revenant au sultan de ce butin) ou achetés sur les marchés, les autres, pour une moindre part d'ailleurs, provenaient du « ramassage » (devchirme), l'une des pierres angulaires du régime ottoman.

Par cette pratique, le sultan prenait en esclavage de jeunes garçons (entre sept et vingt ans) que ses émissaires choisissaient avec soin parmi les sujets chrétiens. A l'origine, seule la Roumélie avait été concernée, mais l'Anatolie fut également touchée à partir du milieu du XVe siècle. Les citadins étaient exemptés (ce qui explique sans doute l'absence de juifs). Les musulmans restaient en dehors, à l'exception des convertis de Bosnie-Herzégovine. Au XVe siècle, ces levées avaient sans doute lieu tous les trois ou sept ans, selon les besoins, chacune affectant de mille à trois mille enfants. Si cruels pour les familles, ces enlèvements sont restés dans les traditions populaires comme un symbole des rigueurs du joug ottoman. En 1577, Stéphane Gerlach rapporte que des chrétiens « donnent des femmes à leurs enfants à l'âge de huit ou neuf ans, seulement pour qu'ils puissent être délivrés de la levée, car les hommes mariés ne sont pas pris ». Mais d'autres témoignages relèvent une certaine ambivalence du phénomène : le ramassage assurait au rejeton d'une famille nombreuse et pauvre une ascension sociale certaine, peut-être même une brillante destinée. On rapporte ainsi que des musulmans échangeaient leurs enfants contre ceux de chrétiens pour les faire profiter de l'aubaine, et l'ambassadeur de Venise écrira en 1594 : « Les Turcs d'origine continuent à éprouver le plus grand mécontentement à voir le gouvernement reposer sur les renégats. »

Les jeunes chrétiens « ramassés » étaient emmenés à Istanbul ou à Bursa où on les convertissait de force à l'islam (non sans une entorse à la cherî'a). Au terme d'une première sélection, les moins prometteurs d'entre eux suivaient un cursus de plusieurs années qui les menait au corps des janissaires, l'infanterie du sultan. (...)

Plus brillante (et plus paradoxale encore) était la destinée des jeunes esclaves chrétiens reconnus dès leur arrivée dans la capitale comme les mieux doués sur les plans physique et intellectuel. Ceux-là intégraient le corps des « garçons de l'intérieur » (itch oghlan ou ghildei enderûnî) : pendant plusieurs années ils recevraient, grâce aux meilleurs maîtres, une éducation particulièrement soignée, conjuguant toutes les disciplines, sportives, militaires, intellectuelles, artistiques. Il s'agissait de faire d'eux des hommes complets, tout en développant les aptitudes particulières à chacun, mais ils n'étaient pas moins formés à assumer toutes les tâches de l'Etat qu'entretenus dans un esprit de parfaites soumission et loyauté au souverain. Cet enseignement était délivré dans le cadre du palais d'Edirne et de plusieurs palais impériaux d'Istanbul : ceux d'Ibrâhîm Pacha, de Galata et, pendant un temps, celui d'Iskender Tchelebi à Bakïrköy.

Les meilleurs d'entre eux achevaient leur éducation au palais même du sultan, le « Nouveau Palais » d'Istanbul où ils assuraient en tant que pages le service personnel du maître. A tous les niveaux, une sélection rigoureuse était opérée dont dépendrait l'importance du poste attribué à chacun au terme de son cursus. Les positions les plus élevées revenaient à ceux qui étaient restés le plus longtemps les pages du souverain et avaient accédé jusqu'à sa chambre (khâss oda), cette dernière étape étant réservée à l'élite. Ainsi, selon leurs mérites, les itch oghlan étaient affectés aux différents corps, plus ou moins prestigieux, de la cavalerie de la Porte, ou entamaient leurs carrières dans des fonctions du Palais, de l'administration centrale ou des gouvernements provinciaux. Le cas d'Ibrahim Pacha, favori de Sûleymân, passé directement du titre le plus élevé parmi les pages, celui de « chef de la chambre privée » (khâss oda bachï), au grand-vizirat, avait représenté une promotion exceptionnelle ; en général l'ascension était plus progressive, incluant une succession de postes civils et militaires dans la capitale et dans les provinces.

La pratique du devchirme tombera progressivement en désuétude au cours du XVIIe siècle (la dernière mention connue est de 1705). Au XVIe siècle, elle ne concernait qu'un tiers des esclaves introduits dans le système des kul. Toutefois, en raison de la rigoureuse sélection qu'elle impliquait, elle fournissait la plupart de ceux qui atteignaient les rangs les plus élevés. (...)

La recherche historique récente tend à réduire la part réservée dès le XVIe siècle aux esclaves d'origine dans les hautes fonctions de l'Etat. (...)

Le recours aux esclaves, avec les restrictions que nous venons d'apporter, n'a jamais concerné toutes les fonctions de l'armée et de l'Etat, l'ensemble des 'asker [officiers]. Simultanément, plusieurs secteurs étaient réservés à des éléments musulmans et libres de naissance : la cavalerie provinciale des sipâhî, dont seul le haut commandement était assuré par des kul ; une bonne part de la bureaucratie qui se développa sous le règne de Süleyman enfin tous les oulémas qui fournissaient à l'empire ses prédicateurs, ses jurisconsultes, ses professeurs, ses juges et ses administrateurs. L'ensemble de ces agents de l'Etat pouvaient cependant recevoir à l'occasion la dénomination de kul, mais le terme perdait alors son sens honorifique puisque la servitude qu'elle impliquait s'accompagnait d'un autre côté de la délégation d'une parcelle d'autorité suprême : comme le notait Guillaume Postel, « quiconque est payé de solde du Turc, s'estime être autant gentilhomme comme est le Grand Turc même ». (...)

Le tableau du despotisme ottoman dressé avec une réprobation de plus en plus vive par nombre d'Occidentaux contemporains appelle donc à plusieurs réserves : le pouvoir du sultan n'était pas aussi illimité et arbitraire qu'il leur paraissait, le ra'ya n'était pas aussi dépourvu de protection juridique qu'ils le prétendaient, le recours aux esclaves dans le gouvernement n'avait ni la généralité ni toutes les conséquences qu'ils lui prêtaient.

Certains esprits indépendants ne retenaient d'ailleurs pas que les côtés négatifs du système des kul. Ils le louaient au contraire de faire fi de la naissance et des appuis pour ne retenir que le mérite personnel : « Celui entre les Turcs tiendra la première dignité après le Grand Seigneur qui ne sait dont il est, ni qui sont ses père et mère », écrivait Busbecq qui approuvait qu'un fils de pêcheur, de paysan ou de berger puisse devenir grand-vizir par ses seules capacités : « Ainsi, poursuivait-il, chaque homme est récompensé selon ses mérites et les offices sont remplis par des hommes capables de les occuper. » Sans doute une telle formule sera-t-elle de plus en plus contredite par l'évolution des réalités ottomanes, mais le label de méritocratie ne serait sans doute pas trop injustifié pour l'époque de Soliman le Magnifique."


Dimitri Kitsikis, L'Empire ottoman, Paris, PUF, 1991, p. 58-59 :

"Le rang d'« esclave » [de la Porte] était tellement prisé que ces populations [musulmanes de Bosnie] avaient conclu un arrangement avec Mehmet II qui stipulait que leur conversion ne les exclurait point, eux et leurs descendants, du devşirme. Ces kapıkulları musulmans étaient appelés potor et étaient envoyés au service du palais et non dans l'armée.

Le recrutement se fit d'abord en Roumélie, puis, à partir de 1512, fut étendu à l'Anatolie. Afin de ne pas désorganiser le commerce et l'industrie, les jeunes d'Istanbul, des grandes villes et les fils des artisans ruraux en étaient exclus. Néanmoins, des parents chrétiens et même musulmans versaient des pots-de-vin pour envoyer leurs enfants à la campagne, dans l'espoir qu'ils pourraient être recrutés. Les Juifs et les Arméniens (bien que ces derniers fussent chrétiens, mais non orthodoxes) en étaient totalement exclus. D'ailleurs les Juifs n'avaient pas de base rurale et, vivant dans les villes, ils en étaient de toute façon exclus.

Malgré cela, le recrutement n'étant pas expressément volontaire, était-il forcé ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte des faits suivants : a) Le nombre des recrutés était faible et, par conséquent, il y avait un grand choix. En 1475, on comptait 6000 janissaires et 3000 cavaliers kapıkulu. En 1527, le nombre total des kapıkulları n'était encore que de 28 000. b) Contrairement à certaines affirmations, les garçons n'étaient pas recrutés à un âge de moins de cinq ans, mais entre huit et dix-huit ans, avec préférence pour ceux qui étaient âgés de quatorze à dix-huit ans. On engageait même, exceptionnellement, des jeunes de dix-neuf et vingt ans. Il s'agissait donc d'adolescents pour la plupart, ou même d'adultes, dont le psychisme de chrétiens orthodoxes, tôt mûri dans la vie paysanne, avait été pour l'essentiel formé et qui étaient responsables de leurs actes. c) Le crieur public réunissait, sur la place du village, les garçons d'âge approprié, qui étaient accompagnés de leur père et du prêtre. Ce dernier apportait le registre des baptêmes comme preuve que les garçons étaient, non seulement chrétiens mais aussi orthodoxes. Ces jeunes devaient être de bonne moralité, ne devaient pas être mariés et ne devaient pas être fils unique ou orphelins, n'être pas engagés dans le commerce ou l'artisanat. Le recruteur n'en choisissait, dans le nombre, que quelques-uns. Dans ces conditions, les échappatoires étaient tellement nombreuses (y compris les mariages précoces) qu'il était facile, à quiconque ne voulait pas être recruté, de ne pas l'être. d) La campagne de recrutement n'avait lieu, selon les besoins, que tous les trois à sept ans. Au XVIe siècle, le nombre annuel de garçons recrutés, dans tout l'Empire, par le système du devşirme, était estimé entre 1000 et 3000 personnes."


Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine : faits et controverses, Paris, Ellipses, 1999, p. 52, note 7 :

"Certaines catégories de jeunes gens échappaient au devchirme : les fils uniques, les orphelins, les jeunes gens mariés, les enfants des chefs de villages, les bergers et les bouviers, les jeunes artisans, ainsi que les rejetons des couches sociales privilégiées telles que les Valaques (avant que ceux-ci ne tombent dans le droit commun), les mineurs et les commerçants (Srećko M. Džaja, op. cit., p. 63)."


Dóra Kerekes, "Identité d'enfance et identité de service : mémoire et solidarité ethniques des renégats dans l'Empire ottoman", in Piroska Nagy (dir.), Identités hongroises, identités européennes du moyen âge à nos jours, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, p. 108-109 : 

"En Bosnie, le devchirme avait une longue tradition : « Les Bosniaques et les Croates sont, dans la plupart des cas, honnêtes et laborieux. Leur comportement est dominé par leur cœur constant et leur corps robuste, et (grâce à leur éducation) ils sont diligents et pudiques. » Voici ce qu'écrivait Ghelibolulu Mustafâ Alî, historien renégat au XVIe siècle, à propos du « ramassage » des enfants et en décrivant les peuples parmi lesquels cette pratique était fructueuse et ceux qui opposaient une résistance telle que les conséquences du devchirme pouvait même devenir néfastes. C'est au début des années 1520 que Yechildje Mehmed, commissaire de devchirme, arriva dans le village de Sokolovici, situé dans l'arrondissement de Rudo de la province bosniaque de Visegrad. Il voulut y recruter un certain nombre d'enfants, conformément à l'usage. Un paysan habitant du village, nommé Dimitriye, avait cinq frères dont trois observaient les traditions serbes et deux les traditions islamiques ; il voulut cacher son fils robuste et doué, Bayo [sur sa carrière, voir tableau n° 1], mais le commisaire le découvrit. Yechildje Mehmed prononça alors un discours à la famille qui nous est parvenu par l'intermédiaire de la tradition historiographique ottomane, donc forcément déformé. A en croire ce discours, il attira l'attention de la famille sur les avantages que l'entrée de leur fils au service du palais procurerait non seulement à celui-ci mais aussi à toute la famille : « une richesse durable et un bonheur éternel ». En effet, le devchirme, tout en étant un « impôt de sang », offrait des perspectives intéressantes à la famille des enfants « ramassés ». La réussite, le pouvoir et les relations des jeunes convertis à Constantinople pouvaient entraîner l'ascension sociale, la sécurité matérielle et le bien-être des parents, car c'était aussi (jusqu'à un certain point) l'intérêt de l'administration centrale. Les jeunes recrues faisaient certainement de leur mieux pour procurer à leurs parents et proches des positions dans la hiérarchie ottomane. Les Sokullu ou d'autres seigneurs puissants pouvaient patronner aussi la parentèle de leurs subordonnés."


Une pratique donc à la fois sélective et limitée dont l'impact démographique fut de toute évidence insignifiant dans l'Anatolie ottomane (d'autant plus que les janissaires, qui constituaient la majorité des "ramassés", furent longtemps astreints au célibat), sans commune mesure avec l'immigration contemporaine de millions de réfugiés (muhacir) chassés des Balkans et du Caucase : L'immigraton des muhacir dans l'Empire ottoman déclinant

jeudi 6 janvier 2011

Turcophilie et turquerie

Ziya Gökalp, Türkçülüğün Esasları, Istanbul, M.E.B. Devlet Kitapları, 1970 :

"Avant l'émergence du turquisme dans notre pays, deux mouvements axés sur les Turcs avaient eu lieu en Europe. Le premier fut la turcophilie ou ce qui est appelé Turquerie en français. L'attention des amateurs d'art d'Europe fut attirée par les tissus de soie et de laine de confection turque, les tapis, les moquettes, les dalles, les oeuvres d'orfèvres et de charpentiers, les reliures et les enluminures produites par les relieurs et chrysographistes, les braisiers, les chandeliers, et ainsi de suite. Ils ont recueilli ces belles pièces d'art de confection turque au prix de milliers de livres afin qu'ils puissent créer dans leurs maisons un salon turc ou une chambre turque. Certains les auraient exposés parmi leurs bibelots, à côté des belles choses d'autres nations. Font également partie de cette Turquerie les tableaux de la vie turque par les peintres européens et les livres écrits par les poètes et les philosophes décrivant les valeurs morales turques. Les écrits amicaux de Lamartine, Comte, Laffitte, Mismer qui fut le secrétaire privé d'Ali Paşa, Loti et Farrère sont des exemples. Ce mouvement en Europe est complètement la conséquence des hautes qualités se trouvant dans les beaux-arts et les valeurs morales des Turcs de Turquie." (p. 5)

"Les vrais penseurs et artistes de l'Europe tels que Lamartine, Comte, Laffitte, Loti, Farrère, admirent le véritable talent artistique, les valeurs morales d'humilité, la foi profonde et non-sectaire des Turcs, en résumé, leur vie pauvre mais heureuse, comprenant le contentement et la soumission à côté de l'optimisme et de l'idéalisme continus. Mais ces choses qu'ils aiment ne sont pas les oeuvres artificielles et d'imitation au sein de la civilisation ottomane, mais les oeuvres inspirées et originales de la culture turque." (p. 37)