Robert Mantran, Istanbul au siècle de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 253-254 :
"(...) par la suite d'autres architectes ont surgi, parmi lesquels Sinan (1486-1578) s'est révélé comme le plus génial et le plus productif. Certains ont voulu voir, à tout prix, dans Sinan un Grec d'origine, qui aurait été turquisé dès son jeune âge et aurait bénéficié de circonstances tout à fait favorables à son éducation. En fait, il apparaît maintenant que Sinan appartenait bien à une famille turque de la région de Kayséri. Il vint à Istanbul assez jeune, travailla comme ouvrier dans la construction, entra dans l'armée où il participa à des travaux utilitaires, puis peu à peu sa science se manifesta et on lui confia des entreprises plus importantes. Il construisit des ponts, des bâtiments divers (mosquées, médressés etc.) en Roumélie, puis, appelé à Istanbul par Soliman le Magnifique, il se lança dans la construction des grandes mosquées du XVIe siècle ; lui-même disait que la mosquée de Shéhzadè était son œuvre d'apprenti, celle de Soliman le Magnifique son œuvre d'ouvrier, et la mosquée Sélimiyè, à Andrinople, son œuvre de maître. Il a su donner à ces mosquées une grande beauté architecturale, par les proportions de leurs masses, surmontées de coupoles qui jamais ne semblent lourdes ; l'étagement des coupoles et des demi-coupoles de support, l'élancement des fins minarets ajoutent encore une impression d'élégance qu'atteignent rarement les autres mosquées du monde musulman. L'enthousiasme suscité par les œuvres de Sinan fut tel que, dans tous les territoires ottomans, on construisit des mosquées semblables aux siennes ou s'en inspirant fortement."
André Clot, Soliman le Magnifique, Paris, Fayard, 1983, p. 334-339 :
"Un nom domine l'architecture du XVIe siècle : Sinan. Sans lui, l'art turc serait incomplet, la Turquie ne serait pas ce qu'elle est.
Selon l'opinion la plus communément admise [ce qui ne veut pas dire la plus exacte, étant donné la masse de préjugés présomptueux sur l'histoire turque], Sinan serait d'origine grecque. Né près de Kayseri (Césarée de Cappadoce), il aurait fait partie du devşirme [le devşirme ne concernait pas les jeunes artisans (ce qu'était vraisemblablement Sinan)] et aurait reçu au Palais l'éducation habituelle des futurs fonctionnaires et des soldats d'élite. Selon d'autres sources5, il était bien de Cappadoce mais d'origine turque. Peu importe : c'est en Turquie qu'il est né, il a été formé et instruit dans les écoles turques [le devşirme ne s'est étendu à l'Anatolie qu'en 1512 : or, Sinan (né en 1489) avait alors 23 ans, un âge tardif pour recevoir une instruction ottomane (si on suit l'hypothèse captieuse d'une origine grecque ou arménienne)], tout en lui est turc, même si le sang qui coule dans ses veines ne l'est pas [ce qui est sujet à caution, comme on le voit]. Il vit le jour probablement en 1491 et mourut presque centenaire. Après ses études, il fit carrière dans l'armée. Il participa à l'expédition de Rhodes, à la campagne de Belgrade, à la bataille de Mohacs après laquelle il fut nommé capitaine dans l'infanterie, puis « commandant des machines de guerre », enfin, colonel dans la garde personnelle du sultan. Il avait presque cinquante ans quand il devint architecte de la Cour.
Pendant sa carrière de soldat, il avait construit des ponts et des casernes, des aqueducs, des tours de siège. Ses campagnes dans les Balkans et en Orient lui avaient donné l'occasion de voir les œuvres des architectes étrangers, du passé et du présent. Pendant la guerre contre la Perse, il avait fait traverser le lac de Van par l'armée sur des bateaux de sa construction qui avaient provoqué l'admiration de Soliman. Un pont sur le Danube au cours de la campagne de Valachie acheva d'établir sa renommée. Qui lui avait enseigné l'art de construire ? Probablement Acem Ali, l'architecte persan [ou plutôt azéri] que Selim avait ramené de Tabriz [dans l'actuel Azerbaïdjan iranien].
Ses œuvres civiles attestent son talent d'architecte, mais c'est dans les mosquées qu'il mit son génie. On a beaucoup dit que Sinan avait copié l'architecture byzantine et que ses mosquées étaient des variations sur le thème de Sainte-Sophie, construite au VIe siècle par les Grecs Anthémius de Tralles et Isidore de Millet. Les grandes œuvres byzantines, et pas seulement Sainte-Sophie, ont exercé leur influence sur Sinan et les autres bâtisseurs turcs, c'est certain. Les mosquées ottomanes d'avant la conquête de Constantinople et celles construites après ne sont pas les mêmes. Depuis les premières mosquées de Bursa jusqu'à l'Üç Şerefli cami d'Edirne, les plus anciennes témoignent de l'effort constant des maîtres d'œuvre turcs pour résoudre les problèmes qui se posent dans toute construction monumentale, surtout religieuse : l' « espace interne » et l'équilibre entre les surfaces intérieures et extérieures. Sainte-Sophie et les églises byzantines les aideront à trouver les solutions. Ils assimileront le style byzantin, ils l'adapteront mais ils ne le copieront pas car il existait avant 1453, et même avant l'arrivée des Turcs en Asie Mineure, un style turc conforme aux traditions nationales qui évoluait, comme toute forme d'art, suivant les influences qu'il subissait. (...)
Dès la construction de la mosquée de Şehzade élevée par Soliman à la mémoire de son fils Mehmed, « Sinan hausse déjà à un niveau supérieur le style propre à l'architecture ottomane primitive ». La forme pyramidale de la mosquée surgit. La mosquée s'élève comme par échelons. A 37 mètres au-dessus du sol, avec un diamètre de 19 mètres, la coupole ne se présente pas comme une « couverture ». Au contraire, c'est toute la structure de l'édifice qui semble découler d'elle, comme si elle donnait naissance aux arcs, aux demi-coupoles, à toute la construction dont elle serait comme l'élément initial. Aux endroits où s'exercent des poussées, Sinan cherche à créer une impression d'équilibre en les garnissant de stalactites, un élément de décor hérité des Seldjoukides et qui paraît comme sculpté dans du bois. La proportion et la finesse des minarets sont admirables. Quelques années plus tard, dans la construction de la mosquée que Mihrimah, la fille de Soliman et de Roxelane, fit édifier, Sinan emprunte davantage d'éléments à l'architecture byzantine tout en dépouillant à l'extrême son style qui fera penser par moment, écrit U. Vogt-Göknil, à « une mince coque de porcelaine qui exclut toute impression d'architecture en suspension et d'étendue illimitée ».
Avec la Süleymaniye, la grande et fastueuse mosquée d'Istanbul à laquelle Soliman laissa son nom, Sinan franchit un nouveau pas vers la perfection. Curieusement, il choisit un type de plan voisin de celui de Sainte-Sophie afin, a-t-on dit, de vaincre les architectes grecs sur leur propre terrain. Il fait alterner les surfaces planes et sphériques, les deux demi-coupoles se combinant avec les tympans, créant une impression de « diamant taillé », comme si l'édifice était « creusé dans un cube ». La coupole de 26 mètres 50 de diamètre, à près de 48 mètres du sol, est flanquée de deux demi-coupoles seulement, accentuant ainsi la légèreté de la construction. A la base de la coupole, trente-deux fenêtres en plein cintre, treize dans chacune des demi-coupoles et de nombreuses autres dans les murs inondent l'édifice de lumière. Des colonnes de porphyre surmontées de chapiteaux à stalactites soutiennent les arcades des bas-côtés et deux étages de galeries supportent à l'intérieur la poussée des voûtes. Des stalactites ornent les surfaces triangulaires. De l'intérieur, le monument donne l'impression de majesté que Soliman avait souhaitée. en venant de la ville, il apparaît comme plus grandiose encore. Sa silhouette s'élève comme une pyramide au-dessus de l'ensemble de bâtiments qui l'entourent, la Külliye. Ces constructions, qui comprennent deux medrese, une infirmerie, un caravansérail, une école de médecine et un hammam, l'architecte les a voulues basses et comme « humbles », faisant comme un soubassement à la mosquée. La Süleymaniye, colossale et puissante, est le symbole de l'empire à son apogée.
A la fin de sa vie, Sinan dira : « La Şehzade est mon œuvre d'apprenti ; la Süleymaniye mon œuvre d'ouvrier, la Selimiye celle de maître. » Pour tous les architectes, la Selimiye, qui domine la ville d'Edirne et la douce campagne qui l'entoure, est, en effet, le chef-d'œuvre du grand constructeur turc. D'aspect quelque peu trapu vue de près, la Selimiye entourée de ses quatre minarets apparaît légère et élancée sur sa colline quand on la regarde de la plaine. L'immense coupole s'appuie sur huit piliers et, à l'extérieur, huit contreforts absorbent la poussée de l'ensemble. Les demi-coupoles ont été supprimées et remplacées par une couronne de demi-coupoles et de tympans. Les murs, en pierre de taille de deux couleurs, semblent taillés dans un bloc. Les espaces internes sont d'une parfaite harmonie. De nombreuses fenêtres cintrées, dans le tambour de la coupole et les absides, accentuent l'impression de limpidité. Au milieu de la cour, entourée de quatre côtés par un portique couvert de dix-huit coupoles, un şadirvan (fontaine aux ablutions), octogonal au milieu, fait face au portail principal simple et majestueux, lui aussi en marbre, décoré de stalactites. A l'intérieur, sur les murs du mihrab et les frontons des fenêtres, des faïences d'Iznik parmi les plus belles qui soient.
Vingt années vont encore s'écouler avant la mort du grand bâtisseur. Il les remplira d'une intense activité créatrice, à Istanbul et dans tout l'empire. Certaines des mosquées qu'il construira seront, comme la Selimiye, à couronnes de demi-coupoles, Atik Valide cami, à Usküdar, par exemple, ou bien sur le plan de la Süleymaniye comme Kiliç Ali cami, à Tophane (Istanbul). Sa « facilité sans égale » lui permet de développer toutes les figures architecturales en se jouant des difficultés. (...)
5. R. MANTRAN, op. cit."
Voir également : Mimar Sinan, ce Turc ottoman qui n'était pas arménien (contrairement à l'allégation des racistes arméniens)