François Georgeon, "Le dernier sursaut (1878-1908)", in Robert Mantran (dir.), Histoire de l'Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 544-546 :
"Si l'accroissement naturel de la population ottomane, pour autant que l'on soit en mesure de juger, paraît relativement faible, l'augmentation de la population est due pour une bonne part au phénomène de l'immigration. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'Etat ottoman accueille des populations musulmanes fuyant devant l'expansion russe en direction de la mer Noire, du Caucase et de l'Asie centrale. L'immigration était considérée comme un apport positif par un Etat qui voyait dans la faiblesse de la population un handicap militaire et économique et qui disposait de nombreuses terres vacantes. Elle fut particulièrement dense au moment de la guerre de Crimée et des conquêtes russes dans le Caucase.
La crise balkanique de 1875-1876 et la guerre russo-turque provoquèrent un nouvel exode des musulmans vers la Turquie. Dans les Balkans, les immigrants affluèrent d'un peu partout, de Roumanie, du Monténégro, de Serbie, de Bulgarie, de Thessalie. Le flot fut surtout considérable entre 1876 et 1879, pour se ralentir par la suite sans jamais cesser complètement. Au total, on estime à environ 1,5 million l'afflux des musulmans des Balkans en Anatolie après 1876. Il faut ajouter à ce chiffre des milliers de musulmans originaires des provinces de Kars et d'Ardahan annexées par les Russes, et ceux qui continuèrent à venir du Caucase : il y aurait encore près de 500 000 Tcherkesses installés dans l'Empire ottoman entre 1881 et 1914. Vers la fin du siècle, de petits groupes de Tatars de Crimée, de Tatars de Kazan et d'Azéris se réfugièrent en Turquie pour échapper à la politique répressive menée par Alexandre III. De même, après l'octroi de l'autonomie à la Crète en 1897, des dizaines de milliers de musulmans quittèrent l'île pour venir s'installer sur la côte ouest de l'Anatolie.
Devant l'ampleur de ces mouvements d'immigration, le gouvernement ottoman créa en 1878 une Commission des réfugiés (Muhâdjirun Komisyonu) qui s'occupa de faciliter le transport des immigrants et d'organiser leur établissement. Ils furent installés en fonction des terres disponibles, le long des nouvelles voies ferrées. A proximité de la nouvelle frontière avec la Russie, à l'est, le gouvernement s'efforça de fixer les musulmans originaires du Caucase ou des provinces annexées de façon à accroître dans cette zone sensible l'élément musulman de la population.
Les conséquences de cet afflux d'immigrés dans l'Empire ottoman furent multiples. D'abord, en ce qui concerne la composition de la population, la proportion de musulmans, déjà accrue d'une manière pour ainsi dire mécanique par les dispositions territoriales du traité de Berlin, se trouva renforcée. En effet, face à cet apport de deux à trois millions de musulmans originaires des Balkans ou de Russie, il y eut environ 300 000 émigrants qui quittèrent l'Empire ottoman entre 1878 et 1914, essentiellement des chrétiens (Arméniens, Grecs, Arabes), pour se réfugier en Russie (dans le cas des Arméniens) ou tenter fortune aux Etats-Unis. Ainsi, les mouvements migratoires contribuèrent en quelque sorte à islamiser l'Empire ottoman ; une raison de plus pour que 'Abdül-Hamîd fit bon accueil aux réfugiés.
L'arrivée des réfugiés, ou muhâdjir, apporta d'importants changements dans la géographie humaine et l'économie de l'Anatolie. Certaines provinces profitèrent plus particulièrement de leur apport, comme celle de Brousse qui, du fait de sa faible densité et de ses richesses naturelles, en attira un grand nombre au point de voir sa population doubler entre 1876 et 1906. Installés d'abord à la campagne, les muhâdjir vinrent rapidement gonfler l'exode rural. Après 1878, ils reçurent le droit de s'installer dans les zones urbaines, et dès lors commencent à apparaître autour de certaines villes anatoliennes des quartiers de mûhadjir, différents sur le plan et le type d'habitat. Tel est le cas par exemple du quartier bosniaque d'Ankara ou de plusieurs quartiers de Tchorum construits entre 1881 et 1892. Une ville comme Eskichehir doit une bonne part de son dynamisme à la présence de nombreux réfugiés tcherkesses. De leur côté, les immigrants des Balkans apportaient avec eux un savoir-faire et même parfois des capitaux qui leur permirent de monter des entreprises. Dans la classe moyenne musulmane qui commence à émerger vers la fin du XIXe siècle, on trouve de nombreux muhâdjir. L'apport fut également important sur le plan intellectuel ; certains musulmans de Russie réfugiés à Istanbul amenaient avec eux, outre une formation de qualité reçue dans les gymnases ou les universités russes, un stock d'idées nouvelles, comme le populisme ou le socialisme. Il reste que si ces immigrés étaient tous de religion musulmane, ils introduisaient dans l'empire une grande diversité ethnique et linguistique. Des Balkans étaient venus non seulement des Turcs, mais des Bosniaques, des Tatars, des Nogaïs. Les musulmans venus de Crète parlaient le grec, etc. L'assimilation de ces éléments fut lente. C'est l'un des problèmes que l'empire léguera à la république."
"Si l'accroissement naturel de la population ottomane, pour autant que l'on soit en mesure de juger, paraît relativement faible, l'augmentation de la population est due pour une bonne part au phénomène de l'immigration. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'Etat ottoman accueille des populations musulmanes fuyant devant l'expansion russe en direction de la mer Noire, du Caucase et de l'Asie centrale. L'immigration était considérée comme un apport positif par un Etat qui voyait dans la faiblesse de la population un handicap militaire et économique et qui disposait de nombreuses terres vacantes. Elle fut particulièrement dense au moment de la guerre de Crimée et des conquêtes russes dans le Caucase.
La crise balkanique de 1875-1876 et la guerre russo-turque provoquèrent un nouvel exode des musulmans vers la Turquie. Dans les Balkans, les immigrants affluèrent d'un peu partout, de Roumanie, du Monténégro, de Serbie, de Bulgarie, de Thessalie. Le flot fut surtout considérable entre 1876 et 1879, pour se ralentir par la suite sans jamais cesser complètement. Au total, on estime à environ 1,5 million l'afflux des musulmans des Balkans en Anatolie après 1876. Il faut ajouter à ce chiffre des milliers de musulmans originaires des provinces de Kars et d'Ardahan annexées par les Russes, et ceux qui continuèrent à venir du Caucase : il y aurait encore près de 500 000 Tcherkesses installés dans l'Empire ottoman entre 1881 et 1914. Vers la fin du siècle, de petits groupes de Tatars de Crimée, de Tatars de Kazan et d'Azéris se réfugièrent en Turquie pour échapper à la politique répressive menée par Alexandre III. De même, après l'octroi de l'autonomie à la Crète en 1897, des dizaines de milliers de musulmans quittèrent l'île pour venir s'installer sur la côte ouest de l'Anatolie.
Devant l'ampleur de ces mouvements d'immigration, le gouvernement ottoman créa en 1878 une Commission des réfugiés (Muhâdjirun Komisyonu) qui s'occupa de faciliter le transport des immigrants et d'organiser leur établissement. Ils furent installés en fonction des terres disponibles, le long des nouvelles voies ferrées. A proximité de la nouvelle frontière avec la Russie, à l'est, le gouvernement s'efforça de fixer les musulmans originaires du Caucase ou des provinces annexées de façon à accroître dans cette zone sensible l'élément musulman de la population.
Les conséquences de cet afflux d'immigrés dans l'Empire ottoman furent multiples. D'abord, en ce qui concerne la composition de la population, la proportion de musulmans, déjà accrue d'une manière pour ainsi dire mécanique par les dispositions territoriales du traité de Berlin, se trouva renforcée. En effet, face à cet apport de deux à trois millions de musulmans originaires des Balkans ou de Russie, il y eut environ 300 000 émigrants qui quittèrent l'Empire ottoman entre 1878 et 1914, essentiellement des chrétiens (Arméniens, Grecs, Arabes), pour se réfugier en Russie (dans le cas des Arméniens) ou tenter fortune aux Etats-Unis. Ainsi, les mouvements migratoires contribuèrent en quelque sorte à islamiser l'Empire ottoman ; une raison de plus pour que 'Abdül-Hamîd fit bon accueil aux réfugiés.
L'arrivée des réfugiés, ou muhâdjir, apporta d'importants changements dans la géographie humaine et l'économie de l'Anatolie. Certaines provinces profitèrent plus particulièrement de leur apport, comme celle de Brousse qui, du fait de sa faible densité et de ses richesses naturelles, en attira un grand nombre au point de voir sa population doubler entre 1876 et 1906. Installés d'abord à la campagne, les muhâdjir vinrent rapidement gonfler l'exode rural. Après 1878, ils reçurent le droit de s'installer dans les zones urbaines, et dès lors commencent à apparaître autour de certaines villes anatoliennes des quartiers de mûhadjir, différents sur le plan et le type d'habitat. Tel est le cas par exemple du quartier bosniaque d'Ankara ou de plusieurs quartiers de Tchorum construits entre 1881 et 1892. Une ville comme Eskichehir doit une bonne part de son dynamisme à la présence de nombreux réfugiés tcherkesses. De leur côté, les immigrants des Balkans apportaient avec eux un savoir-faire et même parfois des capitaux qui leur permirent de monter des entreprises. Dans la classe moyenne musulmane qui commence à émerger vers la fin du XIXe siècle, on trouve de nombreux muhâdjir. L'apport fut également important sur le plan intellectuel ; certains musulmans de Russie réfugiés à Istanbul amenaient avec eux, outre une formation de qualité reçue dans les gymnases ou les universités russes, un stock d'idées nouvelles, comme le populisme ou le socialisme. Il reste que si ces immigrés étaient tous de religion musulmane, ils introduisaient dans l'empire une grande diversité ethnique et linguistique. Des Balkans étaient venus non seulement des Turcs, mais des Bosniaques, des Tatars, des Nogaïs. Les musulmans venus de Crète parlaient le grec, etc. L'assimilation de ces éléments fut lente. C'est l'un des problèmes que l'empire léguera à la république."